Porte d’entrée Aznavour avait raison : la misère est moins pénible au soleil. En ce mardi après-midi, la pluie douche sur la place du Brill (officiellement appelée place de la Résistance) et les envies de s’y attarder. Parler de misère est certainement exagéré, mais ce quartier du centre de la deuxième ville du pays reste l’un des plus pauvres. Les statistiques ne trompent pas : taux de chômage élevé, nombre supérieur à la moyenne de bénéficiaires du Revis. Le Brill (avec Uecht et Al Esch) fait partie des quartiers les plus peuplés et comptant le plus d’étrangers (plus de 75 pour cent). Il affiche davantage de logements sociaux. C’est aussi un quartier plus jeune (avec quarante pour cent d’habitants de moins de trente ans) et plus masculin que le reste de la ville. Porte d’entrée, lieu de passage, le centre-ville se caractérise également par une faible durée de résidence : Quand l’ascension sociale le permet, les habitants partent s’installer dans d’autres quartiers ou communes moins denses et plus verts.
Le visage du Brill est néanmoins en train de changer après avoir connu un ravalement considérable autour de 2015 avec la création du parking souterrain, le réaménagement de la place, la reconfiguration de la circulation et la rénovation des rues voisines. Certains travaux sont d’ailleurs toujours en cours ; en la matière Esch n’a rien à envier à la capitale. Le projet d’aménagement de la place par le paysagiste algéro-allemand Kamel Louafi (dont plus personne ne se souvient du leitmotiv des « cinq continents ») avait pour ambition de créer « un espace paysager de rencontre et de détente » dans un quartier qui compte très peu de verdure. Le rapport préparatoire au Plan d’aménagement général réalisé par le bureau architecture + aménagement notait que le quartier du Brill offre « peu d’espaces de communication, ainsi que peu d’espaces pour les activités de loisirs de proximité ». Il recommandait de donner « aux citoyens des lieux de rencontre dans l’environnement résidentiel proche, qui permettent l’interaction sociale. »
Après un long marasme caractérisé par la fermeture des commerces, de nouvelles enseignes font leur apparition dans le domaine de la restauration et de nouveaux magasins de proximité fleurissent. Les boîtes d’intérim, les agences immobilières, les réparateurs de téléphones ou les agences d’envoi d’argent restent cependant ancrées dans le paysage, tristes symboles du manque d’attractivité des rues voisines. Malgré l’initiative Claire (pour Concept Local d’ActIvation pour la Revitalisation commerciale d’Esch) de nombreux locaux restent vides. On est donc encore loin de la ville dynamique vantée dans les publicités. Loin aussi d’une gentrification bobo souhaitée par certains et dont l’année culturelle fait partie. En 2017, au lendemain de son élection à la tête de la commune, le bourgmestre Georges Mischo (CSV) déclarait, avec une vision utilitariste souvent dénoncée depuis, que « Esch2022 devait être un tremplin pour des artistes, des start-up, pour faire du business et une occasion pour relancer le commerce, attirer l’artisanat et les banques ».
Arpentage Sous la pluie donc, pas de gamins à vélo, pas de jeunes à radio. Tout juste des passants pressés d’aller faire leur courses ou des parents qui attendent leurs enfants à la sortie de ce qui est la plus grande école primaire du pays. Ils n’ont pas un regard pour l’installation qui est en train d’être construite à l’angle sud-ouest de la place. Une demi-douzaine de gars s’activent avec des panneaux en bois pour monter une structure, à peine gênés par les intempéries. Il faut dire que le travail en extérieur, ça les connaît, c’est même le fondement de leur activité. Invité par Esch2022 (à l’initiative de Christian Mosar quand il en était encore directeur artistique), le collectif français KompleX KapharnaüM s’est fait connaître depuis plus de vingt ans par ses interventions dans l’espace public. « Nos dispositifs d’arpentage et d’amarrage dans la ville forment le socle de nos créations et se nourrissent des rencontres avec les habitants », commente Pierre Duforeau, le directeur artistique de la compagnie installée à Villeurbanne, à côté de Lyon. L’idée initiale était de mettre en œuvre ce projet en amont de l’année culturelle, pour apporter de la substance et de la matière à travers leur lecture sensible de la ville (substance qui fait justement défaut au programme de l’année culturelle). Le Covid en a décidé autrement et le projet Bloom ne voit finalement le jour que cette semaine. Le travail de recherche mené par l’équipe pluridisciplinaire de KompleX KapharnaüM a commencé en 2021 : « Nous avons sillonné la ville, en frappant aux portes pour rencontrer les habitants et les habitantes, avec pour objectif de glaner des récits personnels et ainsi de façonner un paysage sensible et mémoriel du territoire », détaille le directeur artistique.
