Entretien avec Cyril Chiche, entrepreneur et ambassadeur des technologies financières, sur l’avenir des services financiers. Business case et perspectives éclairées

« Aucune fintech n’a tué de banque »

d'Lëtzebuerger Land vom 07.05.2021

D’Lëtzebuerger Land : Monsieur Chiche, vous rencontrez un certain succès avec Lydia, plateforme novatrice de services métabancaires (voir encadré). Comment le quantifiez-vous ?

Lydia emploie 130 personnes et comptera environ 200 salariés d’ici la fin de l’année. Le nombre d’utilisateurs, cinq millions, nous semble un bon indicateur. Mais aussi le volume de transactions, quatre milliards d’euros en 2020. C’était moitié moins il y a un an. Nous connaissons donc une forte accélération. Nous n’avons jamais fait d’acquisition marketing payant, que du bouche à oreille et de la qualité produit. Le paiement, l’échange d’argent est un sujet éminemment social. Une pièce de monnaie est l’objet qui change le plus de mains dans sa vie. C’est par nature qu’on le manipule, mais si l’échange n’est pas bon, cela s’arrête au bout d’une transaction. La chaîne ne continue pas. On n’a pas l’effet de réseau. 

La crise ne vous a pas trop affectés ?

Nous aurions pu imaginer être très violemment touchés. La vie sociale s’est arrêtée. La transaction sociale est le coeur de l’application. Cela a été catastrophique en mars 2020. Du jour au lendemain nous avons perdu 75 pour cent du volume, la première baisse depuis le premier jour. Puis mi-mai, c’est reparti comme au 12 mars. En juin, nous avons fait le plus gros mois de toute l’histoire de Lydia. Puis le record a été battu en juillet, en août et en septembre… puis cela a reconfiné en octobre. Entretemps nous nous sommes rendu compte que nos utilisateurs adoptent Lydia pour les paiements commerciaux. Même si on consomme de manière limitée, ce type de transaction est largement plus récurrent que les remboursements entre amis. Cela a pris le pas sur le P2P Payment et nous avons quasiment doublé notre volume de transaction.

Lydia a grandi dans les universités. Les jeunes restent le cœur de cible de l’application ?

La tranche d’âge la plus concernée reste les jeunes, mais cela bouge. D’abord, vous et moi nous nous rendons bien compte que la jeunesse est temporaire. Puis, quand ils arrivent dans les entreprises, les utilisateurs convainquent de la pertinence du produit. Alors oui, nous constatons une forte prévalence des 18-30 ans. À peu près 35 pour cent de cette tranche d’âge a un compte Lydia en France. Cela grossit d’un point de pourcentage par mois. C’est très société, très profond dans cette génération-là. C’est
68 pour cent de notre base, cette tranche d’âge-là. Mais aujourd’hui les deux tranches qui grossissent le plus vite sont les 30-35 et les 35-45. Cela représente 25 pour cent de notre base. Évidemment, les nouveaux services développés permettent de parler à des catégories plus larges.

Vous avez pour objectif permanent la satisfaction d’un service pour l’utilisateur ?

Nous nous inspirons beaucoup du cash. Comment ça marchait avant. Nous avons conçu notre plateforme banking pour que carte et compte ne soient pas liés. Aujourd’hui la carte Lydia est connectée par défaut à mon solde Lydia. Mais je peux à tout moment choisir quelle poche d’argent est débitée. On va créer des poches qu’on peut partager avec d’autres. On peut avoir un compte couple. Un compte vacances. Un compte cagnotte d’anniversaire. On ajoutera juste une URL qu’on rendra publique. Ce ne sont que des moyens d’exposer une poche d’argent à plus ou moins de personnes et de la connecter à des sources d’argent différentes.

Depuis la directive sur les services de paiement (PSD2) vous travaillez à d’autres solutions financières 

Nous avons ajouté des fonctionnalités métabancaires qui font de Lydia un hub de pilotage. Je peux voir tous mes comptes, faire des virements depuis tous mes comptes. Améliorer ma vision de mes comptes. Depuis qu’elle a fait rentrer l’information dans son champ d’activité, fin des années 1970 début des années 1980, la banque a décidé d’exposer à l’utilisateur la complexité de son système informatique. Elle nous a obligés à apprendre le fonctionnement de ses différents systèmes pour utiliser notre argent. Quand vous faites un virement, vous demandez à la personne en face un Iban, un numéro d’identification unique du système informatique. Par contre quand vous faites un chèque, vous ne demandez pas l’Iban. Vous vous moquez du numéro de compte. Quand on donne du cash, on ne signe rien. C’est absurde. La tech doit simplifier la vie. Nous voulons revenir au concept de natural banking et à l’humain dans la conception et dans le rendu. Nous avons commencé à faire des choses basiques qui rendent la gestion plus humaine. Nous avions créé des poches d’argent. Nous rajoutons des comptes bancaires. On peut y associer des photos, donner des noms, identifier des cartes.

