Entretien avec Gaston Stein, le nouveau bâtonnier

« Ouverts aux changements »

d'Lëtzebuerger Land vom 22.10.2009

Un mois après la rentrée judiciaire et l’arrivée du nouveau ministre François Biltgen (CSV), les gros chantiers du domaine de la Justice sont toujours en friche, parmi lesquels la création d’un Conseil supérieur de la magistrature. Le mois dernier, le nouveau bâtonnier Gaston Stein a été désigné par ses pairs pour diriger le Conseil de l’Ordre des avocats. Sa préoccupation principale est l’indépendance de la justice et la sauvegarde des libertés fondamentales.

d’Land : Un an après l’ouverture des bâtiments de la Cité judiciaire, les travaux ne sont pas encore tout à fait achevés, mais on peut dire que la justice fonctionne. Quels sont les prochains gros dossiers qu’il faudra amorcer ??

Gaston Stein : Les bâtiments, l’acoustique des salles d’audience fonctionnent. Maintenant, il faut s’atteler à la modernisation par l’informatisation de la justice. C’est élémentaire. Cela permettra notamment de réduire les délais. Plutôt que de vouloir tailler dans les procédures, qui sont importantes pour la sécurité juridique des justiciables, il faut miser sur un fonctionnement plus efficace de la justice. Je m’oppose catégoriquement à toute tentative de simplification des procédures qui mettraient en cause les droits de la défense. 

En d’autres termes, l’organisation de la justice doit être modernisée, reformée. C’est une question de volonté ?

Absolument ! Cela dépend des magistrats (du siège et du Parquet), des avocats qui, tous, doivent accepter l’outil informatique et avant tout de la volonté politique, parce qu’il s’agit d’investissements financiers conséquents. 

Quelles sont vos attentes après la désignation d’un nouveau ministre ?

Je suppose qu’il est sensible à ce problème, ne serait-ce que par sa fonction en tant que ministre des Communi­cations et des Médias. Nous aurons d’ailleurs une entrevue avec lui prochainement. Un autre point qui nous tient à cœur est la publication des décisions de justice. La qualité des jugements tient aussi à cette condition – pour pouvoir l’évaluer et établir une doctrine, il faut y avoir accès.

Jusqu’à présent, les jugements ne sont pas rendus publics – sauf ceux des juridictions administratives et de la Cour constitutionnelle. Ne pas mettre au pilori les personnes condamnées est l’argument régulièrement avancé par les opposants à la publication.

Il ne faut pas négliger deux aspects : d’abord l’accès de toutes les parties au procès aux informations judiciaires. C’est une question d’égalité des armes. Le côté jurisprudentiel est primordial. Ensuite, l’aspect scientifique d’une publication : des travaux doctrinaux importants sont en cours à l’Université du Luxembourg et les chercheurs s’intéressent aux décisions de justice sous son aspect scientifique pour élaborer une doctrine. Ils ne sont pas du tout intéressés par le côté spectaculaire de ces dossiers. C’est pour cette raison qu’il faut permettre le libre accès informatique aux décisions de justice – quitte à ce que certains jugements soient rendus anonymes pour éviter d’en exposer les protagonistes. 

Prenez l’affaire Clearstream en France, où le Président de la République est partie civile. Or, il a le droit de donner des instructions directes aux membres du Parquet. Dans ce cas, il est essentiel que les juges se trouvent au-dessus de la mêlée. Il faut veiller à ce que les magistrats du siège soient complètement indépendants du Parquet qui est le bras prolongé du pouvoir politique. Car par cet intermédiaire-là, l’exécutif peut renforcer sa politique répressive par exemple. Le terme allemand Staats­anwalt est d’ailleurs significatif pour montrer que le Parquet est l’avocat de l’État. C’est la raison pour laquelle celui-ci doit se trouver à pied d’égalité avec les autres avocats dans les procès pénal – ni plus, ni moins. Le juge, lui, ne doit pas être influencé. 

Ainsi, pour être indépendante, la magistrature du siège devrait disposer de son propre budget et de sa propre structure de gestion au lieu de dépendre du Parquet général. Le porte-parole récemment institué, est-il au service du Parquet – partie au procès – ou de la magistrature du siège qui a rendu les jugements ? L’objectivité de l’information est-elle garantie ? Toutes ces considérations devront alimenter les discussions autour de la création d’un Conseil supérieur de la justice. 

Alain Thorn, le président du groupement des magistrats, n’est pas convaincu de l’idée de faire participer des avocats au Conseil. Il plaide plutôt pour une composition exclusive de magistrats afin d’éviter que les jugements ne soient influencés par des considérations personnelles de carrière et d’avancement – un avocat qui fait partie du Conseil pourrait obtenir des résultats favorables pour son client parce que le juge craindrait que celui-ci puisse ensuite s’opposer à son avancement. Cela empoisonnerait le climat dans les prétoires, selon lui.

Je ne voudrais pas entrer dans une polémique, mais ces craintes ne sont pas fondées. D’abord, je ne suis pas d’avis que les relations entre juges et avocats sont aussi tendues que ça. Ensuite, je suis convaincu que les magistrats du siège prennent soin de garder jalousement leur indépendance – et ils ont tout à fait raison. Mais lorsqu’une mesure est proposée pour améliorer la transparence de l’appareil judiciaire, c’est une erreur de vouloir tout bloquer d’emblée. Nous avons un déficit de transparence manifeste et la création d’un tel Conseil sera bénéfique pour pallier certaines lacunes. J’en suis persuadé.

