Äiskal

Dans un monde nouveau

d'Lëtzebuerger Land vom 13.03.2015

Pol Greisch ose une réinterprétation en langue luxembourgeoise de la pièce magistrale en un acte de Harold Pinter A Kind of Alaska (1982). L’histoire est une adaptation du récit véridique Awakenings du neurologue Oliver Sachs (1973), qui traite du réveil de patients catatoniques à la suite d'une épidémie d’encéphalite léthargique au début du XXe siècle.

Äiskal raconte l’éveil de Nora, une quadragénaire qui a passé des décennies dans un lit d’hôpital dans un profond sommeil. Son médecin la ramène à la vie en lui injectant une nouvelle drogue expérimentale. Mais est-ce bien moral et désintéressé de la part d’un scientifique de ramener une personne dans une famille et un monde qui ont complètement changé et avancé sans elle. La pièce traite de la difficulté de Nora à comprendre le nouveau monde qui l’entoure et à trouver ses repères auprès des siens qu’elle ne reconnait plus. Mais c’est aussi l’histoire d’une famille brisée qui a sacrifié des décennies à attendre le réveil de leur jeune sœur, tout en se construisant malgré les remords.

Paul Greisch prend le parti d’imaginer un deuxième acte de la pièce, dans lequel il raconte les conséquences du soudain réveil à la vie de Nora et l’impact sur ses proches. Comment reprendre le cours de sa vie dans un monde qui ne ressemble en rien à celui qu’on a laissé ? Comment rattraper trente ans de sa vie et reconstruire les liens avec des personnes qui ont évolué, vieilli et bâti une vie entière ? Cette suite imaginée n’est pas sans rappeler le film mythique Awakenings de Penny Marshall (1990) avec Robert de Niro et Robin Williams, dans lequel les patients réveillés de leur sommeil catatonique tentent de se faire une place dans un monde nouveau. Paul Greisch clôt sa pièce en un ultime acte bouleversant et réussit à distinguer sa version des illustres prédécesseurs.

Les décors de glace et de neige et la mise en musique mystérieuse de la pièce imposent dès le début une ambiance pesante et presque surnaturelle. Des épisodes de flashbacks et de rêves amènent une prise de magie. Les personnages évoluent comme dans un conte fantastique, qui permet de compenser les dialogues quelque peu banals. En effet, le vocabulaire de la langue luxembourgeoise ne permet pas d’égaler la richesse et la force des dialogues originaux anglais, mais les acteurs réussissent à captiver le public avec un jeu d’acteur tout en sobriété et en sensibilité. Tout particulièrement Christiane Durbach livre un personnage poignant et dépeint une Nora à forte tête, attachante, mais aussi perdue et vulnérable. Les échanges entre la femme adulte, qui a toujours douze ans dans sa tête, et son entourage sont drôles et pleins de tendresse, ponctués d’humour. Entre rires et tristesse, le public suit l’évolution de la pièce en retenant son souffle jusqu’au dénouement tragique.

L’adaptation en langue luxembourgeoise d’une œuvre classique est un pari aussi étonnante que surprenant, mais sans aucun doute un pari réussi.

Äiskal (oder Eng Zort Alaska) de Pol Greisch, mis en scène par Claude Mangen, assisté par Liette Majerus ; costumes et décors de Jeanny Kratochwil ; maquillage et coiffure : Joël Seiller ; son : Marc Clement ; avec Christiane Durbach, Fred Frenay, Monique Reuter, Gilles Soeder et Nathalie Felten ; dernières représentations les 17 et 18 mars à heures au Kulturhaus à Mersch ; www.kulturhaus.lu.
Nathalie Medernach
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