Avec l’embedded finance et l’intégration de services financiers à l’acquisition du produit (crédit et assurance fournies par le concessionnaire automobile par exemple) ou l’open banking, les plateformes s’intercalent entre la banque et son client. Les banques paraissent parfois inutiles, obsolètes, ringardes…

En réalité cette possibilité est aussi offerte aux banques. Elles pourraient faire un Lydia. Elles ne le font pas. Pourquoi ? Sans doute que ça marche tellement bien depuis tellement d’années qu’il n’y a pas vraiment de stress particulier. Si vous regardez les bénéfices réalisés par la plupart d’entre elles, il n’y a pas de raison de s’énerver et de tout changer. Si nous pouvions faire ce résultat, nous serions contents. Je n’ai jamais pensé que les banquiers n’étaient pas intelligents. Au contraire. Ils gèrent leur priorité d’une manière très différente.

Vous n’avez pas de licence bancaire, mais vous devez remplir des obligations de conformité. Comment vous organisez-vous ?

Jusqu’à maintenant nous avons fonctionné avec un set up très encadré. Au lieu d’avoir les licences nous-mêmes, nous sommes devenus agents d’entités, six ou sept, qui disposent de licences. Elles reportent sur nous les obligations. Aussi, aujourd’hui, nous sommes dans une réflexion avancée pour aller chercher notre propre agrément. Se déployer à l’étranger, même si ce n’est que dans la zone euro, implique que chacun de nos partenaires doit projeter le même déploiement. Cela peut générer des conflits de roadmaps. 

Où envisagez-vous de prendre votre licence ?

Nous réfléchissons à différents scénarios. Quelle juridiction pour quelle licence. Nous avons une préférence pour la France, mais nous ne sommes pas dogmatiques.

Lydia n’est pas disponible au Luxembourg ?

L’application n’est pas encore dans le store luxembourgeois. Nous avons mis l’application dans des pays où l’on teste avant d’ouvrir, sans mettre de staff, en Allemagne ou en Belgique par exemple. Mais nous n’opérons aucune activité sur place. 

Votre plateforme étend son empreinte en Europe. N’y a-t-il pas de champion européen ?

Étonnamment non. Il n’y a pas de grands acteurs du P2P en Europe. Les grands acteurs du P2P c’est Venmo aux États-Unis, We chat Pay en Chine (dont l’actionnaire Tencent est aussi au capital de Lydia, ndlr). Le seul acteur vraiment mondial qui l’est tellement qu’on a oublié qu’il avait été créé pour ça c’est Paypal, Pay a pal… paie un pote. Au départ c’était ça. Ça a dérivé en service de paiement pour une plateforme de commerce en ligne mais le service de paiement de pair à pair existe dans tous les pays.

Des géants de l’internet, comme Amazon, Facebook ou Apple se lancent dans le paiement. Ils ont des capitalisations boursières démesurées et d’aucuns les voient remplacer les banques à terme. Y croyez-vous ?

Non. Non. Non. Il faut arrêter avec ce fantasme du winner takes all. Ça n’existe pour rien. Aucune fintech n’a tué de banque. Partout sur la planète, il y a des lois anti-monopole. On ne peut pas imaginer que les banques disparaîtront. Elles existent depuis des centaines d’années et elles génèrent pour beaucoup des milliards de bénéfices. Ce ne sont pas des petits êtres faibles prêts à se faire croquer par les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft, ndlr.) ou des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi, ndlr.). Est-ce qu’il va y avoir une redistribution du marché ? C’est possible. Vont-ils en faire partie ? C’est possible. Mais honnêtement, ça fait déjà des dizaines d’années qu’ils sont sur ces sujets-là. Si vous regardez dans l’histoire de Google ou d’Apple, ils ont déjà essayé plein de fois de créer des produits financiers. Ils sont loin d’avoir réussi à chaque coup. La réalité est que le grand gagnant de tout ça, c’est le consommateur. Il a accès à des services qui sont infiniment meilleurs, à un meilleur prix, plus rapides, plus diversifiés. Alors qu’avant, on ouvrait un compte enfant et ça y c’était terminé. Il va y avoir plus de mobilité bancaire.

