Les salariés de plus en plus victimes d’une redistribution inégalitaire des richesses. En cause : les nouvelles technologies. Mais pas que…

Mauvais partage

Réception à la Spuerkeess
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 20.09.2024

La médiatisation des travaux de Thomas Piketty et le succès de son livre Le capital au XXIe siècle paru en 2013 (2,5 millions d’exemplaires vendus en quatre ans dans le monde entier, hors éditions de poche) ont permis au grand public de se familiariser avec un thème cher aux économistes depuis des décennies, celui du partage de la richesse créée entre les revenus du travail et ceux du capital. De nombreuses autres études sur la question ont vu le jour depuis une dizaine d’années. La dernière en date a été publiée le 4 septembre par l’Organisation internationale du Travail (OIT) dans le cadre de son rapport annuel intitulé « Perspectives sociales et de l’emploi dans le monde ».

L’étude de dix pages réalisée par l’OIT se caractérise par l’ampleur de son spectre géographique - un échantillon de 36 pays, composés pour la plupart d’économies avancées car elles disposent des données requises – et par la durée de la période observée, de 2004 à 2024. Elle révèle que la part des revenus du travail a diminué de 1,6 point en vingt ans, passant de 53,9 à 52,3 pour cent des richesses créées. Plus du tiers du déclin total observé au cours de ces deux décennies (0,6 point soit 37,5 pour cent) s’est produit de 2020 à 2022, trois années marquées par la pandémie de Covid-19. En revanche la proportion est restée stable depuis.

Deux remarques méritent d’être faites à ce stade. La baisse n’a pas été constante, des rebonds éphémères ayant été enregistrés en 2009 et en 2019. La part du travail est très différente selon les zones géographiques, les pays arabes (33 pour cent) et les pays africains non-arabes (47,3 pour cent) se situant loin de la moyenne en 2024, tandis que l’Asie-Pacifique en est proche (51,9 pour cent) et que l’Europe et l’Asie centrale (54 pour cent) et les Amériques (54,7 pour cent) sont au-dessus. Toutes les zones ont connu une baisse depuis 2019, à l’exception de l’Europe dont le rebond en 2023-2024 explique la stabilité de la moyenne générale.

Même si la baisse semble modeste en termes de points de pourcentage, elle représente en 2024, pour les personnes percevant des revenus du travail, un manque à gagner de 2 400 milliards de dollars (en PPA constante) par rapport à ce qu’elles auraient perçu si la part du revenu du travail était restée stable depuis 2004. De nombreux facteurs ont été évoqués, dans la littérature académique, comme ayant contribué à la baisse de la part du travail dans la richesse créée, notamment les évolutions des marchés des biens et des services, du travail et des capitaux.

La mondialisation est également incriminée, en raison de son rôle dans la délocalisation d’une partie des productions intensives en main d’œuvre et dans l’affaiblissement du pouvoir de négociation des salariés. Toutefois, selon l’OIT, la principale explication tient à l’impact des nouvelles technologies. Au cours des deux dernières décennies, les innovations se sont traduites par des augmentations presque constantes de la productivité du travail et des revenus qui en sont tirés, ce qui est a priori favorable à une augmentation de la part des revenus du travail. Toutefois, si les progrès sont orientés vers l’automatisation, ils peuvent aussi contribuer à sa réduction. On retrouve ici le vieux thème du chômage technologique et de la « destruction créatrice » chère à l’économiste austro-américain Schumpeter (1833-1950) et au français Alfred Sauvy (1898-1990). Dans un ouvrage intitulé La machine et le chômage, ce dernier démontrait dès 1980 que les gains de productivité dus au progrès technique dans un secteur détruisent des emplois à court terme mais favorisent à long terme la création d’emplois dans d’autres secteurs.

Mais dans ce cas, la baisse de la part du travail dans le revenu national ou le PIB serait temporaires, alors que l’OIT l’observe sur une durée de vingt ans. L’explication tient à la nature des emplois créés. Depuis quelques années, on observe que les nouvelles technologies ont surtout permis la création d’emplois moins qualifiés et moins payés que ceux qu’ils sont censés remplacer. C’est cette pression à la baisse des « nouveaux salaires » qui serait la cause de la diminution de la part du travail. La question devient aigüe avec les avancées récentes dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA) : selon l’OIT, elles pourraient exercer une pression supplémentaire à la baisse de la part des revenus du travail. L’OIT réclame, « si les schémas historiques devaient persister, une réponse politique plus forte dans un large éventail de domaines pertinents, pour garantir que tous les avantages de l’IA soient largement distribués ».

