La semaine prochaine, Marc Baum succédera à Serge Urbany en tant que député Déi Lénk, selon le principe de rotation. Interview, à deux jours du congrès du parti, avec les deux jeunes députés de l’extrême-gauche

« Le capitalisme ne tient pas ses promesses »

d'Lëtzebuerger Land vom 15.04.2016

d’Land : Avec vous, Marc Baum, 37 ans, la fraction de La Gauche sera encore une fois considérablement rajeunie, après que vous, David Wagner, également 37 ans, ayez déjà remplacé Justin Turpel l’année dernière. Ce dernier avait démissionné pour raisons de santé, alors que Serge Urbany laissera sa place à Marc Baum selon le principe de rotation arrêté par le parti. Si le rajeunissement inscrit dans vos statuts est un des avantages de ce système, est-ce que vous n’affaiblissez pas aussi le groupe parlementaire en remplaçant en cours de mandature des élus expérimentés par des novices ?

Marc Baum : Le rajeunissement est un des avantages de ce système, qui a surtout le but de contrecarrer cette extrême personnalisation qu’on observe en politique en changeant régulièrement le personnel. Lorsque j’ai remplacé André Hoffmann au conseil communal d’Esch-sur-Alzette selon le même principe de rotation, en 2008, beaucoup de gens semblaient dire que c’était impossible. Mais nous prouvions aussi par là que La Gauche était plus que « le parti d’André Hoffmann ». J’y suis resté six ans, jusqu’en 2014, avant de laisser ma place au prochain élu – et je dois dire que je trouvais aussi très agréable de partir, de me ressourcer après une période de travail plus intense...

Et la carrière professionnelle ? Est-ce que celui qui laisse sa place au prochain ne se retrouve pas aussi au chômage après un CDD aussi court ?

MB : Cette question ne se pose pas pour les mandataires communaux, qui ne sont pas des politiciens professionnels. En ce qui concerne les députés qui avaient un emploi privé ou public, ils peuvent en règle générale réintégrer leur ancienne profession. Ainsi, Serge Urbany, qui était juriste à l’OGBL, pourra y retourner le mois prochain. Personnellement, je suis actuellement secrétaire parlementaire de Serge Urbany à mi-temps, et acteur indépendant pour l’autre moitié. À voir si je pourrai aussi combiner ma carrière d’acteur avec celle de député ; en tout cas, j’ai commencé à répéter une nouvelle pièce aujourd’hui (lundi, ndlr.)

David Wagner : Depuis André Hoffmann, nous avons eu cinq députés différents ces deux dernières législatures, plus beaucoup d’élus communaux, prouvant par là que le parti dispose d’assez de personnel politique pour être actif sur tous les plans. Je ne trouve pas que la rotation affaiblisse le groupe parlementaire. Personnellement, j’ai trouvé le travail de conseiller communal à Luxembourg, que j’assumais entre 2011 et 2014, plus difficile que celui de député, parce qu’on est obligé d’y travailler seul, sans assistance administrative, alors que le député dispose d’un secrétariat. Mais après quelques semaines d’orientation et d’adaptation, on est dans le bain et on peut travailler, selon mon expérience...

MB : ...et puis je suis déjà attaché parlementaire, donc je connais bien les dossiers de Serge Urbany, que je vais reprendre.

Avec les élections anticipées de 2013, vous avez doublé votre fraction parlementaire, de un à deux députés. Qu’est-ce que vous pouvez atteindre en vous battant à deux contre une majorité de 32 députés ou contre le CSV avec ses 23 sièges ? N’est-ce pas un peu David contre Goliath, ne serait-ce que par le nombre de sujets, de projets de loi, de commissions parlementaires... ?

DW : C’est une question de choix et de tri. Certes, arithmétiquement, nous ne pouvons peut-être pas changer le monde. Mais en faisant le relais entre le travail parlementaire et le public, la société civile, nous pouvons porter le focus sur certaines questions et faire pression sur la Chambre des députés et le gouvernement. Ainsi, nous l’avons constaté, on peut faire bouger les choses. Nos choix, nous les faisons selon l’opportunité politique d’un sujet, parfois ce sont des sujets nationaux, et parfois, c’en sont qui nous sont imposés par l’actualité internationale – comme LuxLeaks ou maintenant les Panama Papers. Si nos deux votes ne sont peut-être pas décisifs à la Chambre, à part dans des dossiers controversés, nous pouvons porter les discussions sur la place publique et ainsi impliquer les gens.

