La saga de la Place de l’Étoile entre dans une nouvelle saison

« Dat wäert eng enorm Plus-Value ginn »

Lydie Polfer et Claude Radoux, ce lundi au conseil communal
Foto: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land vom 04.10.2024

Les Émiratis commençaient à devenir nerveux. Voilà huit ans que l’Abu Dhabi Investment Authority (ADIA), a acheté 210 ares de terrain vague en plein cœur de la Ville de Luxembourg : La Place de l’Étoile. Le fonds souverain a payé le prix fort. Selon une personne proche de la transaction, le montant global aurait dépassé les 300 millions d’euros. Or, depuis, presque rien n’a bougé. Les Qataris avaient fait preuve de moins de patience. Au bout de cinq ans, ils avaient commencé à se retirer du bourbier Stäreplaz. Pour faire avancer le schmilblick, ADIA a coopté le capital d’ancrage de Marc Giorgetti. Le promoteur luxembourgeois assure le développement du projet de A à Z. C’est lui qui agit comme interlocuteur avec les autorités communales.

Pour établir leur holding financière au Grand-Duché, les Émiratis avaient suivi le même modus operandi, se rapprochant de la notabilité locale : L’homme d’affaires Norbert Becker et le cofondateur d’Arendt & Medernach, Guy Harles, ont été intégrés en 2016 au conseil d’administration de Silver Holdings, dont le portefeuille pèse aujourd’hui plus de dix milliards d’euros. (Becker a quitté le CA en février 2021.) Pour structurer ses investissements privés, la famille royale d’Abu Dhabi passe également par le Luxembourg, réclamant un maximum de discrétion. Pour les Émiratis, l’immobilier luxembourgeois constitue donc à la fois un placement financier et un étoffement de la substance dans une juridiction réputée stable, tranquille et prévisible. Ils en découvrent le corollaire, la lenteur administrative.

Ce lundi, la maire Lydie Polfer (DP) a félicité les conseillers communaux pour la « très, très, très grande majorité » avec laquelle ils ont avalisé la « modification ponctuelle » du PAP Stäreplaz. Le vote quasi-unanime (seul Déi Lénk a voté contre) a dû rassurer quelque peu les investisseurs à Abu Dhabi. La procédure continue son cours. Prochaine station : les recours judiciaires. Il aura fallu plus de trente mois pour franchir le premier obstacle. En juin 2021, la bourgmestre a organisé une réunion d’information au « Tramsschapp ». Malgré cet effort de comm’, 21 réclamations officielles sont entrées, dont une a rassemblé 99 signataires. Chacun des réclamants a été reçu lors d’une série de « réunions d’aplanissement des différends » entre janvier et avril 2024.

Le conseil échevinal a voulu amadouer les riverains, en rendant le projet « plus digeste ». Dans la version modifiée du PAP, les plus hauts immeubles ont été décapités : Ils passent de quinze à dix étages. Le projet initial aurait été « plus futuriste » ; il serait ramené à des proportions « plus traditionnellement urbaines », dit Lydie Polfer au Land. Au conseil communal, Claude Radoux (DP) parlait de « quelques tours » dont la volumétrie lui serait apparue comme « très spéciale » et l’aurait rendu « stutzeg ». Puis de calmer l’investisseur : « Le nombre de mètres carrés ne va pas changer, uniquement leur répartition ». Une baisse de la constructibilité, « fixée depuis quinze ou vingt ans », reste impensable. Elle exposerait la commune à une plainte pour dommages et intérêts.

L’opposition s’est montrée très accommodante. Tom Weidig (ADR) a d’emblée avoué : « Mir hätte bal alles matgestëmmt. Besser datt iergendeppes passéiert, wéi datt näischt passéiert ». La conseillère verte Linda Gaasch s’est surtout inquiétée du manque d’aires de jeux et de stationnements de vélos (0,5 emplacement par logement). La socialiste Maxime Miltgen a voté le projet tout en disant avoir « un peu mal au ventre » : « Ce qui nous gêne, ce sont les logements de luxe ». La seule abstention provient de David Wagner. Le fraîchement assermenté conseiller Déi Lénk a fustigé des décennies de laissez-faire de l’État et de la commune. Il estime que le projet privé reflète une ville où seuls les « upper vingt pour cent peuvent encore s’offrir un logement ». Dès 2021, le conseiller Déi Lénk Guy Foetz avait critiqué « dee Schickmicki-PAP do ».