Chaque mois, quatre à cinq personnes ont ainsi capté différents aspects de la vie eschoise. Ces graphistes, peintres, vidéastes, designers sonore, auteurs, photographes ou musiciens ne « savaient rien » de ce qu’ils allaient voir et ceux qu’ils allaient rencontrer. « On arrive sans idée préconçue, avec curiosité, pour s’imprégner des différentes histoires, des vécus, des parcours ». De contacts en contacts, de rencontres en rencontres, les membres du collectif se font « poreux » et « éponges » pour glaner les témoignages qui seront le matériel de leur intervention urbaine. Ils collectent récits, images, anecdotes, documents. Leur Imprimé de rencontres eschoises et leur fil Instagram (#bloomkxkm) relatent ces expériences. On y croise « Vera, croisée par hasard sur le parvis de l’université lors d’un atelier de teinture de tee-shirts. Elle est de la troisième génération portugaise et nous parle d’une enfance entre communautés portugaise et italienne » ou « Éric, rencontré sur une place entre deux paniers de basket. Il a la nostalgie des vielles usines, il y passait ses journées et soirées avec ses potes, ils s’y sentaient libres. /.../ On a rasé leurs souvenirs. » Des rencontres de personnalités plus établies ont également lieu avec des chercheurs du C2DH, les artistes de Cueva ou ceux de noc.turn, les équipes du FerroForum ou du Chiche.
Remix Le concept de Bloom fait référence aux barres d’acier, produits semi-finis de la sidérurgique, mais aussi à l’idée de floraison. Le projet navigue ainsi entre passé et futur et pose diverses questions : Que va-t-il fleurir sur les vestiges du passé ? Quelle sera la ville de demain ? « Notre ambition est de faire circuler la parole de ceux qui vivent ici qu’ils y soient nés ou non, qu’ils soient là de longue date ou de passage ». Sur la structure éphémère en train d’être montée sur la place du Brill on peut lire : « Le point de départ, c’est la terre ». « La terre, c’est à la fois le sous-sol avec le minerai et la surface, les mètres carrés des friches qui cherchent une nouvelle attractivité », détaille Pierre Duforeau qui admet que « la culture est une porte d’entrée pour les promoteurs immobiliers ». À partir de ce vendredi, le Square Bloom et son café sont donc installés sur la place du Brill. Chaque jour, jusqu’au 27 mars, rencontres, conversations, ateliers sont proposés. Des concerts et performances sont programmés les vendredis et samedis soirs. Sur les structures en bois, des images d’archives seront progressivement remixées (le terme était présent dans la communication du collectif avant qu’il ait été choisi comme slogan à l’année culturelle) avec des photos, textes, typos, documents et cartes actuels. Différents procédés visuels vont masquer, colorer, transformer les photos originales. Sur les cartes postales annonçant la manifestation, on lit : « une place publique, récréative, conviviale, animée, manifestante ». Le premier texte indiquait « bruyante », mais le terme a été retoqué par les responsables d’Esch2022 qui savent que c’est exactement ce que craignent les riverains : le bruit. (« C’est la seule chose qu’ils nous ont fait changer »). Trois cartes sont distribuées, avec des motifs simples : un tas de terre (en luxembourgeois), une fleur (en français) et une pelle (en portugais)… chacun est libre d’interpréter ces associations. La participation du public, appelé à « faire émerger des désirs, y compris alternatifs, pour la ville » est la clé de cette intervention qui devrait « faire date en créant un précédent »... Si que la pluie ne s’invite pas au rendez-vous.