Affaire Thoma

Un si petit pays...

d'Lëtzebuerger Land vom 21.06.2000

Point de nouveau « effet Procola » en vue pour le Luxembourg, du moins pour l'instant. Dans leur décision sur la recevabilité de la requête présentée devant la Cour européenne des droits de l'Homme par Marc Thoma, les sept juges strasbourgeois ont bel et bien déclaré recevables les griefs concernant la liberté d'expression. Mais ils ont aussi décidé de ne pas donner suite aux allégations de Marc Thoma  quant à une violation de l'article 6§1 de la Convention européenne des droits de l'Homme, au grand soulagement des responsables du ministère de la Justice, mais aussi d'une partie de la nomenclature du monde judiciaire. Car si, en fin de compte, la probabilité que Thoma obtienne gain de cause au sujet de la liberté d'expression est généralement considérée comme grande, il s'agirait là d'un moindre mal - et ce malgré le fait qu'une telle décision « condamnerait » pas moins de trois décisions prises par le Tribunal d'arrondissement de Luxembourg, la Cour d'Appel et la Cour de cassation dans l'affaire opposant 63 gardes et ingénieurs forestiers au journaliste Thoma. 

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de droit civil (...). » L'avocat de Thoma, Maître Paul Urbany, a invoqué une violation de l'article 6§1 de la Convention en soulevant des questions fondamentales sur l'impartialité et l'indépendance de la Cour de cassation. Si une condamnation de l'État luxembourgeois à cause d'une violation de l'article 10 de la Convention, consacrant la liberté d'expression et d'opinion, se limite à une réparation matérielle au bénéfice de Thoma, la prise en compte d'une violation de l'article 6§1 de la Convention se serait traduite par un chamboulement de l'organisation judiciaire.

Dans l'affaire Procola, Maître Fernand Entringer avait soutenu qu'une seule entité - le Conseil d'État - était juge et partie en ce qui concerne la législation administrative. La Cour de Strasbourg l'a suivi sur ce chemin. Le Conseil d'État intervenant directement et activement dans la procédure législative - l'institution doit aviser tout projet, toute proposition de loi et peut refuser la dispense du deuxième vote constitutionnel si ses observations n'ont pas été suivies -, les juges ont estimé que ce même Conseil d'État ne pouvait pas - par le biais du Comité du contentieux, à l'époque la juridiction administrative du Grand-Duché - être simultanément juge en interprétant des textes législatifs à la rédaction desquels il a collaboré. Cette décision a non seulement rendu impérative la création des Tribunal et Cour administratifs, sonnant le glas du Comité du contentieux, mais a aussi accéléré la création d'une Cour constitutionnelle. Les répercussions de la décision de Strasbourg sur l'organisation judiciaire au Luxembourg furent certes énormes, mais ont néanmoins imposé les démocratisation et modernisation nécessaires de l'appareil judiciaire luxembourgeois. Les observations du gouvernement présentées aux juges, essayant de cautionner la situation existante à l'époque par la petite taille du pays furent rejetés.

Dans l'affaire Thoma, la partie requérante soulève plusieurs éléments tendant à prouver que l'impartialité et l'indépendance de la Cour de cassation luxembourgeoise ne sont pas assurées. Si le Luxembourg connaît bel et bien les trois degrés de juridiction, il n'en reste pas moins que les deux degrés supérieurs : la Cour d'appel et la Cour de cassation, sont regroupées au sein de la Cour supérieure de Justice et ne sont pas, comme c'est le cas en France, de laquelle le Luxembourg a hérité son système juridique, deux corps clairement séparés. Ainsi, des cinq magistrats composant la Cour de cassation, trois y siègent exclusivement alors que deux autres magistrats proviennent de la Cour d'appel. De surcroît, en cas d'empêchement d'un des magistrats de la Cour de cassation, celui-ci est remplacé par un juge de la Cour d'appel. Suite à quoi, la Cour de cassation peut être composée pour sa majorité de juges de la Cour d'appel - comme c'était d'ailleurs le cas pour la composition de la Cour de cassation qui a examiné les pourvois dans l'affaire Thoma.

