Éditorial

Où est le cool ?

d'Lëtzebuerger Land vom 20.09.2024

Quand je suis arrivée à Luxembourg, il y a exactement trente ans cette semaine, la capitale, où j’ai toujours habité, comptait moins de 76 000 habitants, dont moins de la moitié (48 pour cent) étaient étrangers. Les boutiques de la Grand-Rue fermaient pendant l’heure du déjeuner. Il était presque impossible de dîner au restaurant après 21 heures et encore moins de boire un verre après 1 heure du matin. En d’autres termes, Luxembourg ressemblait à une petite ville de province. Avec un certain charme, mais très endormie.

À quelques mois du lancement de la première année culturelle, celle de 1995, pour laquelle j’avais emménagé au Grand-Duché, le Luxembourg était à peu près un désert culturel. Philharmonie, Mudam, Rockhal, Atelier, Casino Luxembourg ou Trois C-L n’avaient pas encore vu le jour. Pas plus que les dizaines d’associations et collectifs d’artistes que l’on connait aujourd’hui. Pas plus que le statut les protégeant, les bourses et subventions ou les commandes publiques. À la création artistique, on préférait les tournées et les productions internationales, loin de l’avant-garde ou des préoccupations contemporaines.

« 1995, Luxembourg, ville européenne de la culture » a d’abord essuyé pas mal de plâtres : un coordinateur français, une programmation « de toutes les cultures », la brochure-calendrier distribuée en toutes boîtes avec la photo d’un homme (presque) nu… (Cette image de l’acrobate Peach signée Wolfgang Osterheld est devenue le « Plakert » dans toute la presse.) Mais malgré les critiques, on peut parler d’une révolution. La culture était partout, il n’y avait qu’à se lever pour en profiter. Jamais auparavant, autant de personnes n’avaient été confrontées – parfois involontairement – au fait artistique. Pour la première fois, la culture était citée dans les argumentaires touristiques. Pour la première fois, la culture a eu un ministère à part entière (et non plus sous le même ressort que l’agriculture, ce qui a fait la risée de toute l’Europe).

Lors de la deuxième année culturelle, en 2007, la ville de Luxembourg comptait 83 820 habitants, dont 64 pour cent d’étrangers. On croisait le cerf bleu qui symbolisait les lieux et événements programmés jusqu’au-delà des frontières. Le leitmotiv de la Grande Région remplaçait celui du « pont entre les cultures ». Le pôle d’attraction des manifestations s’est déplacé vers Bonnevoie et Hollerich. Le jeune public et le public jeune étaient le cœur de cible d’une programmation qui se voulait découvreuse et défricheuse.

L’après-1995 avait été marqué par le boom des infrastructures qui faisaient jusque-là défaut. La ministre de la Culture, Erna Hennicot-Schoepges (CSV), enfilait volontiers son casque de ministre des Travaux publics pour faire avancer les chantiers, même si elle n’a pas pu couper tous les rubans. L’après-2007 a vu le secteur culturel se structurer et se professionnaliser.

Depuis trente ans que je vis à Luxembourg, le pays en général et la capitale en particulier ont vu leur population grandir et la part des « non-Luxembourgeois » (quelle litote !) croître. Aujourd’hui, la Ville compte 135 441 habitants, dont 70 pour cent d’étrangers. Les élargissements européens, la croissance de la Place financière et des services connexes (Big Four et cabinets d’avocats) et l’installation de grosses multinationales comme Amazon ont attiré une population instruite, aisée qui aspire surtout au confort. Luxembourg est une ville où il est facile de vivre sans prise de risque. On y vient pour gagner de l’argent, peut-être fonder une famille, pas pour se frotter à l’art, découvrir d’autres vies possibles, remettre en question ses certitudes. Les esprits insoumis, bouillonnants, révoltés, festifs, créatifs, rebelles, subversifs ont du mal à y trouver leur place. Les loyers prohibitifs les poussent à un exode vers d’autres pays plus accueillants et inspirants.

Les rues se vident toujours dès les bureaux fermés, les autorisations de nuits blanches se délivrent au compte-gouttes, les bars sont souvent considérés comme des nuisances, les fêtes comme du tapage nocturne. La gentrification a gagné tous les quartiers, ripolinant l’espace public, rejetant les plus démunis et rayant l’idée-même d’underground. La petite ville de province est certes devenue une capitale internationale, mais elle ne réussit pas vraiment à prendre le virage d’une métropole vivante et cosmopolite.

France Clarinval
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