Reportage dans le Nord-Est syrien

Chronique d’un ultimatum

Endiwar, juste derrière la frontière turque
Foto: Charlotte Bruneau
d'Lëtzebuerger Land vom 08.11.2019

Donald Trump annonce le retrait des troupes américaines du Nord-Est syrien le 7 octobre. Il ne faudra que 48 heures à la Turquie pour lancer l’offensive « Printemps de la paix », concentrée sur les villes de Ras al-Ayn (Serêkaniyê) et Tal Abyad (Girê Sipî). Les bombes pleuvent sur une population en panique, tandis que sur le terrain, des milices islamistes alliées d’Ankara commencent le saccage de ces deux villes. En une journée, elles se vident de leurs habitants.

Attaqué tous azimuts pour sa décision de retirer les troupes américaines, Donald Trump annonce le 17 octobre avoir trouvé un accord avec Ankara : il déclare le cessez-le-feu permanent. Mais la réalité sur le terrain est bien différente : dans les villes occupées par les milices pro-turques, les violences vont bon train et plus de 300 000 personnes ont déjà pris la fuite sur l’ensemble du Nord-Est syrien.

Les États-Unis n’ont d’ailleurs plus leur mot à dire : les troupes américaines en retrait n’ont laissé derrière elles qu’un vide politique, rapidement rempli par le nouvel homme fort de la région : Vladimir Poutine. Le 22 octobre, Erdogan se rend à Sochi pour remettre les pendules à l’heure avec son homologue russe. Le verdict est tombé : les forces militaires de l’Administration Autonome (AA) du Nord-Est syrien, les SDF, ont 150 heures pour se retirer à trente kilomètres de la frontière turque, sous peine de subir de nouvelles attaques.

La population locale est sous le choc : après avoir combattu la plus dangereuse organisation terroriste au monde, les SDF méritent-ils d’être traités de la sorte ? « Nous ne pouvons pas retirer nos forces militaires, cela équivaudrait à une capitulation ! » s’indigne Fanar al-Gait, vice-Ministre des Affaires étrangères.

Même si l’Administration Autonome s’étend aujourd’hui sur environ trente pour cent du territoire syrien, ces trente kilomètres de profondeur le long d’une frontière de 144 kilomètres sont d’une importance capitale. En effet, si une grande partie du Nord-Est syrien est composée de villes passées sous contrôle de l’Administration Autonome au fil de ses victoires contre l’EI, le cœur de la région kurde syrienne bat juste derrière la frontière turque.

À Derik, une petite bourgade à dix kilomètres de la frontière, l’ambiance est étonnamment calme au lendemain de la signature de l’accord de Sochi. Mais c’est un calme bien trompeur. Dans le centre-ville, des ouvriers s’affairent à recouvrir la rue principale de plaques en tôle, sommairement posées sur des échafaudages. « Pour nous protéger des drones turques, » explique d’une mine incrédule le chef de chantier.

Un peu plus loin, dans les bureaux mal éclairés de la section locale du Parti de l’union démocratique (PYD), le principal parti kurde dans l’Administration Autonome, Mohammad Samir, responsable de l’antenne de Derik, s’indigne : « L’objectif principal de la Turquie est d’éviter la pérennisation d’une démocratie, de surcroît kurde, juste derrière sa frontière : cela pourrait inspirer d’autres peuples, d’autres Kurdes. »

En effet, l’expérience politique au Rojava – l’appellation kurde du Nord-Est syrien – est singulière. À partir des années 1970, l’éco-anarchiste américain Murray Bookchin développe les idées du municipalisme libertaire. Il imagine une société sans État central, mais organisée en assemblées citoyennes qui deviennent la base d’une démocratie directe et s’étendent graduellement sous des formes confédérales.

Depuis sa geôle en Turquie, le fondateur du parti travailliste kurde (PKK) Abdullah Öcalan aura de longs échanges de lettres avec le penseur américain et adapte ses idées à la cause kurde : selon lui, ce qu’il finit par appeler le confédéralisme démocratique permet à la fois de sortir du centralisme imposé par les États-nations arabes et de gérer la diversité religieuse, ethnique et culturelle propre à la région.

À partir de 2012, alors que la présence du régime de Bachar el-Assad dans le Nord syrien s’évapore, les Kurdes s’organisent pour faire face à la guerre et mettent ces idées en pratiques. En plus des assemblées citoyennes, l’écologie et la participation politique des femmes deviennent les piliers de bases de leur révolution. Si l’Administration Autonome a survécu à des années de guerre contre l’EI, les attaques turques représentent actuellement une véritable menace à sa survie. Avant toute chose, les organisations locales doivent faire face à la crise humanitaire provoquée par le saccage des villes de Ras al Ayn et Tal Abyad.

Alors que les grandes ONG internationales ont fui dès le début de l’offensive turque, les autorités locales manquent de ressources pour mettre en place des camps pour les déplacés internes. Ils sont des milliers à avoir trouvé refuge dans des écoles. Parmi eux, Fatih Ibrahim et sa famille, qui ont fait naufrage dans l’école primaire de la ville de Maabada.