Le mémoire retient que, de la sorte, « les magistrats composant la Cour de cassation sont donc soumis (...) à diverses contraintes morales, psychologiques et humaines lorsqu'ils exercent leur compétence de censure des décisions de la Cour d'appel, puisqu'ils sont appelés à contrôler la légalité et la régularité des décisions rendues par des personnes avec lesquels ils siègent régulièrement et qui occupent des bureaux voisins. Ces contraintes sont amplifiées par le caractère 'brutal' de la procédure de cassation, où suite à un constat de 'violation' de la loi ou des formes, la décision rendue [par la Cour d'appel] est 'cassée' et 'annulée' ».

Le gouvernement luxembourgeois, dans ses observations, rejette cette thèse. L'indépendance et l'impartialité de la Cour de cassation seraient assurées par la loi sur l'organisation judiciaire qui stipule que les magistrats de la cassation ne peuvent siéger en Cour d'appel et que les magistrats qui ont jugé en Cour d'appel ne peuvent pas siéger en cassation concernant la même affaire. Une séparation en deux corps indépendants l'un de l'autre de la Cour de cassation et de la Cour d'appel serait inopportune, un petit pays comme le Luxembourg ne pouvant se permettre le luxe - chaque année, les juridictions luxembourgeoises soulèvent, dans leur rapport annuel adressé au ministère de la Justice, le manque de magistrats - de créer une Cour composée de cinq magistrats permanents dont le nombre des affaires à traiter est « assez limité ».

Ce raisonnement, se basant sur l'exiguïté du territoire, n'a pas été suivi dans l'affaire Procola, mais a trouvé l'acquiescement des juges dans l'affaire Thoma. Certes, c'est le mélange des genres au sein du Conseil d'État, en tant qu'acteur dans la procédure législative et de juge administratif par son Comité du contentieux, qui était à la base de la décision dans l'affaire Procola. En ce qui concerne l'organisation de la Cour supérieure de Justice, la Cour de Strasbourg estime que les garanties pour une impartialité objective sont données - mais met en même temps l'accent sur le fait que « la loi sur l'organisation judiciaire (...) a été élaborée en tenant compte de la taille du pays ».

La différence entre les deux affaires semble donc aussi résider dans le nombre d'affaires à traiter : si les juridictions administratives doivent traiter un nombre important d'affaires, la Cour de cassation n'en connaît que relativement peu. La Cour de cassation a tenu 37 audiences publiques pour l'année judiciaire 1998-1999 et rendu 110 arrêts pour 131 recours introduits. Au 16 septembre 1999, 87 affaires étaient encore pendantes - tendance à la hausse. Pour comparaison, la Cour administrative a été saisie pendant la même période de 164 affaires nouvelles et a rendu 126 arrêts ; les deux chambres du Tribunal administratif ont rendu 493 jugements (dont 179 jugements de radiation) et 68 décisions en matière fiscale.

Pour l'instant le Luxembourg n'a pas été contraint à revoir l'organisation de ses deux degrés de juridiction supérieurs. D'autres requêtes relatives à une prétendue violation de l'article 6§1 de la Convention ont été introduites par des particuliers devant cette même Cour européenne des droits de l'Homme - mais il est peu envisageable que la Cour revienne, pour l'instant, sur sa décision initiale.

Toutefois, devant le nombre croissant d'affaires auxquelles sont confrontés les tribunaux luxembourgeois, une Cour de cassation constituée en corps indépendant est envisageable. Elle permettrait de surcroît de distinguer clairement les rôles et fonctions répartis entre les deux juridictions concernées. Car même si la Cour de Strasbourg octroie à la Cour supérieure de Justice « l'assurance d'une impartialité objective », et estime que, en ce qui concerne l'impartialité subjective, « l'optique du justiciable ne joue pas de rôle décisif », le doute que l'impartialité n'est pas totalement garantie, au vu de la promiscuité et des interférences des deux juridictions, persiste.

marc gerges
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