À la date du 31 décembre dernier, seuls onze pour cent des étrangers résidents au Luxembourg s’étaient inscrits pour voter aux élections communales. La mobilisation des communes et des partis doit encore se renforcer

La bonne parole

Après la formation, les multiplicateurs reçoivent un badge pour être identifiables
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 20.01.2023

La salle de réunion au premier étage du bâtiment Convict appartenant à l’évêché n’est pas des plus accueillante. Seule une plante enjolive l’espace, surtout fonctionnel. En ce mardi soir, une douzaine de personnes y sont réunies pour suivre une formation de « multiplicateur » organisée par le Cefis (Centre d’étude et de formation interculturelles et sociales). Personnes individuelles ou représentants d’associations, de syndicats, de commissions consultatives, toutes sont motivées pour sensibiliser leur public à s’inscrire sur les listes électorales. Autour de la table, les profils sont très variés en âge et en origine. Adriano est Brésilien et travaille au service d’hygiène de la commune de Bettembourg. Ses deux enfants sont nés au Luxembourg et il n’attend plus que l’examen de langue pour prendre la nationalité. Pour lui, « c’est une évidence de voter si on veut faire bouger les choses ». Il a déjà commencé son travail de sensibilisation en convaincant sa femme de s’inscrire, « un public pas facile ! ». À coté de lui, Coumba, Italienne d’origine sénégalaise, estime que « quand on vit dans un pays, on se doit de contribuer à son développement et à sa bonne marche. Donner son opinion fait partie de cette démarche ». Elle raconte qu’elle interpelle des gens qu’elle croise au supermarché, et s’étonne : « Sur vingt personnes avec qui j’ai parlé, 18 ne savaient pas qu’elles peuvent voter ». En face, Samy que tout le monde appelle Sam, est Français, il travaille comme juriste dans un des Big four et vit depuis un peu plus de cinq ans à Luxembourg. Impliqué dans la vie associative et caritative, il veut « comprendre ce que le niveau local peut nous apporter et avoir un impact sur notre qualité de vie ». Parmi ses fréquentations, essentiellement des Français, personne n’est inscrit sur les listes électorales. Michèle, Néerlandaise travaillant pour une institution européenne depuis 28 ans, est consternée par les faibles taux d’inscription. « Il me semble que tout le monde devrait exercer son droit de vote. C’est quand même formidabl un pays où tout le monde peut voter, même si ce n’est qu’au niveau local. » Même constat pour Jesus, Espagnol, impliqué dans la commission consultative d’intégration de sa commune, Frisange. « Çe me fait de la peine de voir si peu d’Espagnols inscrits. Les gens vivent dans une bulle et ne se soucient pas des questions politiques. » Il y a encore Maria et Cristina, deux Portugaises actives dans l’association Amitié Plurielle Luxembourg qui promeut le dialogue interculturel et intergénérationnel. Elles veulent trouver les bons mots et les bons arguments pour convaincre leurs compatriotes.

Après les présentations, place à la formation proprement dite. Les deux responsables du Cefis, Nénad Dubajic et Frédéric Metz promettent un dialogue plutôt qu’un cours formel. Ils n’en sont pas à leur galop d’essai : en 2016 et 2017, le Cefis a formé 220 multiplicateurs et l’année dernière, déjà 150 personnes ont suivi ces formations qui s’étalent sur deux soirées, soit six heures. L’idée est d’aller de la théorie à la pratique avec un volet d’informations un peu techniques avant de passer à des jeux de rôle pour brosser les arguments et contre-arguments. Dès les premiers slides, sur les conditions d’inscription, puis sur le système électoral, les questions fusent : Comment accéder à myguichet.lu sans token, est-ce que le vote par procuration est possible, comment ça se passe quand on déménage, le vote est-il vraiment obligatoire, comment comprendre les programmes des partis ou connaître ceux qui se présentent, est-ce les étrangers peuvent être candidats… Les réponses sont généralement simples et claires, même s’il faut parfois aux formateurs quelques recherches pour s’assurer de ce qu’ils avancent. Nénad Dubajic explique l’importance de remplir correctement le bulletin de vote, le système de panachage étant souvent source d’erreurs. « En 2017, 10 000 bulletins n’ont pas pu être pris en compte. »