Vous plaidez donc pour un Conseil supérieur de la justice avec la participation d’avocats.

Oui. Il est certain que ce ne pourront être que des avocats qui ont été désignés par le Conseil de l’Ordre des avocats. Et la question des sensibilités politiques ne doit pas être surestimée non plus – il est possible qu’un bâtonnier revête un mandat politique, tout comme il y a des magistrats qui font partie du Conseil d’État et qui sont attribués à un courant politique. Dans le cas du Conseil supérieur de la justice, je vois mal une telle politisation à laquelle le Conseil de l’Ordre est absolument opposé. De toute manière, l’ancien ministre de la Justice a été clair sur ce point qu’il n’y aura pas de nominations politiques, ni de représentants du ministère. 

Pour revenir sur les craintes exprimées par Alain Thorn, je peux affirmer que les avocats ne sont pas intéressés aux questions d’avancement des magistrats. C’est l’organisation et le fonctionnement de la justice qui nous concerne. Nous voulons plaider devant des juges qui sont entièrement indépendants intellectuellement et matériellement, qui ont une égale distance « olympique » par rapport aux parties intervenant dans le procès. Il est normal que les avocats et les représentants du Parquet ne soient pas toujours d’accord, que les avocats des parties se disputent lors d’un procès civil. Mais dans ces cas-là, le juge a les compétences de police d’audience, il peut rappeler à l’ordre et sanctionner s’il le faut. Mais l’avocat doit avoir l’assurance qu’il représente les intérêts de son client devant un juge absolument neutre. 

Comment vous expliquez-vous le manque de transparence de la justice ?

Je ne pense pas qu’il y ait une volonté d’opacité, de cacher des choses. La justice ne fonctionne pas comme une entreprise. Du moment où un juge a pris une décision et que le jugement est prononcé, son travail est fini. L’appareil de la justice a besoin d’un gestionnaire, une structure qui s’occupe du suivi.

Je le répète : l’indépendance du troisième pouvoir est essentielle. Je renvoie à ce sujet aux travaux de réforme constitutionnelle en cours. Mais comme les juges ne sont pas élus – comme le sont les politiciens –, ils obtiennent leur légitimité par le fait que leurs décisions sont acceptées par les justiciables. C’est une des raisons pour lesquelles les procédures et les règles de fonctionnement sont aussi importantes, même si elles paraissent compliquées pour le grand public. Le Conseil de l’Ordre est fondamentalement conservateur concernant le maintien et l’observation des règles de procédures. Mais s’il y a des valeurs fondamentales auxquelles nous sommes attachées, cela n’exclut pas que nous soyons ouverts au changement. 

Quel est le rôle de la presse ? Le groupement de la magistrature propose au législateur d’introduire deux nouvelles infractions contre les journalistes.

La presse doit veiller à garder un certain niveau professionnel. Elle représente un nouveau pouvoir et doit respecter ses règles déontologiques. Cependant, je suis d’avis que les lois existantes sont suffisantes.

Vous dites aussi qu’une de vos missions est d’alerter sur des dérives éventuelles du pouvoir politique concernant la limitation des libertés individuelles.

Oui, nous sommes en train de mettre au point nos structures administratives internes de l’Ordre pour intervenir dans ces cas-là, tout comme nous réagissons lorsque des mesures qui touchent notre profession sont annoncées. Nous avions par exemple émis un avis très critique concernant le témoignage anonyme et nous avons la ferme intention de suivre ce dossier de très près. Le défi est de repérer d’éventuelles dérives sécuritaires.

Sur le terrain, les avocats sont confron­tés à des obstacles qui ne permettent pas à toutes les parties d’avoir le même accès aux dossiers répressifs. Dans ces cas-là, le droit de la défense est mis en cause. Dans une affaire récente, il faut signaler des progrès qui ont permis à toutes les parties d’obtenir les pièces du dossier informatisées sur CD. Pour encourager de telles initiatives, nous pouvons faire des propositions au Par­quet qui permettent un meilleur accès au dossier dès le premier interrogatoire de la police ou du juge d’instruction – sans toutefois permettre à n’importe qui de se servir de ces données. C’est faisable, mais ça coûte de l’argent. Une de nos craintes majeures est que ces initiatives seront retardées à cause des restrictions budgétaires annoncées par le gouvernement.

Il y a 1 700 avocats au Luxembourg. C’est un nombre impressionnant. Est-ce que la crise se fait déjà ressentir parmi les membres de la profession ?

En ce moment, nous assistons à un nouveau phénomène qui touche particulièrement les jeunes avocats. Il y en a de plus en plus qui sont à la recherche d’un patron de stage et qui n’en trouvent pas dans l’immédiat. Il existe maintenant des avocats demandeurs d’emploi. Selon d’autres sources, il y aurait cependant de nouveaux recrutements. Est-ce que ces jeunes avocats vont pouvoir exercer leur métier dans des conditions financières acceptables ? Cette année, 285 jeunes se sont inscrits au cours complémentaire – cela donne à réfléchir.

anne heniqui
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