Quels sont les grands axes selon lesquels vous faites vos choix thématiques ?

MB : Les questions sociales sont prioritaires pour nous, et ce selon une acception assez large du terme, du TTIP à l’assurance-dépendance, pour citer deux dossiers actuels. Grosso modo, ce sont les questions fondamentales sur l’égalité qui nous intéressent prioritairement, de la réforme fiscale jusqu’à l’évolution de l’État providence.

Vous êtes dans la situation originale de ne pas faire partie d’une opposition de gauche à un gouvernement de droite, mais d’être en opposition à un gouvernement de centre-gauche, avec le DP, le LSAP et les Verts, dans une opposition de droite, avec le CSV et l’ADR. Est-ce difficile de s’opposer à un gouvernement social-démocrate, avec une critique d’extrême-gauche ?

DW : Non, ce gouvernement nous livre bien assez de sujets sur lesquels on peut être plus à gauche que lui... Quant au CSV, il adhère aux grandes lignes de la politique gouvernementale, c’est pourquoi il s’acharne sur des questions de détails, comme dans la discussion sur une marge de tolérance concernant les excès de vitesse constatés par les radars. Nous considérons qu’il y a une grande coalition au pouvoir actuellement, qui inclut le CSV.

MB : Au Parlement, nous avons beaucoup de marge de manœuvre pour revendiquer une politique de gauche : nous sommes désormais le seul relais des syndicats et de la société civile, par exemple. Notre travail parlementaire n’est qu’une partie d’une mouvance sociétale plus large.

Justement, lors des élections de 2013, vous avez atteint, selon la circonscription, entre 2,56 pour cent de suffrages dans le Nord et 5,73 pour cent dans le Sud, qui est traditionnellement le terreau d’un électorat plus à gauche. Selon le dernier sondage Sonndesfro de TNS-Ilres pour le Tageblatt, publié en janvier, vous atteindriez entre 3,9 pour cent à l’Est et 8,9 pour cent d’adhésion dans le Sud, s’il y avait des élections maintenant, vous permettant même de conquérir un troisième siège de député. En plus, vous comptabilisez de plus en plus de nouveaux membres, qui frisent désormais les 600. Comment vous expliquez-vous cette adhésion des citoyens ? Est-une partie d’un mouvement plus large, international, qui porte aussi Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, Bernie Sanders aux États-Unis et des protestations citoyennes spontanées au système capitaliste, comme Occupy Wall Street, les Indignés espagnols ou Nuit debout en France ?

MB : Oui, certainement. On constate que la social-démoctratie classique s’écroule un peu partout dans les pays de l’Ouest. Certes, on ne peut pas comparer La Gauche au Luxembourg avec Podemos en Espagne, un mouvement beaucoup plus large, mais les chiffres prouvent qu’au grand-duché aussi, de plus en plus de gens ont des problèmes à joindre les deux bouts à la fin du mois – et ce dans un des pays les plus riches d’Europe. Cela devrait porter à réfléchir si le système fonctionne encore.

DW : Il est évident que le système capitaliste n’enchante plus les gens ; le terme « néolibéralisme » est devenu une insulte, même pour ceux qui le pratiquent. La lutte contre ce système qui exploite les gens est en bonne voie en Europe : travailler pour travailler, avec comme seul opium la consommation effrénée n’est plus un idéal que pour une minorité. Surtout les jeunes refusent désormais ce modèle économique, ils préfèrent une société qui fonctionne, au détriment d’un capitalisme qui ne tient pas ses promesses. Nous devons canaliser cette contestation.

Vous affichez une croissance du nombre de vos membres. Est-ce que ceux qui vous rejoignent sont essentiellement des jeunes ?

MB : Oui, beaucoup. Les manifestations des étudiants et élèves contre la réforme des bourses pour études supérieures il y a deux ans ont été fédératrices pour une nouvelle génération de militants. De cette contestation, à laquelle participaient les Jonk Lénk, sont issues de nouvelles dynamiques, que nous essayons de prolonger.

DW : Les nouveaux membres que nous enregistrons sont vraiment jeunes, majoritairement nés après la chute du mur de Berlin, dans les années 1990. Ils sont souvent beaucoup plus radicaux encore, ce que prouvent les prises de position des Jonk Lénk.

