À ne considérer que les mesures prises et investissements consentis en faveur du train et des transports en commun depuis vingt ans, le Luxembourg apparaît comme un pays modèle. Pourtant, de l’après-guerre à la fin du siècle, une succession d’évolutions et de décisions a mené, ici plus qu’ailleurs, au règne sans partage de l’automobile et du routier et à la désaffection du ferroviaire. Aujourd’hui, chacun s’aperçoit que le désengorgement des routes n’est pas pour demain et que la voiture reste le moyen de locomotion le plus employé pour circuler vers et dans le Grand-duché. Les mobilités collectives s’avèrent pourtant être un enjeu primordial et pressant dont l’histoire complexe permet de comprendre, par la lorgnette, les choix de société auxquels le pays est actuellement confronté.
Dès l’origine en 1859, le chemin de fer est constitutif de l’identité nationale luxembourgeoise : le jour de l’inauguration des deux premières lignes ferrées luxembourgeoises reliant la capitale à Arlon et Thionville, le Feierwon de Michel Lentz retentit et devient un symbole d’appartenance au pays né vingt ans plus tôt. Le train est un moyen d’ouverture de l’économie sur les territoires voisins et de développement industriel du Grand-duché. Permettant l’importation du coke pour l’industrie sidérurgique, qui est à la fois son premier fournisseur et son plus grand client, il sert également à exporter ses produits et le minerai de fer vers les marchés voisins. L’essor du rail et de la sidérurgie vont de pair et le petit pays, rural et sous-développé au milieu du XIXe siècle, devient en quelques décennies un carrefour européen important et une puissance industrielle. Aujourd’hui encore, lointain écho de cette union de la sidérurgie et du ferroviaire, Arcelor-Mittal est actionnaire de CFL cargo.
Jusqu’au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les réseaux ferrés n’ont jamais appartenu ni été exploités par l’État luxembourgeois, qui en a concédé la construction à des compagnies privées étrangères (Guillaume-Luxembourg en 1856, Prince-Henri en 1869). Ceux-ci et les diverses lignes à voie étroite sont pourtant indispensables au transport de travailleurs, de matières premières et de marchandises, la concurrence des voitures, camions et avions n’étant pas encore à l’ordre du jour. C’est l’âge d’or du ferroviaire, moteur du développement économique et industriel de l’Europe continentale, dont le réseau atteint son extension maximale au début du XXe siècle.
Dans l’immédiat après-guerre luxembourgeois, une entreprise publique est créée pour reconstruire et exploiter le réseau ferré dont la Deutsche Reichsbahn a pris le contrôle et qu’elle a unifié en 1942, pour servir les buts militaires et industriels de l’occupant. La Société nationale des Chemins de fer luxembourgeois (CFL), créée en 1946 avec des capitaux publics luxembourgeois, français et belges, hérite ainsi d’un immense chantier : il faut reconstruire 36 kilomètres de voies, 92 ponts, des centaines d’aiguillages et de bâtiments, bombardés ou sabotés pendant le conflit. Les maîtres mots des décennies qui suivent sont démantèlement et allégement de la masse salariale, modernisation et électrification. Les lignes à voie étroite, déjà désuètes et déficitaires avant le conflit, sont démantelées de 1948 à 1955 et remplacées par un service d’autobus, puis c’est au tour des lignes de l’Attert et de la Sûre de 1963 à 1970. Parallèlement, le réseau conservé est progressivement modernisé et électrifié et les locomotives à vapeur cèdent la place au matériel moteur fonctionnant au diesel.
Ces profondes reconfigurations ne vont pas sans débats politiques ni conflits sociaux. Les cheminots et leurs familles constituent une force électorale puissante et largement syndiquée. La question ferroviaire, stratégique, fait chuter trois gouvernements jusqu’à la fin des années 1950 et reste par la suite un enjeu épineux. Les CFL jouent en effet un rôle qui va bien au-delà du seul transport de personnes et de marchandises. Ils sont pour les gouvernements successifs un instrument de politique sociale et assurent un service public, que l’État rémunère en remboursant le manque à gagner que représentent, depuis 1948, les très nombreux abonnements proposés aux écoliers et ouvriers et tarifs préférentiels accordés aux industries stratégiques. Malgré ces compensations, le budget de l’entreprise ferroviaire est structurellement déficitaire et l’État régulièrement appelé à la rescousse. Dans les années 1970-1980 – sept passagers sur dix sont alors abonnés – l’inéluctable et rapide déclin de la sidérurgie, la transformation de la géographie professionnelle et l’acquisition de voitures individuelles par la population soulèvent la question du maintien du réseau ferroviaire, d’autant que le matériel roulant est vieillissant et l’image des CFL ternie. Cette tension culmine en 1980, lorsque d’importantes mobilisations populaires et syndicales s’opposent victorieusement aux projets de démantèlement de la Ligne du Nord, qui sera finalement maintenue, modernisée et électrifiée jusqu’en 1993, au prix de lourds investissements. Côté pile, le Luxembourg compte alors un des réseaux ferrés les plus denses et modernes d’Europe, le nombre de trajets annuels est stable autour de 12 millions, de nouvelles automotrices électriques remplacent les lourdes locomotives diesel ; côté face, l’état des finances des CFL pose la question du maintien du statut des cheminots, la voiture et les camions gagnent chaque année en nombre et en parts modales, et l’afflux de travailleurs frontaliers aux heures de pointe ne peut être absorbé par le nombre de places assises dans les trains et bus.
