Protection des whistleblowers

Êcran de fumée

d'Lëtzebuerger Land vom 10.04.2008

Jeudi 10 avril. La réunion du Comité de prévention de la corruption1 devait officiellement plancher sur la protection des dénonciateurs de cas de fraude, ceux que les anglo-saxons désignent sous le terme des whistleblowers. Le groupe d’États contre la corruption 2 (Greco), émanation du Conseil de l’Europe, demande aux États membres de l’organisation de mettre en place un dispositif de protection des gens qui signalent des cas de corruption dans les entreprises ou les administrations, pour éviter que les délateurs ne soient victimes par la suite de mesures de représailles. L’OCDE formule les mêmes exigences3. 

Au niveau civil, des mécanismes existent au Luxembourg, notamment sur le licenciement abusif. La question est de savoir s’il est nécessaire ou non de rédiger un texte spécial pour renforcer la protection des whistleblowers ou si les principes généraux du droit constituent une armure suffisante. Comme cette réunion du Copreco, en principe présidée par le ministre de la Justice (cette réunion devait se tenir au moment du bouclage de cette édition), intervient trois semaines après la publication d’un rapport au vitriol de l’OCDE sur l’application de la convention sur la lutte contre la corruption, il est probable qu’il devait occuper une partie de l’ordre du jour.  

Les experts de l’OCDE pressent entre autres les autorités luxembourgeoises d’adopter le projet de loi relatif à la responsabilité pénale des personnes morales et se conformer ainsi à leurs engagements internationaux (d'Land, 09.03.2007). Jugeant le texte déposé le 10 avril 2007 par le ministre CSV Luc Frieden trop mou du ventre, ils réclament des modifications du dispositif qui a déjà été manipulé dans tous les sens lorsqu’il était encore à l’état d’avant-projet de loi. Il en a du coup perdu en force de frappe. « Le rapport met en relief les lacunes du projet qui, s’il était adopté en l’état, ne pourrait suffire à satisfaire aux exigences de la Convention », notent avec sévérité les évaluateurs qui ont passé trois jours, du 16 au 18 octobre 2007, à investiguer au grand-duché sur les raisons qui font que le projet de loi, jugé « prioritaire » par le gouvernement, n’ait toujours pas été avisé par le Conseil d’État. 

Per­sonne ne pouvait alors avancer la date de son adoption par le parlement. Les Sages du Conseil d’État ainsi que les membres de la commission juridique de la Chambre des députés ont un agenda surchargé, qui leur permet difficilement un examen rapide du nouveau dispositif qui sera susceptible d’envoyer les entreprises devant les juges. 

La Chambre des métiers est, à l’heure actuelle, la seule organisation professionnelle à avoir présenté officiellement un avis sur le projet. L’Association des banques et banquiers Luxem­bourg (ABBL), 4 membre influent de la Chambre de commerce, a rédigé le sien en septembre 2007, mais l’organisation patronale n’a pas repris à son compte, comme c’est souvent le cas, la position des banquiers. Son avis est toujours attendu.

Consultés eux aussi, les magistrats luxembourgeois (Parquet général, Parquets de Luxembourg et de Die­kirch et cabinet d’instruction) ont rendu leur copie le vendredi 7 mars, c’est-à-dire il y a cinq semaines, sans que leurs prises de positions aient déjà été jusque-là rendues publiques. Le Land n’a pas obtenu de réponse à ses questions sur la publication éventuelle de ces avis, dont la teneur, d’après les indiscrétions qui ont filtré, rejoint celle des experts de l’OCDE. Cette critique venant de l’intérieur se révèlerait même aussi sévère, sinon plus, que celle des observateurs internationaux.

Tout se passe comme si le projet de loi sur la responsabilité pénale des personnes morales allait reproduire à l’identique les schémas procéduraux qui émaillent généralement les textes qui touchent au cœur des intérêts du centre financier. Les réformes successives du dispositif anti-blanchiment ont toujours fait apparaître des clans aux positions in­conciliables qui obligent, en fin de parcours, le ministre à trancher dans le vif. Et souvent à se dédire, par rapport aux intentions initialement formulées (parce que les avant-projets de loi sortent souvent des ateliers du ministère de la Justice, avant d’être dénaturés par les plumes des juristes du secteur privé), en succombant à la tentation de vider une loi de sa substance tout en lui donnant une apparence d’efficacité. Luc Frieden voudrait désaltérer ses hôtes au Canada Dry, un soda qui a toute l’apparence d’un vieux whisky mais qui n’en est pas, qu’il ne s’y prendrait pas autrement.    D’un côté, la communauté d’affaires dit vouloir renforcer l’arsenal législatif de lutte contre la criminalité financière, mais dénonce un excès de judiciarisation des affaires et le risque de faire des entreprises des coupables à bon compte pour une justice nonchalante. De l’autre, les magistrats, qui avaient pondu une première ébauche du texte en 2005, exigent des lois non seulement applicables, mais aussi dissuasives. Or, ils sont presque unanimes pour dire que le projet de loi sur la responsabilité pénale des personnes morales ne va pas assez loin : peines d’amende peu dissuasives (le Parquet général plaide pour un montant des amendes au quintuple de ce qui est prévu pour les personnes physiques alors que le projet de loi prévoit seulement le double), exclusion incompréhensible des communes de la responsabilité pénale ainsi que des dirigeants de fait. 

Le rapport de l’OCDE ne dit pas autre chose. Ses experts n’envoient d’ailleurs pas au ministre de la Justice que des flèches à l’arsenic. Ils lui adressent parfois des fleurs, même si la flatterie cherche sans doute opportunément à le tirer dans l’autre  camp, le bon.