Cela étant, si la part du travail a diminué en valeur relative, cela ne signifie pas que les revenus du travail ont diminué en valeur monétaire. Bien au contraire, entre 2004 et 2024, les salaires par heure travaillée ont augmenté de 53 pour cent au niveau mondial. Une évolution favorable due à la progression de la productivité du travail, mesurée en tant que PIB par heure travaillée, qui dans le même temps a crû de 58 pour cent, largement portée par les nouvelles technologies. Mais toutes les études montrent que, depuis les années 90, les gains de productivité ont été de plus en plus faibles, conséquence, entre autres, de la tertiarisation croissante des économies, un phénomène entrevu dès les années 1950 par le français Jean Fourastié.

Les chiffres de l’OIT ne laissent guère de place au doute, car une hausse de 58 pour cent en vingt ans représente une progression moyenne de seulement 2,32 pour cent par an. Par voie de conséquence, les salaires augmentent également moins vite que dans le passé, et le constat n’est pas récent. En France, l’institut statistique a établi qu’entre 1996 et 2022, soit sur un quart de siècle, le salaire net moyen dans le secteur privé n’a augmenté que de quatorze pour cent en euros constants, soit 0,5 pour cent de progression par an en moyenne. Encore ce chiffre est-il tiré vers le haut par la croissance du salaire des ouvriers (16,3 pour cent) les employés et les cadres étant beaucoup moins bien lotis (respectivement +11,2 pour cent et +3,4 pour cent).

Dans le même temps les profits des entreprises, mesurés par l’excédent brut d’exploitation, ont augmenté davantage (et bien que leur rythme de croissance soit affligé d’une grande volatilité). Selon Allianz, fin 2022, les marges bénéficiaires des entreprises de la zone euro avaient atteint 40,8 pour cent de la valeur ajoutée brute soit 0,6 points au-dessus de leur moyenne à long terme. Les explications sont nombreuses. Dans certains pays comme les États-Unis, et de plus en plus souvent au niveau mondial, la montée en puissance de grandes entreprises au fort « pouvoir de marché » leur permet d’augmenter facilement leurs prix (donc leurs bénéfices) et d’accroître leur pouvoir de négociation sur le marché du travail au détriment des salariés.

Pour l’américaine Celeste Drake, directrice générale adjointe de l’OIT, « les pays doivent agir pour contrer la baisse de la part des revenus du travail ». À cet effet, elle préconise « des politiques qui favorisent une répartition équitable des bénéfices économiques, incluant la liberté d’association, la négociation collective et une administration du travail efficace pour parvenir à une croissance inclusive et ouvrir la voie à un développement durable pour tous ».

Dans son étude de 2019, l’OCDE se montrait plus précise en recommandant une réforme des marchés des biens et services dans un sens favorable à la concurrence, ce qui ferait augmenter la part du travail « en réduisant la rente du producteur dont les détenteurs de capitaux bénéficient » et une augmentation des dépenses de formation, les travailleurs qualifiés étant, tous secteurs confondus, beaucoup moins soumis au risque de substitution lié aux nouvelles technologies.

L’étude de l’OCDE en 2019

En 2019, des chercheurs de l’OCDE ont publié un article académique où l’on retrouve, avec cinq ans d’avance, les conclusions de l’OIT mais avec un éclairage spécifique. Portant sur 31 pays, l’étude confirmait que, dans l’ensemble des pays de l’OCDE, la part du travail a baissé de 4,2 points entre 1995 et 2017 (sans préciser son niveau final), mais relevait d’importantes disparités géographiques. Plus de la moitié des pays étudiés (dont le Japon, l’Allemagne et les États-Unis) ont enregistré un recul prononcé tandis que parmi les autres la part du travail était constante ou en hausse : c’était le cas de la France, de l’Italie, du Royaume-Uni mais aussi du Luxembourg (+2,5 points).

Pour l’OCDE, comme plus tard pour l’OIT, c’est bien le progrès technologique qui expliquait, dans les 18 pays concernés par une baisse de la part du travail, la plus grande partie de la diminution, car il permet une baisse des prix relatifs de l’investissement et donc un accroissement de « l’intensité en capital ». L’OCDE apportait un éclairage sectoriel en notant que la baisse de la part des revenus du travail était particulièrement importante dans les secteurs où les tâches répétitives sont prédominantes (industrie principalement). Mais de façon générale la présence d’une forte proportion de travailleurs hautement qualifiés réduisait nettement la tendance à substituer le capital au travail.

Georges Canto
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