Selon toute vraisemblance, le complexe immobilier va rester dans le portefeuille d’ADIA. Les logements et commerces ne seront pas vendus mais loués ; ils devront générer une rente. « C’est tout le sens d’un tel fonds », rappelle Lydie Polfer. Entre 730 et 940 appartements très haut standing y sont prévus. Ils devront attirer des locataires à hauts revenus, voire des HNWI cherchant un pied-à-terre (ou une résidence fiscale) au Grand-Duché. Les tours de dix étages pourraient finir par ressembler à des citadelles pour riches. Lors du premier vote, en décembre 2021, Lydie Polfer avait pudiquement évoqué « une certaine qualité » des logements. « Et tant mieux, et tant mieux ! On veut être une ville pour tout le monde. Jo och dat gehéiert zur Stad ! » En 2015 déjà, la maire avait déclaré qu’au Royal Hamilius (cet autre « asset » émirati, tout comme le Belval Plaza), « l’investisseur privé détermine quels logements vont y être créés et à quel prix ils seront vendus. » Ce lundi, Lydie Polfer a tenté de se défendre du reproche de délaisser le social. Ses services seraient en train d’élaborer « e ganz flotte Projet » dans le voisinage immédiat de la Place de l’Étoile. Face au Land, la maire précise qu’un immeuble de logements sociaux, « avec des studios relativement petits », devra être construit sur un terrain communal situé juste derrière l’église orthodoxe.

Dix pour cent, ni plus ni moins. C’est le taux de surface brute qu’ADIA devra réserver pour les logements à « coût abordable ». Une question de timing : Le PAP est entré le 16 juin 2021. S’il avait été déposé quelques mois plus tard (après le 18 février 2022), le taux de logements abordables serait monté à vingt pour cent. (En contrepartie, le promoteur aurait pu construire dix pour cent de plus.) La peur de tomber sous le Pacte Logement 2.0 et son article 29bis avait provoqué un grand rush auprès des promoteurs à l’époque. À travers le pays, près d’une centaine de dossiers ont été déposés dans les semaines et mois précédant l’application de la loi du ministre vert Henri Kox.

« Une raison bien spécifique a mené la Ville à anticiper l’entrée en vigueur du Pacte Logement 2.0 », est citée une haute fonctionnaire de la Ville dans le dernier procès-verbal de la commission du développement urbain. « En effet, en contrepartie à cette augmentation de dix pour cent de réalisation de logements abordables, la surface construite brute réservée exclusivement au logement est augmentée de dix pour cent (pour tous les fonds privés). La Ville a consciemment choisi d’éviter une telle augmentation de la surface construite brute. » Le passage suggère une intention politique : Plutôt que de devoir densifier davantage un PAP déjà très dense (et fâcher davantage des riverains fâchés), la Ville aurait renoncé à quelque 90 logements abordables. Or, c’est l’investisseur qui a créé le fait accompli en déposant, sept mois avant l’entrée en vigueur du Pacte Logement 2.0, son dossier auprès du collège échevinal. Dès ce moment-là, la procédure du PAP était officiellement « entamée ». Elle a ainsi échappé à la clause des vingt pour cent. La Ville en semble autant soulagée que l’investisseur.

La question du logement abordable a peu retenu l’attention des riverains. Ceux-ci sont hantés par la hauteur des tours. En contrebas, les propriétaires des maisons du Rollingergrund craignent pour leur ensoleillement. En hauteur, les habitants de Belair craignent pour leur vue. Certains se sentent « écrasés » et « asphyxiés » par la nouvelle urbanité. Ils fustigent des coefficients d’utilisation du sol qui « comptent parmi les plus hauts en Ville ». Un riverain va jusqu’à évoquer « une nouvelle situation [qui] équivaut à une expropriation déguisée ». Le service urbanisme lui rappelle que « la constructibilité du terrain, et ainsi la densité, était une réalité existante bien avant l’introduction du présent PAP ».