D’une cinquantaine d’années, Ibrahim venait tout juste de finir les dernières récoltes de la saison lorsqu’il dut fuir sa ville natale de Tal Abyad. Sa colère est palpable : « Ils ne font aucune différence entre les civils et les forces armées, au contraire. L’objectif des milices pro-turcs, un ramassis d’islamistes d’al-Qaida, de l’EI et du Front al Nusra qui ont juste changé de nom, c’est le nettoyage ethnique. »

En effet, Erdogan ne cache guère ses plans de changement démographique pour le Nord-Est syrien. S’il veut faire reculer la population du Rojava vers le sud, c’est pour la remplacer par les quelque trois millions de réfugiés actuellement sur le sol turc, originaires d’autres régions de la Syrie. « Mais Erdogan ne chasse pas uniquement les Kurdes. A Tal Abyad, la population kurde vivait en paix avec des Arabes et des Chrétiens qui, eux aussi, se font massacrer par les milices s’ils ont coopéré avec l’Administration Autonome au cours de dernières années », explique Ibrahim.

À trois jours à peine de la date butoir imposée par l’accord de Sochi, l’élite politique de l’AA est bien consciente des conséquences irréversibles qu’une expansion territoriale de la Turquie et de ses milices alliées pourraient avoir pour la région. Au ministère des Affaires étrangères de l’Administration Autonome, dans la ville de Qamishli, les responsables tentent de cacher leur panique en faisant appel au bon sens. « Si nous sommes d’accord pour remettre le contrôle de la frontière à Damas, c’est en échange de la reconnaissance politique de l’Administration Autonome dans une Syrie du futur décentralisée, et de la promesse que le régime syrien ne va pas s’immiscer dans nos affaires internes », rationalise Hikmet Habib, Vice-Président de l’organe exécutif de l’Administration Autonome, le Conseil démocratique syrien.

Alors que les responsables politiques cherchent encore désespérément une solution politique avec Damas pour éviter le retrait des SDF, ils sentent l’étau se resserrer. « Nous avons besoin d’un intermédiaire pour négocier avec le régime de Damas, qui refuse encore de nous prendre au sérieux. La Russie est le seul acteur présent aujourd’hui. Mais comme le Kremlin reste le principal allié de Damas, nous doutons du fait qu’il défende les intérêts de l’Administration Autonome », admet Fanar al-Gait. Jusqu’au dernier moment, les responsables politiques espèrent encore voir arriver un soutien de la part des Nations Unies ou de l’Union Européenne pour éviter de nouvelles attaques turques. Mais à part un embargo partiel et peu efficace contre de nouvelles ventes d’armes à la Turquie, Bruxelles reste silencieuse.

Le 24 octobre, la ministre de la Défense allemande, Annegret Kramp-Karrenbauer fait la Une avec sa proposition – peu réaliste au vu des délais – d’une zone de sécurité internationale le long de la frontière syrienne. Alors que la population du Nord-Est syrien réagit avec enthousiasme, le ministre allemand des Affaires étrangères, Heiko Maas, se rend à Ankara pour y donner une conférence de presse au côté de son homologue turque et contre la proposition d’Annegret Kramp-Karrenbauer qui tombe à l’eau.

Entre-temps, dans les villages le long de la frontière, l’appréhension est à son comble : le profond sentiment d’abandon des habitants se transforme en litanie : le monde tourne-t-il véritablement le dos à ceux qui, jusqu’à récemment, étaient célébrés comme les héros de la guerre contre l’EI ? Assis sous son porche dans le village chrétien de Barabeita, Adib observe la frontière turque, si proche. Il dit attendre les bombes.

Finalement, le lendemain matin, les SDF n’ont d’autres choix que de céder à la pression russe. Nisren Abdullah, commandante des forces kurdes féminines, les YPJ, explique que « notre objectif principal reste celui d’éviter un bain de sang. Les SDF vont se retirer à trente kilomètres de la frontière et faire place à l’armée syrienne le long de la frontière turque. »

Dans les villages proches de la Turquie, le soulagement est accompagné d’une nouvelle peur, celle d’un retour du régime syrien en bonne et due forme, explique Marwan. « Sous Bachar el-Assad, les Kurdes étaient constamment discriminés : nous étions nombreux à ne pas avoir la nationalité, nous n’avions ni le droit de parler notre langue, ni celui de réellement participer à la vie politique. Quoi qu’il arrive, un retour à avant 2011, il n’en est pas question. »

Ahmad, un Syrien arabe installé dans la région depuis 45 ans, se soucie peu des idées du confédéralisme démocratique. « Mais depuis la mise en place de l’Administration Autonome, nous n’avons plus peur des uniformes, nous avons tous trouvé du travail, nous vivons en paix. »

Pour l’instant, les institutions de l’Administration Autonome restent en place, mais pour combien de temps ? Alors que les attaques turques dans la région de Tal Tamer et Ras el Ayn continuent sans interruption et malgré le retrait des SDF, le Comité constitutionnel syrien est actuellement à Genève pour définir les grandes lignes de la Syrie du futur. L’Administration Autonome n’a pas été invitée à y participer.

Charlotte Bruneau
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