d’Land : Commençons par vous présenter et à comprendre les choix successifs qui vous ont amené à la direction de la Bibliothèque nationale du Luxembourg. Et le premier d’entre eux était d’aller étudier la Germanistik à l’université de Bamberg.
Claude D. Conter : C’est un choix tardif. Je pensais d’abord faire médecine puis, finalement, l’année du Bac, par amour pour la littérature, j’ai décidé de faire études supérieures dans ce domaine. Ma langue de prédilection était, et est toujours, la langue allemande, il était évident que ce serait dans ce pays. J’ai choisi une petite ville parce que je ne voulais pas me perdre dans une grande métropole. Bamberg proposait une offre intéressante, avec des diplômes orientés vers des métiers (Diplomstudiengänge) comme le journalisme, la critique littéraire ou l’édition. Je supposais aussi que dans cette ville, il n’y aurait pas de Luxembourgeois. Ce qui n’était finalement pas le cas : Claudine Moulin qui enseigne aujourd’hui à Trèves, travaillait à l’institut des langues germaniques, et il y avait aussi un bouquiniste luxembourgeois… Je n’avais pas d’idée précise sur mon métier futur. J’étais seulement mû par l’envie de lire et de mener une réflexion sur les textes. J’ai été bien intégré au sein de l’université, je suis devenu assistant et me suis orienté vers la recherche.
Après avoir été collaborateur scientifique à Bamberg, puis à Munich, pourquoi revenez-vous au Luxembourg pour intégrer le Centre national de la Littérature (CnL) ?
En regardant les étapes de ma carrière, je constate que j’ai changé tous les huit ou dix ans. Entre 2003 et 2006, j’ai travaillé au CnL sur le projet spécifique du dictionnaire des auteurs luxembourgeois. Je suis ensuite retourné à Munich. Mais, ce projet a été un déclic pour considérer que la recherche sur la littérature luxembourgeoise était un domaine extraordinaire où il était possible d’apporter de nouvelles recherches, où des sujets n’avaient pas été abordés. C’est ce qui m’a amené à revenir au Luxembourg en 2008 et travailler au CnL, ce qui me permettait de travailler avec des archives, mais aussi en contact avec les auteurs et de travailler à la compréhension de notre société à travers la littérature. Les archives offrent une connaissance au plus près des auteurs et de leurs textes, mais aussi de leurs réseaux avec d’autres auteurs, avec des éditeurs, des acteurs du monde culturel ou politique.
Avant d’accepter de prendre la direction de la Bibliothèque nationale, vous aviez refusé cette prosition. Pourquoi ?
C’est maintenant du passé. Comme directeur du CnL, j’avais encore des projets que je voulais mener à bien. Je ne voulais pas quitter l’institution en laissant des chantiers en cours. Ensuite, j’ai pris conscience de la nécessité, du réel besoin de trouver quelqu’un pour la BnL. C’est un grand défi, mais je reste ici dans le domaine des livres et des documents et surtout dans le domaine du patrimoine, une notion qui m’est très chère. Je vois une continuité de mon travail dans la conservation et la valorisation du patrimoine. La BnL compte un patrimoine extraordinaire, dans le domaine de la luxemburgensia, pas seulement en littérature. Être le plus exhaustif possible dans ce domaine est une des missions importantes de la BnL. Si on réfléchit à ce qu’englobe ce patrimoine, il y a bien sûr les livres, les documents, les périodiques, mais aussi tout ce qui est imprimé : les affiches, les gravures, les partitions, les plans, ainsi que des documents éphémères comme des tickets ou des publicités. C’est souvent par ces documents éphémères que l’on peut se forger une connaissance du fonctionnement d’une société, de ses mœurs, de son économie. Aujourd’hui, il faut aller encore plus loin et ajouter le web : ce sont des documents du moment et qui ont une empreinte énorme sur notre quotidien. Les sites internet luxembourgeois et autres documents numériques doivent donc être inclus dans nos collections au même titre que les productions physiques.
Comment délimitez vous votre champ d’action en la matière ?
Il est clair que l’exhaustivité en matière de web ne peut pas être atteinte, mais depuis 2016, nous moissonnons tous les sites internet en .lu quatre fois par an (et quotidiennement pour les sites des médias) à travers un robot d’indexation (crawler ou spider). Nous cherchons aussi plus largement les sites qui concernent le Luxembourg ou les Luxembourgeois. Pour des raisons techniques, certains contenus (images et vidéos) ne sont pas toujours captés par les robots. Aussi, des recherches manuelles sont aussi effectuées, pour télécharger et archiver les publications. En outre, nous nouons des contrats avec les éditeurs et producteurs de contenus numériques. Tout cela représente des térabytes de données auxquelles on peut accéder au sein de la BnL. Un des buts opérationnels sera de créer un moteur de recherche sur les sites du patrimoine luxembourgeois. Nous devons garantir aux chercheurs, notamment de demain, un accès à ces textes, images, sons, graphiques, newsletters….