La verticalité devrait exprimer la « nouvelle centralité » et la « nouvelle identité » de la place, lit-on dans le Rapport justificatif déposé en juin 2021 par l’investisseur. Cette « optimisation des emprises foncières » devait prendre la forme d’une « pyramide » : « Les hauteurs les plus hautes seront attribuées aux immeubles situés au centre du projet ». La Ville a tenté d’adoucir cette silhouette qu’elle a jugée « accidentée ». Le Service Urbanisme dit avoir « substantiellement retravaillé » le projet, afin de le mettre « davantage en dialogue avec les constructions existantes environnantes ». Le passage de quinze à dix étages devrait « éviter les pics ».

La Cellule d’évaluation du ministère de l’Intérieur avait pointé que le PAP permettait de construire « un front-bâti de minimum neuf étages, sur environ cent mètres de long ». Le Service urbanisme voit, lui aussi, le danger d’un « effet de ‘mur de l’Atlantique’ », qu’il veut briser par une traversée piétonne. Côté Rollingergrund, on mise désormais sur des constructions « dites maisons de ville », des quadruplex avec un retrait. La verticalité urbanistique provoque un certain vertige politique. La Ville a du mal à se penser comme métropole transfrontalière. La croissance démographique ne provoque guère d’enthousiasme auprès des électeurs. En amont des dernières communales, aucun parti n’a ainsi présenté de vision positive de la capitale au XXIe siècle, et encore moins d’une « 700 000 Awunner Stad ».

Dès décembre 2021, Lydie Polfer avait tenté de désamorcer la colère des riverains de la Place de l’Étoile. Au conseil communal, elle martelait : « Tous les gens des quartiers autour auront une plus-value ! Ils auront une plus-value ! » Elle a répété le message ce lundi : « Dat wäert eng enorm Plus-Value ginn. » Toutes les lignes du tram convergeront Place de l’Étoile : À celle reliant le Kirchberg à la Cloche d’Or, va s’ajouter celle descendant de la route d’Esch (programmée pour 2030) et celle remontant la route d’Arlon (2032). La Place de l’Étoile pourrait donc devenir le nouveau Centre Aldringen, le nouveau nœud de transport de la capitale. L’hypercentre se déplace vers l’Ouest. « Am Fong verlängere mir d’Groussgaass bis op d’Stäreplaz », avait annoncé Marc Giorgetti, lors de la présentation du projet, à l’automne 2019. Le nouveau quartier sera structuré autour d’une place réservée aux piétons, aux cyclistes et au tram. Une gare de bus souterraine accueillera les bus RGTR venant de l’Ouest, alors que le trafic automobile sera dévié par une nouvelle rue qui débouchera, via un tunnel, sur le boulevard Grande-Duchesse Charlotte.

Or, malgré les promesses de plus-values faites par la bourgmestre, il est d’ores et déjà quasi-certain que certains riverains, très remontés, saisiront le tribunal administratif. « Le PAP poursuivra son chemin, son chemin légal. » Ce serait ainsi dans un état de droit, dissertait Lydie Polfer ce lundi. Cela rendrait le processus « net méi schnell, mee méi transparent ». D’ailleurs on ne pourrait en vouloir aux riverains. Du pur Polfer : Garder les équilibres, ménager les susceptibilités, avancer lentement. La bourgmestre veille aux intérêts de sa base électorale traditionnelle, sans brusquer les nouveaux investisseurs. C’est pourquoi, même durant le mandat de Xavier Bettel au Knuedler, elle a gardé la main sur les dossiers urbanistiques qu’elle gère en mode micro-management. 

Les projets successifs pour la Place de l’Étoile auraient reflété le « Zeitgeist de leur moment », a constaté Lydie Polfer en décembre 2021. « Ce qui prouve à quelle vitesse les temps changent ». La bourgmestre faisait référence aux ratios commerce-logement. Le précédent PAP réservait douze pour cent au logement et 57 pour cent aux commerces. En 2007, les pétrodollars qataris entraient en scène, donnant un coup d’accélérateur à un projet déjà ancien. La même année, « le leader européen des centres commerciaux » Klépierre s’engageait à acquérir, « sous diverses conditions suspensives », le futur shopping mall (21 000 mètres carrés) pour 215 millions d’euros. De manière très optimiste, il tablait sur une « ouverture prévisionnelle » en 2011. Or, dès 2009, le conseil communal retournait le PAP au destinataire. Les édiles estimaient que le bâtiment, avec ses hauts murs et son manque d’ouvertures, aurait un air de sarcophage. Quant au large pont, reliant les deux parties du centre commercial, il transformerait la route d’Arlon en tunnel lugubre. Mais, surtout, les politiques avaient perdu l’appétit pour les centres commerciaux. L’affaire Livange/Wickrange couvait, le Royal Hamilius était en planification et le Shopping Center Cloche d’Or venait de recevoir le feu vert.