Parmi les sujets internationaux qui dominent le débat public, selon quels critères choisissez-vous ceux sur lesquels vous allez travailler ? Je pense par exemple à la crise migratoire ou aux révélations sur l’évasion fiscale, comme les récents Panama Papers...

MB : La question des réfugiés nous a toujours intéressés, déjà lorsque Luc Frieden (CSV) était ministre de l’Immigration. Je me souviens même qu’à l’époque, David fut arrêté sur le tarmac de l’aéroport, lors d’une manifestation contre une expulsion. La plupart du temps, ces thèmes s’imposent d’eux-mêmes lorsqu’ils touchent le cœur de notre programme politique.

DW : Les questions concernant l’équité fiscale nous ont toujours intéressées, c’est un thème central de La Gauche. Alors depuis LuxLeaks, nous nous sommes beaucoup impliqués dans ce dossier et nous avons acquis certaines connaissances, sans être fiscalistes à la base. Les Panama Papers nous forcent à remettre en question les mécanismes qui favorisent de tels montages complexes pour échapper au fisc.

Quel bilan tirez-vous après deux ans et demi de travail de ce gouvernement libéral sous Xavier Bettel (DP) ? Est-ce qu’il a vraiment fait souffler ce renouveau démocratique promis en 2013 ?

MB : Nous ne voyons pas beaucoup de différence par rapport au précédent gouvernement, sous Jean-Claude Juncker (CSV) : cette majorité fait voter beaucoup de lois émanant du CSV, avec quelques menues adaptations. L’« État CSV » profond persiste, et il n’y a pas vraiment de volonté de l’abolir à la racine. Ce gouvernement a un autre style, mais pas une autre gouvernance.

DW : Il n’y a qu’un seul parti dans cette coalition qui vient d’une pratique de démocratie de base, les Verts. Mais depuis lors, le parti est devenu de plus en plus technocrate, de moins en moins politique. Le DP a une toute autre définition de la participation politique : pour lui, le débat n’a qu’une fonction d’alibi. Il ne suffit pas que les ministres publient leur plat du midi sur Facebook pour dire qu’on pratique une politique de la transparence. Sur la question de l’accès à l’information par exemple, que nous discutons actuellement à la Chambre, j’avais proposé d’inviter des représentants du Conseil de presse ou du Mouvement écologique afin de simplement les entendre – c’était comme si j’avais appelé à la révolution... Dans la réunion de la commission, ma proposition a tout de suite été bloquée par les représentants de la majorité.

MB : Et les socialistes se sont dégradés eux-mêmes au rang d’allié « junior » du DP, alors même qu’arithmétiquement, ils seraient le parti le plus fort dans cette majorité – juste pour rester au pouvoir. Ils n’ont plus de profil du tout, ne donnent pas d’accents dans cette politique libérale. On a l’impression que pour eux, le compromis est devenu un but en soi.

Ronald Reagan a montré qu’un acteur peut accéder aux plus hautes sphères politiques de l’État... Comment voyez-vous les avantages d’être acteur pour votre mandat politique, Marc Baum ? Dans vos mises en scène par exemple, vous êtes toujours très politique, comme avec le spectacle Grexit. Comment combiner les deux ?

MB : Je peux comprendre mes électeurs parce que je viens d’une profession extrêmement précarisée... (sourit). Mon travail en tant que metteur en scène est toujours politique, certes, mais pas dans un sens de politique politicienne. Le théâtre est ma passion, mais je suis en même temps quelqu’un de très politisé. Je vais essayer de combiner les deux, de vivre en parallèle dans les deux univers, tout en étant conscient qu’il y aura toujours des intersections.

Et qu’apporte un journaliste dans cet univers politique désormais dominé par les juristes, dans lequel il n’y a plus de représentants du monde ouvrier par exemple, David Wagner ?

DW : De savoir ce qu’est un salaire sociale minimum ? En tout cas, c’est quasiment ce que je touchais au Woxx... (sourit) Plus sérieusement, j’avais le privilège de travailler pendant presque dix ans dans un journal qui acceptait mon engagement politique, antérieur à ma carrière de journaliste. Comme un militant politique, un journaliste doit remonter à la source d’un sujet, essayer de le comprendre et de l’expliquer. Comme un militant politique, il doit être généraliste et curieux.

josée hansen
© 2024 d’Lëtzebuerger Land