Intervient alors un acteur qui va transformer le paysage ferroviaire : la Commission européenne. Dans le but de rendre le rail européen plus rentable et concurrentiel, une décennie de réglementations et directives dites « paquets ferroviaires » va libéraliser le secteur en profondeur, alors que le Luxembourg devient une économie de service qui a besoin des travailleurs frontaliers pour se développer et se diversifier. Pour répondre aux injonctions de la Commission, l’État luxembourgeois devient propriétaire du réseau ferré en 1995 et le CFL en restent le gestionnaire d’infrastructure. Deux ans plus tard, une loi modifie la capitalisation, la gouvernance et les structures des CFL, dont les finances sont assainies et la vocation commerciale renforcée. Commence alors toute une série de réorganisations internes et de négociations pour faire des CFL une entreprise moderne et multinationale, qui culmine avec la « tripartite » de 2005. Autour de la table, représentants de l’État, de l’opérateur ferroviaire et des syndicats s’accordent sur plusieurs points qui vont donner aux CFL leur visage actuel. L’activité fret, qu’il fut un temps question d’abandonner, est maintenue et développée dans le cadre d’une joint-venture avec Arcelor-Mittal ; les agents de cette filiale auront des conditions de travail et un statut alignés sur ceux du privé, les cheminots de la maison-mère conservant leurs contrats initiaux. De nombreuses filiales voient le jour de 1997 à 2018 (CFL immo, cargo, multimodal, évasion et mobility, notamment), la maison-mère est réorganisée, alors que le nombre de passagers dans les trains explose, de 12 millions de trajets annuels à 25 millions en 2019. De grands travaux d’infrastructure sont entrepris, si bien que le Luxembourg devient le pays d’Europe qui investit le plus dans le rail par habitant : de nouvelles haltes et gares sont créées, les quais sont aménagés et allongés, l’information aux usagers est améliorée et digitalisée, une plateforme intermodale est construite et les activités logistiques et d’entreposage sont amplifiées.
Ces choix politiques et stratégiques s’inscrivent dans une vision globale et à long terme, qui s’appuie sur la conscience écologique des citoyens et la nécessité de désengorger le trafic routier, fléau majeur aux abords et dans le pays. L’idée est de promouvoir les mobilités douces et collectives (le train, mais aussi le bus, le tram, le vélo, le covoiturage et l’autopartage), notamment pour les déplacements domicile-école et domicile-travail, en réaménageant les espaces urbains, en créant des pôles d’échanges et des Park and Ride (P+R), en augmentant le taux d’occupation des voitures et l’attractivité des transports en commun. La stratégie pour une mobilité durable de 2018 du ministère de la Mobilité et des Travaux publics, appelée « Modu 2.0 », s’appuie sur quatre acteurs que sont les entreprises, les citoyens, l’État et les collectivités locales pour atteindre ces objectifs. Prolongeant ce programme, l’introduction de la gratuité dans tous les transports en commun en mars 2020, qui est une première mondiale à l’échelle d’un pays, atteste que la promotion des mobilités collectives est devenue une priorité gouvernementale. Dans le même esprit, l’acquisition de nouvelles automotrices permet encore d’augmenter de 46 pourcent le nombre de places dans les trains entre 2018 et 2024, pour atteindre 38.800 places assises.
Depuis quelques années, les voyants sont au vert pour les CFL et le rail : l’entreprise prospère, ses recrutements sont repartis à la hausse et son rôle de premier opérateur de transports en commun dans le pays a été réaffirmé. Mais c’est à l’échelle de la Grande Région et de l’Union européenne que se jouera la place réinventée des mobilités collectives dans les décennies à venir, qui doit être considérée comme un véritable choix de société. Il reste un long chemin à parcourir pour que les réseaux ferroviaires européens soient totalement interopérables et que les normes et dispositifs de signalisation et de sécurité soient harmonisés. Dans cette histoire longue et complexe qui continue de s’écrire, ni le Grand-duché ni le train ne peuvent, seuls, réduire la place encore écrasante de l’automobile. Le Luxembourg, où furent signés les accords de Schengen entrés en vigueur en 1995, peut bien être pionnier et exemplaire, voire la locomotive d’une mobilité collective décarbonée. Mais les investissements consentis depuis le début du siècle ne seront gagnants que s’ils entraînent un report modal massif, de la route au rail, et s’ils s’accompagnent d’un mouvement d’envergure vers la transition écologique, à échelle européenne.