En 2021, les proportions sont inversées : Huit pour cent seulement pour les commerces, tandis que les logements totalisent 47 pour cent. (Une part que la Ville viendrait de relever à 67 pour cent, dit Lydie Polfer). On sent les investisseurs à court d’idées pour remplir les magasins (situés au rez-de-chaussée et en sous-sol). Outre les inévitables « food hall » et « fitness center », le projet évoque « un cinéma multiplex de cinq salles pour diversifier l’offre actuelle limitée ». Sachant que le Ciné Utopia se trouve à un arrêt de tram (et Kinepolis à neuf arrêts), ce projet semble totalement déphasé. (Il y a dix ans déjà, le directeur d’Utopia SA, Nico Simon, racontait que quasi chaque promoteur développant un centre commercial l’aurait prié d’y installer un multiplexe.)

Ce lundi, presque tous les conseillers ont commencé leur intervention en assurant ne pas vouloir revenir sur le très long historique du dossier Stäreplaz. Ils sont passés à côté d’un curieux paradoxe. Car une large partie des terrains aujourd’hui détenus par l’émirat d’Abou Dhabi l’étaient jadis par l’État luxembourgeois. À la fin des années 1990, l’État y possédait 2,28 hectares, alors qu’une vingtaine de propriétaires privés se partageaient 2,63 hectares. En 1991, le gouvernement Santer-Poos II « préconisait » différentes options, dont celle de mettre une partie du foncier à disposition du Fonds du Logement. En 2021, la construction de résidences de luxe de quinze étages est devenue pensable. Une barre de logements sociaux de la même taille l’aurait-elle été trente ans plus tôt ? La question est contrefactuelle. Car les projets de l’État s’enlisaient les uns après les autres ; d’une nouvelle Cité judiciaire au siège du Laboratoire national de aanté. Le gouvernement critiquait les longues procédures communales. Lydie Polfer reprochait à l’État de favoriser le Kirchberg et de délaisser la Stäreplaz.

En février 1997, Robert Goebbels capitule. Il abandonne la Place de l’Étoile aux privés. Dans une réponse à une question parlementaire, le ministre socialiste des Travaux Publics écrivait : « L’État ne compte pas y jouer les promoteurs immobiliers ». Il ne disposerait pas de moyen légal pour « forcer les autres propriétaires dans des remembrements », son projet de loi venant d’être dézingué par le Conseil d’État. (Un prequel à la salve d’« oppositions formelles » que recevra le « remembrement ministériel » en 2022.) Face au blocage, écrit Goebbels, il aurait chargé ses services à « procéder à des échanges de terrains de façon telle que des projets privés en préparation puissent se faire dans la mesure du possible ». Suivra une interminable saga : Propriétaires récalcitrants, combats entre promoteurs, guérillas judiciaires (à relire dans les archives sur land.lu).

Il aura fallu près de quatre décennies pour réunir le foncier. L’Abu Dhabi Investment Authority dispose aujourd’hui de 75 pour cent de la Place de l’Étoile. (Les deux autres propriétaires privés restants en détiennent 0,63 et 0,61 pour cent.) Peu avant sa mort, Willy Hein avait cédé ses derniers terrains aux Émiratis. En échange, le promoteur (et ex-policier) eut droit à un immeuble résidentiel, rue Goethe, dans le quartier de la Gare. La Stäreplaz se présente comme une prairie inaccessible car entourée d’une clôture. L’espace vert « n’est certainement pas de longue date, ni de grande qualité », note le Service urbanisme dans une de ses répliques aux réclamants. Et de rappeler que le site a hébergé trois stations-services, quatre garages, une serrurerie, une imprimerie et plusieurs réservoirs. « La Place de l’Étoile est un ‘brown field’, c’est-à-dire une friche industrielle (partiellement polluée) à l’abandon ». Elle est surtout un terrain de jeux pour la spéculation.

Bernard Thomas
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