Sous un titre quelque peu sibyllin, Rien ne nous y préparait, tout nous y préparait, le destin des hommes semble suspendu à une dialectique, à la fois surprenante et prévisible, opaque et transparente, comme dans une tragédie grecque. Pareil intitulé renvoie aussi à la « réalité latente » que représente, pour l’artiste allemand, la photographie. Une réalité dont la signification peut être actualisée par le cours ininterrompu de l’histoire. Ce que montrent ces deux photographies en noir et blanc, prises en 2005, qui acquièrent rétroactivement une forte résonance politique. La première, qui montre de jeunes soldats russes dans une rue de Moscou (Armée), anticipe l’invasion de la Crimée dix ans plus tard. La seconde, Empire, où l’on distingue un poste de contrôle à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, trouve un écho brûlant dans la violente stigmatisation de l’immigration sud-américaine opérée par Donald Trump. Bien que fixée par l’appareil de prises de vue dans un contexte donné, la réalité se présente à nous comme une matière vivante, ouverte aux convulsions des temps.
L’histoire, minuscule et majuscule, constituée de vies anonymes ou renommées, et à laquelle s’agrège la propre existence de l’artiste, constitue le matériau principal de l’exposition parisienne. En neuf sections ajustées au lieu, depuis ses rayonnages en passant par la moquette jusqu’aux ordinateurs et photocopieuses, l’artiste mobilise une pluralité de genres (portrait, paysage, nature morte), de formats (de l’infime au monumental), et d’échelles perceptives, incitant le spectateur à s’approcher ou à s’éloigner de l’objet de son regard. Au lieu de suivre un parcours tracé par avance, le visiteur est libre de se frayer un chemin au sein des 6 000 mètres carrés mis à la disposition de Wolfgang Tillmans. Une expérience vertigineuse qui en désoriente plus d’un malgré le fascicule remis à l’entrée offrant de modestes repères.
Dépouillée de la plupart de ses étagères, l’immense surface de la BPI, devient l’objet d’une réflexion sur le public ainsi que sur le lieu d’exposition. Alors que la foule se presse logiquement dans les espaces centraux, où se trouve en effet la plupart des œuvres et documents présentés, rien n’empêche le spectateur d’emprunter des chemins de traverse et de découvrir, au fil de son errance, une œuvre oubliée du public, comme ce petit oiseau esseulé au bout d’un couloir, près de l’entrée (Jeune rougequeue noir, 2022). La BPI s’offre ainsi comme un espace latent, où toutes sortes de potentialités de cheminement sont activables par le corps et la curiosité du regardeur, conférant à ce dernier une grande place à son libre-arbitre. Selon l’emplacement des œuvres, qui n’obéissent à aucun ordre chronologique, Tillmans redistribue le rapport à la marge, redéfinit les hiérarchies et les priorités (ici, l’isolement de l’oiseau subit la concurrence des sujets politiques qui occupent le centre de la manifestation). Dans le sillon de Gustave Courbet, qui a élevé un enterrement de province aux dimensions monumentales de la peinture d’histoire, Tillmans tire en grand le portrait d’un sidérurgiste, casque de protection sur la tête, ou d’un jeune Tatar originaire d’Ukraine qui est devenu coiffeur au Canada. Ailleurs, un ensemble de portraits rassemble des visages inconnus aux côtés d’intellectuels et d’artistes, à l’instar de John Waters, Oscar Niemeyer ou Hito Steyerl, l’une des voix actuelles les plus critiques concernant les usages sociaux des technologies. Un principe d’équivalence que l’on rencontre aussi bien à travers ses portraits d’objets et d’animaux, dépassant les frontières entre espèces humaines et non-humaines.
À l’agencement des œuvres s’ajoute une réflexion originale sur l’accrochage et la scénographie. Alors que les tirages photographiques sont présentés à la verticale, les imprimés (presse, catalogues, affiches, pochettes de disque…) se contemplent horizontalement sur des tables de lecture faisant office, pour l’occasion, de tables de montage (de documents). Au sein de ce corpus hétérogène, Tillmans a inséré de nombreuses pages de sites américains renvoyant à des mots-clés ayant disparu du Net, comme « inclusion », « équité » ou « transgenre ». Ailleurs, on lit un compte-rendu paru dans The Gardian sur un directeur d’étude de Floride ayant démissionné après que des parents ont qualifié le David de Michel-Ange de pornographique. À travers la mise en scène de ces imprimés, Tillmans fait émerger une conscience des rapports de force entre progressistes et conservateurs. Cependant que son œuvre s’est forgée au sein de la contre-culture des années 1990, il observe, comme nous tous, le recul des droits fondamentaux, le retour de l’autoritarisme et des fondamentalismes. Ce qu’il constatait dès 2018 dans son ouvrage Qu’est-ce qui est différent ? : « Je rencontre dans ma vie de nombreuses personnes différentes, aux opinions politiques très variées. Avec la plupart d’entre elles, il m’est possible, malgré des perspectives opposées, d’avoir des discussions intéressantes (…). Cependant, je croise parfois des individus autoritaires, patriarcaux et nationalistes et avec eux, aucun véritable échange n’est possible (…). Les similitudes entre populistes de droite, islamistes et autres fondamentalistes religieux sont étonnamment manifestes. Ce sont des hommes pour la plupart, tous intéressés par l’autorité, le patriarcat, la pureté de la nation ou de la foi. Ils sabotent la coexistence multiculturelle pour nous faire ensuite croire qu’une cohabitation pacifique est impossible. Il est de notre devoir de démontrer que de telles communautés existent encore aujourd’hui dans de nombreuses régions, et que nous avons l’intention de les conserver et de les renforcer. »
Ce devoir de prendre position face à ces faiseurs de divisions, Tillmans en saisit toutes les opportunités. Comme lorsqu’il érige en 2024 un Mémorial pour les victimes des religions organisées, une initiative étrangement unique au monde, ou qu’il encourage à voter aux élections européennes afin de contrecarrer l’influence belliqueuse des nationalistes. Outre cet engagement, particulièrement émouvant dans un lieu public de transmission des savoirs, l’exposition fait état de la grande diversité des techniques de reproduction utilisées par Tillmans (photocopieuse, diaporama, vidéo), loin du seul usage photographique auquel il est souvent réduit. Mieux encore, l’artiste allemand se révèle un expérimentateur hors pair, procédant à toutes sortes d’essais techniques aux rendus paradoxalement abstraits et méta. En témoignent la série, inachevée, du Freischwimmer (2003-), qui rassemble des dessins de nageurs réalisés en chambre noire avec des sources lumineuses portées à la main, mais aussi Silver (1992-), composée de photographies obtenues à partir de bain de développements non nettoyés, ce qui produit des accidents chimiques et formels inattendus. Nul doute, au sortir de cette exposition d’envergure, que Tillmans compte parmi les dignes héritiers de Benjamin, Brecht ou Harun Farocki. Quant au Centre Pompidou, en dépit d’une interruption de cinq années, d’autres expositions verront le jour et feront étape aux quatre coins de la France.