« Nous n’allons pas faire de vous des experts de la loi communale. Mais connaître les compétences des communes permet d’aiguiser des arguments qui touchent spécifiquement vos publics ciblés », précise Frédéric Metz avant d’égrainer des situations de la vie quotidienne où les communes sont à la manœuvre. Ainsi, Sam rebondit sur la question des pistes cyclables et de la mobilité en général, « un sujet de conversation récurrent chez beaucoup de mes amis ». Il s’étonne des budgets importants dont disposent les communes et découvre les subsides aux associations, la gestion des espaces verts et des déchets. « Je ne me rendais pas compte de l’influence des communes sur notre quotidien. » Maria s’intéresse aux crèches et maisons-relais « où les enfants étrangers sont encadrés pour les devoirs ». Michèle relève l’enseignement musical, Jesus souligne les infrastructures sportives, Adriano écoute attentivement les sujet des aides sociales. Jeudi soir, le deuxième volet de la formation a eu lieu avec une présentation des chiffres actuels des inscriptions. Enfin, les deux formateurs se sont mis dans la peau de personnages récalcitrants et il a fallu les convaincre de s’inscrire à coup d’arguments. Un script bien écrit qui donne des outils à ces multiplicateurs. Muni de leur badge, de documents et de références ciblées, il leur reste à aller prêcher la bonne parole. Qui dans son club de sport, son association, le bistro du coin, auprès des collègues de bureau, de la famille ou des voisins. Et la tâche est titanesque.

Dans l’ensemble du pays, 28 657 personnes non-luxembourgeoises étaient inscrites sur les listes électorales communales au 31 décembre 2022 sur 256 401 étrangers de plus de 18 ans, soit onze pour cent (chiffres du ministère de l’Intégration). On compte donc un potentiel de 227 744 personnes qui pourraient s’inscrire jusqu’au 17 avril. Ce score est difficilement comparable à celui de 2017 puisque, à l’époque, seuls les résidents de plus de cinq ans pouvaient voter. On était arrivé à 23 pour cent des électeurs étrangers potentiels (soit 34 638 personnes sur 161 757 potentiels, un bon tiers de moins qu’aujourd’hui). Frédéric Metz pointe cependant l’importance du travail de sensibilisation puisque, à un an des précédentes élections, ce taux n’était que de seize pour cent. En observant les inscriptions dans le temps, de 1998 au 31 octobre 2022, on constate des pics importants dans les semaines qui précèdent la date de clôture des inscriptions. « Il faut donc cibler les actions de sensibilisations et d’information deux mois avant cette date », martèle le Cefis en regrettant que les deux dernières semaines d’inscription se situent pendant les vacances scolaires.

Le plus intéressant dans ces chiffres, ce sont les écarts entre les différentes villes, reflet des écarts entre différentes populations. Ainsi, la Ville de Luxembourg est très à la traîne avec à peine 6,2 pour cent d’étrangers inscrits. C’est pourtant une des villes où la population étrangère est la plus importante, avec environ 71 pour cent d’étrangers. Dans le détail, ils sont 81 025 non-Luxembourgeois à pouvoir voter dans la capitale, mais seuls 5 465 d’entre eux sont actuellement inscrits sur les listes électorales. En nombre absolu, ce sont les Français les plus nombreux inscrits (1 402), suivis par les Portugais (1 150), les Italiens (588), les Allemands (454) et les Belges (406). En nombre relatif, les Français arrivent loin derrière avec 7,2 pour cent d’inscrits alors que les Portugais sont plus de dix pour cent. Au niveau national, les bons élèves sont les Néerlandais (21,5 pour cent), les Autrichiens (20,2) et les Danois (17,4), toutes villes confondues. En ce qui concerne les communes, Mamer, Bettembourg et Strassen tiennent le haut du panier avec plus de 17 pour cent d’étrangers inscrits pour la première, quinze pour les autres. La petite commune de Bech est championne avec 32 pour cent d’inscrits, mais elle compte moins de 300 habitants étrangers. Les grandes villes du sud du pays se situent plutôt dans la moyenne haute : Differdange (16,7 pour cent), Dudelange (15,2 pour cent) et Esch (14,9 pour cent).