Le gouvernement y est ainsi congratulé pour avoir étendu, malgré les cris d’orfraie des milieux d’affaires, le champ d’application du projet de loi à tous les crimes et à tous les délits prévus par le Code pénal et les lois spéciales. Cette volonté de viser large n’est toutefois qu’apparente, à la lecture de la dizaine de pages que le rapport (33 pages) de l’OCDE consacre à la responsabilité des personnes morales. Il n’a échappé à personne que la mise en œuvre de cette responsabilité est assortie à deux conditions matérielles, l’une n’allant pas sans l’autre : d’abord l’infraction doit avoir été commise par un des organes légaux ou un ou plusieurs membres des organes légaux de la personne morale (conseil d’administration, commissaire aux comptes ou assemblée générale pour les sociétés anonymes, gérants et assemblée générale pour les sàrl, d’après la délimitation qu’en fait le ministre de la Justice), ensuite elle a dû être réalisée « au nom et dans l’intérêt » d’une personne morale. 

De fait, ces conditions rendent impraticable la poursuite des personnes morales. « Il est en effet rare que la décision de verser un pot-de-vin soit prise, dans le cas d’une société anonyme par exemple, par le conseil d’administration ou par l’assemblée générale – et encore moins par le commissaire aux comptes », souligne plaisamment le rapport en précisant que la pratique a montré que ce sont avant tout les responsables opérationnels qui « graissent les pattes » des fonctionnaires pour obtenir des faveurs, sans qu’un vote des actionnaires n’ait à valider ces douteuses pratiques.  

L’avant-projet de loi, avant qu’il ne soit galvaudé, avait retenu la responsabilité non pas des organes légaux, mais des « représentants » de la personne morale. Pourquoi les services de Luc Frieden ont-ils substitué cette formule à celle, presque inopérante, des « organes légaux » ? Parce que la version initiale « aurait permis une mise en jeu trop aisée de la responsabilité des personnes morales », comme l’ont confié les banquiers et les avocats aux évaluateurs de l’OCDE. Ces derniers ont pointé du doigt un second écueil si le gouvernement persistait à ne retenir que les organes de droit en excluant les organes de fait. Lacune que les magistrats mettent également en avant. Tous dénoncent aussi les « ambiguités » d’un texte qui empêcherait, en l’état actuel de sa formulation, les magistrats de poursuivre la personne morale s’ils ne parvenaient pas à identifier au préalable la personne physique responsable. Les experts de l’OCDE portent un jugement tout aussi impitoyable sur la condition qu’une infraction doit être commise « au nom et dans l’intérêt » de la personne morale, ce qui exclut par exemple les actes qui ont été faits à l’intention d’une simple minorité des membres d’un organe légal de la personne morale. Les entreprises, à l’origine d’une pollution majeure de type Seveso, pourraient également en être exonérées, parce qu’il fait peu de doute que ce genre d’accident, lorsqu’il se produit, est largement imputable à des négligences et rarement, pour ne pas dire jamais, commis dans l’intérêt de la personne morale.

Il n’est pas encore trop tard pour redresser le tir pour faire du projet de loi un régime de « responsabilité claire, efficace et dissuasive ». Les observateurs internationaux feront office de sentinelles contre la tentation qu’aura le pouvoir d’épouser la cause des milieux d’affaires. « Il faut veiller, ont prévenu de leur côté les représentants de la Chambre des métiers, à éviter une pénalisation exagérée de la vie des affaires, préjudiciable pour l’esprit d’entreprendre, qui n’est déjà actuellement pas très développé dans notre pays ». L’esprit d’entreprise est-il au prix d’un petit bakchich ?

1 Bien que le rapport de l’OCDE évoque son existence et son travail (la mission des experts remonte à octobre 2007), le Comité de prévention de la corruption est né officiellement il y a deux mois avec le règlement grand-ducal du 15 février qui en a déterminé la composition et le fonctionnement. La loi du 1er août 2007, qui a ratifié la Convention des nations Unies contre la corruption, avait institué ce comité qui a fonctionné pendant des mois sans véritable existence sur le plan légal. Il n’existe aucun document renseignant sur les noms de ses membres. Le texte officiel se contente de signaler que le Copreco se compose de membres effectifs et suppléants représentant tous les ministères et désignés par les ministres respectifs.

2 Le Greco reviendra cet été au Luxembourg pour le troisème round d’évaluation. En attendant, le Luxembourg doit en finir avec le second round qui a été entamé en 2004. Les experts mandatés par le Conseil de l’Europe s’assureront lors de leur passage, cinq jours, du 9 au 13 juin prochains, que toutes leurs recommandations ont bien été mises en œuvre pour passer à l’étape suivante.

3 Selon le rapport de mars 2008 de l’OCDE, le Comité de prévention de la corruption explore la mise en place d’un système qui s’articule autour de trois grands principes : 1) toute personne vivant et travaillant au Luxembourg aurait le droit et la possibilité de rapporter les illégalités constatées ; 2) établissement d’une cellule de confiance accueillant les donneurs d’alerte dans la confidentialité et transmettant, le cas échéant, les informations à la justice (une alerte fondée déclenchant alors une enquête pénale) ; 3) les whistleblowers ne peuvent être ni sanctionnés, ni licenciés, pour autant qu’ils ont agi de bonne foi.

4 Les experts de l’OCDE signalent les réticences des banquiers à instaurer un dispositif de responsabilité pénale des personnes morales ; l’ABBL jugeant que son absence à l’heure actuelle ne signifiait pas l’impunité et craignant une « surexploitation de la responsabilité des personnes morales par rapport à celle des personnes physiques ».  

Véronique Poujol
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