Les Gardiennes, septième pièce de l’auteur et metteur en scène Nasser Djemaï, également comédien et directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry-CDN du Val-de-Marne, viennent d’investir le studio des Théâtres de la Ville de Luxembourg, coproducteur de ce spectacle qu’il a inscrit dans son cycle « L’intime et le politique ».
Il est bien question d’espace privé et d’espace public dans ces Gardiennes qui traitent de sujets de société : la vieillesse et la dépendance, l’isolement et la solitude, l’écart générationnel et l’incommunicabilité, les relations familiales et filiales, les liens amicaux, la communauté et la solidarité, le monde du travail et les luttes ouvrières… Nasser Djemaï s’empare de ces thèmes forts à la fois avec gravité et légèreté, toujours avec humour, sensibilité et poésie. Histoires personnelles et collectives y sont inséparables, mondes d’hier et d’aujourd’hui s’entrechoquent, réel et rêve se mêlent, visible et invisible se font écho, personnages réels et mythologiques se croisent, conte fantastique et théâtre social sont liés.
L’histoire se cristallise autour de Rose (Martine Harmel, aussi danseuse), octogénaire qui, après une chute, est en fauteuil roulant. Elle a aussi perdu la parole. Dans son appartement, trois voisines qui habitent le même immeuble, anciennes collègues de l’usine de textile et camarades du combat syndicaliste, ont emménagé et s’occupent d’elle. Rose aime la musique, les chansons italiennes qui évoquent ses origines. Hannah (attachante Chantal Trichet dans un personnage exubérant et attendrissant) est malade mais fumera jusqu’au bout, elle qui se sent désormais libre. Margot (Coco Felgeirolles), coquette, aime aller chez le coiffeur et rêve de s’en aller refaire sa vie. Suzanne (Claire Aveline), voyante, s’aventure la nuit dans les marécages. Un peu magiciennes, un peu sorcières, ces gardiennes convoquent le passé (la cité engloutie, les êtres chers disparus). De là à faire surgir mythes et mythologies, il n’y avait qu’un pas.
L’insolite quatuor a trouvé ses rythmes et ses routines pour mettre un peu de sens, de gaité et d’extraordinaire dans son quotidien, perturbé par l’arrivée de Victoria (étonnante Sophie Rodrigues), la fille de Rose, femme forte et fragile, qui veut placer sa mère dans une maison médicalisée, débarrasser et vendre l’appartement. Le petit clan doit dès lors quitter les lieux. La guerre est déclarée, les hostilités sont lancées. Mais les choses prendront une autre tournure, l’étrange surgit, les affaires de Victoria disparaissent, ses repères vacillent, elle est au bord de la crise de nerfs. Après moult péripéties, elle deviendra pourtant à son tour une gardienne…
Jonglant avec plusieurs registres et strates temporelles, Nasser Djemaï qui laisse un bel espace aux comédiennes, met habilement en scène des univers qui coexistent et fait naître le fantastique en semant une inquiétante étrangeté dans le réel : sons saisissants, images et lumières fulgurantes, couleurs changeantes (on ira du clair au sombre), accessoires bien caractérisés... Il insuffle un rythme soutenu au spectacle, alternant scènes réalistes, intimes (chaque personnage se raconte), heureuses (Victoria filme la joyeuse tribu), cocasses (contrôle médical en blouses blanches), délirantes (gâteau d’anniversaire de Rose), conflictuelles (entre Victoria et le trio), violentes (entre Victoria et sa mère) ou surnaturelles (fantômes qui marchent sur l’eau). Tantôt on est ému, on a la gorge nouée, tantôt on rit, tantôt on est pris dans les vertiges du conte (impressionnante création vidéo d’une nature menaçante). De beaux tableaux de groupe se forment.
Quand on entre dans la salle, le spectacle a déjà commencé : les gardiennes s’affairent dans le foyer (intérieur vieillot, en bois) plein de bobines de toutes les couleurs. Rose rembobine du fil à moins qu’elle ne (re)fasse des nœuds de tisserand... Un geste qu’elle transmettra à Victoria dans une émouvante scène placée sous le signe de la sororité, les quatre femmes déroulant en musique un fil rouge, celui de leur vie, celui de la vie.
Les Gardiennes de Nasser Djemaï, un spectacle puissant et touchant, porté par un beau quintette de comédiennes.