Comment vous assurez-vous de collecter tous les documents produits au Luxembourg ?
Notre outil principal est inscrit dans la loi : c’est le dépôt légal, qui n’est malheureusement pas très connu, mais qui recouvre à la fois les productions physiques et numériques. Au moins une copie de tous les documents produits au Luxembourg doit être cédé à la BnL. Le dépôt légal à été introduit dans les années 1950 et il n’est pas toujours appliqué avec la rigueur qu’il nous faudrait. Et ici, le « nous », ce n’est pas la BnL, c’est l’ensemble de la société. C’est une nécessité. Il y a trop de documents qui se perdent, privant ainsi les chercheurs ou les personnes intéressées de sources essentielles. Nous sommes en train de mettre en place un système pour que nous soyons plus proactif en la matière. Déjà avec les maisons d’éditions la routine est en place : elles déposent quatre exemplaires des livres qu’elles éditent et nous en achetons encore trois autres. C’est une forme de soutien aux éditeurs. Mais quand la nature des documents change – une affiche, une brochure d’hommage, une invitation à un événement… – les responsables n’y pensent pas forcément. Nous devons faire des efforts pour sensibiliser les administrations étatiques et communales à cette obligation légale. Cela fait partie de nos missions de sensibiliser et définir ce qui relève du patrimoine. Il me semble cependant que la prise de conscience d’une culture de l’archivage s’est développée ces dernières années.
Quels sont vos publics ?
Nous disposons de statistiques précises sur les emprunts et les consultations (on sait par exemple que 55 500 ouvrages ont été empruntés ou que 34 600 personnes se sont inscrites en 2020), mais il faudrait prendre en compte les gens qui viennent dans le bâtiment pour flâner dans la salle de lecture et picorer dans les rayons ou ceux qui recherchent le calme pour étudier ou travailler, mais ne prennent pas d’ouvrages. Il faudrait aussi ajouter tous ceux qui font leurs recherches en ligne (sur eluxemburgensia.lu, a-z.lu, ebooks.lu) sans venir ici, au Kirchberg. Nous allons d’ailleurs prochainement mener des enquêtes sur nos publics pour mieux cerner leurs motivations, leurs exigences, leurs demandes. Globalement, il est clair que l’on trouve dans nos publics des chercheurs, des étudiants. On note aussi beaucoup de personnes intéressées par la luxemburgensia. Le nombre de prêts dans ce domaine a crû de 22 pour cent en 2020 par rapport à l’année précédente. C’est un domaine que l’on se doit de continuer à développer. Ainsi le fonds du Cedom (Centre d’études et de documentation musicales) a été renforcé pour constituer des archives des compositeurs. Il compte ainsi environ 11 000 partitions dont 4 000 manuscrites. Par ailleurs, nous développons la recherche de publications d’avant 1815, en complémentarité avec travail accompli par le CnL dont le dictionnaire commence à cette date. Depuis le XVe siècle, il y a bien sûr eu une production littéraire, théologique, philosophique, scientifique sur le territoire du Duché de Luxembourg.
Cependant ce sont les ouvrages du fonds non-luxembourgeois qui sont le plus consultés et empruntés.
En effet, environ deux tiers de nos fonds proviennent de l’étranger. Cela correspond à notre mission de bibliothèque scientifique. Il faut se rappeler que la BnL n’est pas comparable avec d’autres bibliothèques nationales à l’étranger qui sont généralement tournées uniquement vers leur production nationale. Au Luxembourg, pendant longtemps, le pays ne comptait ni université, ni centre de recherche, la BnL assumait donc cet aspect. Même si il existe désormais d’autres bibliothèques scientifiques, nous restons la plus grande et nous continuons à développer nos collections. On doit garder cette vocation de recherche et avoir des collections qui y correspondent. La BnL est membre du Consortium Luxembourg (avec l’Université, le List et le LIH), ce qui permet de partager les licences pour l’accès numérique de 77 000 périodiques internationaux et 660 000 e-books scientifiques.
La conservation suppose aussi la numérisation de tous ces documents. Comment voyez vous ce chantier ?