Donc un fantasme…

Je ne vois aucun schéma qui permettrait de penser cela et aucun gouvernement laisser faire. Par contre, une chose est sûre, on n’a pas compris en Europe qu’on avait un problème de souveraineté avec les produits financiers. Cette souveraineté on l’a abandonnée il y a bien longtemps, notamment pour tout ce qui est paiement (la quasi intégralité du paiement par carte est traité par les sociétés américaines Visa, Mastercard et American Express, ndlr). La question, on aurait dû se la poser y a longtemps. On peut se la reposer aujourd’hui. Est-ce qu’on a besoin d’avoir une souveraineté dans les services de paiement ? Peut-être que oui. On peut le dire maintenant. Si quelqu’un de mal intentionné occupe la Maison Blanche et décrète qu’il est interdit de traiter avec l’Europe, là le commerce européen de détail s’interrompt dans la seconde. Intégralement.

L’inquiétude concernant Facebook tient au fait que cette société détient un volume de données qui dépasse largement le périmètre des paiements.

La crainte existe, mais elle cache un certain paradoxe. On arrête Facebook pour se lancer sur Instagram et on clique sur « tout accepter » juste pour voir la page. Je suis très sensible aux efforts entrepris pour le RGPD (règlement général sur la protection des données). Je passe du temps à chaque fois à refuser, refuser, refuser. Mais je vois bien que je suis un cas isolé. Les gens donnent déjà les données. Il va falloir au moins deux générations pour qu’on se rende compte de la valeur des données personnelles. 

La thématique de la blockchain se développe également. Utilisez-vous cette technologie de registre distribué, est-ce que d’une manière ou d’une autre les services financiers changeront avec cette infrastructure ?

Alors là je vais vous dire, ce n’est pas vraiment une discussion que j’ai envie de mener. Je pense que blockchain, c’est un buzzword. C’est un débat pour les architectes et administrateurs de bases de données. On ne discute pas au café de schéma de base de données. En vrai, cela n’intéresse personne. Je peux vous dire que nous utilisons plein de types différents de bases de données chez Lydia, mais le seul qui va vous intéresser, c’est blockchain. Pourquoi ? On ne sait pas. C’est une mode. Alors oui, pour faire certaines choses, la blockchain c’est bien. Mais on a mélangé blockchain et crypto parce que la crypto utilise la technologie blockchain mais la blockchain, on voit bien que ça sert surtout à faire des cadastres..

Parcours de vie et d’entreprise

En bon entrepreneur rompu au pitching, Cyril Chiche narre la logique incrémentale à renforts d’anecdotes. Sa sortie d’école de commerce et l’ambition de travailler dans la mode : pas de stage rémunéré, « je ne voulais pas travailler gratuitement. » Un copain lui propose un stage dans une société de stockage de données informatiques en tant que commercial. Il y décroche un CDI puis part après l’explosion de la bulle internet. Il reste dans le B to B, fonde Avitis, un éditeur de logiciel. Puis la crise financière secoue à nouveau sa petite entreprise. « Je me suis dit ‘faut changer de voie, t’es en train de t’épuiser’. Dans du B to C, ce n’est pas des grands appels d’offre qui durent deux ans. » Il réfléchit, voyage. Le paiement via le smartphone est annoncé par Gartner depuis des années, la technologie est là, mais peu se jettent à l’eau sur le Vieux Continent. Alors il se trouve un associé, Antoine Porte. Ils créent l’outil de paiement, mais n’ont pas les moyens de financer une campagne d’acquisition B to C. « Donc on demande à des pros de voir un intérêt légitime dans notre application… évidemment c’était une très mauvaise idée. » Les refus des indépendants et commerçants nomades s’amoncellent. L’intérêt naît à l’université où un BDE (bureau des étudiants) se saisit du moyen de paiement, puis l’ensemble de leurs camarades, puis la cantine. Le schéma se reproduit mécaniquement dans un millier de campus avec le P2P (peer-to-peer) Payment comme pierre angulaire. Cyril Chiche siège aujourd’hui au board de France Fintech, le lobby du secteur dans l’Hexagone, et appartient à ses figures emblématiques. pso

Pierre Sorlut
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