Pour mieux cibler les actions de sensibilisation, il convient de connaître les publics. « Les plus difficiles à toucher sont les jeunes de moins de 35 ans. Ils sont moins de 900 à s’être inscrits sur plus de 77 000 personnes. C’est un petit pour cent », regrette Frédéric Metz. Dans la population de 36 à 55 ans, le taux s’approche de la moyenne nationale alors que les plus âgés sont les plus nombreux, 24 pour cent. Ce n’est pas très étonnant, le Cefis constate que la durée de résidence est un facteur déterminant. « Il y a un gap entre les personnes qui sont installées depuis moins de dix ans, avec des taux inférieurs à dix pour cent, et celles qui sont là depuis plus longtemps, avec 34 pour cent pour pour ceux qui résident depuis plus de vingt ans », détaille Nénad Dubajic.

Une fois ces constats dressés – et sur le fond, ils diffèrent peu de ceux de 2017 – reste à savoir ce qui peut être fait dans les communes, au niveau national, associatif et de la part des partis… À notre demande, le ministère de l’Intégration a listé une grand nombre d’actions et de campagnes qui sont en cours. La campagne de sensibilisation « Je peux voter » et son site internet multilingue en est le fer de lance. Suit une litanie d’événements, où se tiennent des stands d’information (Festival des Migrations, festival culinaire interculturel à Esch...). Les nombreux outils du « kit de communication » avec des dépliants et affiches de la campagne ont été envoyés aux 102 communes du pays ainsi qu’aux partenaires conventionnés du ministère. On notera encore des vidéos explicatives multilingues sur l’inscription et sur le fonctionnement des élections, des témoignages filmés d’étrangers heureux de voter, le soutien à une série de projets promouvant la participation politique et bien sûr, la Journée nationale de l’inscription, qui aura lieu le 18 mars. Plusieurs communes ont adressé des lettres personnalisées aux étrangers non-inscrits et certaines, la Ville de Luxembourg notamment, proposent systématiquement l’inscription sur les listes quand une personne s’installe dans la commune. Alors pourquoi ça ne fonctionne pas ? Les actions se concentrent essentiellement sur des publics déjà en partie sensibilisés, qui participent à des événements promouvant le vivre-ensemble. « Mais comment convaincre les gens qui s’en foutent », lance Jesus un peu prosaïquement. « Quand tout va bien, avec un salaire confortable, pas de soucis de fin de mois, on n’a pas l’impression que voter sera utile », conforte Sam. Et les autres ? « Les études montrent qu’il y a de fortes inégalités face à l’accès à l’information et les personnes ne font pas leur choix en connaissance de cause. Elles ne sont pas forcément au courant de leurs droits ou n’ont pas conscience de l’impact de ce nouveau droit dans leur quotidien », répond Nénad Dubajic. L’argumentaire distribué par le Cefis donne des voies de réponse, parfois un peu simplistes : « Ne pas voter, c’est laisser l’autre décider à ma place » ou « Combien de défenseurs de la liberté et de la démocratie ont été emprisonnés, torturés, tués dans le monde, et le sont encore ailleurs, pour leur combat contre les régimes autoritaires. » Avant cela, il donne des faits objectifs pour contrecarrer les plus sceptiques. L’obligation de vote ? « Ce n’est qu’un dimanche tous les six ans et aucune amende n’a été distribuée depuis des dizaines d’années ». La difficulté de compréhension des programmes ? « Les sites des partis proposent des traductions et les partis sont proches de ceux que vous connaissez dans votre pays... »

De gros efforts vont encore être déployés à tous les niveaux, notamment par les partis d’opposition qui voient dans les étrangers un réservoir de voix indispensable. Reste à savoir comment seront orientés ces votes. Les Français du Luxembourg qui avait généralement voté pour Emmanuel Macron aux Présidentielles (49 pour cent au premier tour) vont-ils se tourner vers le DP ? Lors des législatives au Portugal, il y a un an, les Portugais installés au Luxembourg se sont partagés entre les socialistes (quarante pour cent) et le centre droit (26 pour cent). Cette tendance se vérifiera-t-elle dans les urnes luxembourgeoises ?

France Clarinval
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