Il est de notre devoir de numériser tous les imprimés produits au Grand-Duché. Oui, tous. Nous avons commencé avec les périodiques. C’était une bonne stratégie, car cela a permis de dynamiser la recherche et les études luxembourgeoises, avec plus de soixante périodiques accessibles. Cela offre aussi un accès démocratique à la presse locale actuelle et passée. On peut ainsi suivre les débats qui ont mû la société luxembourgeoise au fil des années. C’est important que nous garantissions une approche équitable et pluraliste. À terme, d’ici 2030, tous les livres et périodiques luxembourgeois devraient être numérisés. Pour des questions juridiques et de droits d’auteur, certains ne seront accessibles que dans l’enceinte physique de la BnL. C’est un chantier pharaonique parce qu’avec la numérisation, vient aussi l’océrisation, c’est-à-dire la reconnaissance optique des caractères (le terme vient de l’abréviation OCR pour Optical Character Recognition, ndlr) qui permet la recherche en plein texte. Ce processus est plus complexe au Luxembourg qu’ailleurs à cause du multilinguisme, surtout au sein des mêmes périodiques. Nous avons lancé un projet dans l’intelligence artificielle pour développer et faciliter l’océrisation. Les documents déjà numérisés ont été filtrés par ce système pour améliorer la reconnaissance des caractères. Les résultats sont prometteurs, par exemple sur des documents avec des caractères gothiques. C’est passionnant. Les bibliothèques sont ainsi à l’avant-garde dans le data-mining. Il ne s’agit donc plus seulement de fournir des données que les universités analysent, mais de pouvoir directement fournir des métadonnées et de les valoriser.
Quel était le but de la campagne de communication « D’Äntwerte fannt Dir an der BnL » qui posait une série de « grandes questions de la vie », invitant à découvrir les réponses à la BnL ?
Cette campagne est destinée à valoriser les collections de documents scientifiques, politiques et philosophiques en invitant le lecteur à faire des recherches pour se forger une opinion valable. Et à cette fin, les chargés de collections de la BnL ont rédigé des conseils de lecture relatifs à cinq questions d’actualité. Nous avons un rôle sociétal à jouer. Il est de notre responsabilité de trouver, et d’acquérir les ouvrages où on peut suivre les débats, avec des informations scientifiques fondées. Ainsi, on peut rassembler une collection digne de ce nom qui donne au public la confiance en notre institution. C’est de plus en plus difficile face à la multitude de ce qui est produit et à la complexité de certains sujets.
Puisqu’il n’est pas possible de suivre tous les domaines, comment sélectionnez-vous les acquisitions ?
Des chargés de collection sont responsables du développement des collections en suivant la charte des acquisitions (tous supports confondus) que nous avons mise en œuvre. Ils prennent en compte la qualité de l’auteur et de l’éditeur, l’équilibre des collections et des sujets et suivent les tendances actuelles en recherche dans les thématiques dont ils sont responsables, dans le respect des différents courants de pensée et d’opinion. Ils assurent une veille éditoriale avec des bases bibliographiques, des catalogues, des revues scientifiques spécialisées, des comptes-rendus d’ouvrages… Et tout ça avec des ouvrages en français, allemand ou anglais, dans l’esprit du multilinguisme du Luxembourg. Certains domaines sont suivis de manière plus complète que d’autres en fonction de la pertinence par rapport au public, aux domaines d’activité du Luxembourg, aux questions sociétales. Notre société étant en constante évolution, la question se pose régulièrement de créer de nouvelles collections. Dans ce cas, nous appliquons un principe de subsidiarité en regardant ce qui existe déjà au Luxembourg. Le réseau national des bibliothèques luxembourgeoises que nous coordonnons et le prêt entre ses partenaires évite ainsi de gonfler inutilement les collections. J’avais par exemple envisagé de créer une collection en sinologie, mais le LLC (Luxembourg learning center, bibliothèque de l’Université, à Belval, ndlr) l’a développée. En revanche, je pense mettre qu’on pourrait créer une collection qui traite de la bande dessinée ou des mangas de façon scientifique car le phénomène prend de l’ampleur. Je pense aussi aux sujets comme la robotisation ou à l’intelligence artificielle.
Comment voyez-vous l’avenir des bibliothèques en général et de la BnL en particulier ?
Nous sommes en train de travailler sur notre programme de travail pour les années 2022-2025. Il s’agit d’élaborer la stratégie pour la BnL à long terme pour préciser ses objectifs stratégiques, ses projets opérationnels. Nous réalisons ce travail de façon participative, avec tous les agents de notre institution, quel que soit leur position hiérarchique. Il m’importe que la BnL soit et reste un lieu de réflexion, de valorisation (par ses expositions et publications), de débat et de dialogue. Quant à l’avenir des bibliothèques en général, je n’ai pas de réponse définitive. Je dirais que les bibliothèques resteront, dans les démocraties, les lieux de conservation, de production et de transmission des savoirs. Il faut cependant nuancer par rapport aux bibliothèques de lecture publique qui s’affirment de plus en plus comme ces troisièmes lieux entre la maison et le travail. Je suis convaincu qu’elles deviendront les malls du XXIe siècle avec des livres, des jeux, des films, mais aussi un café ou une machine à coudre et la multitude de services que le public attend. Mais les bibliothèques nationales ou de recherche qui resteront les trésoriers du patrimoine.