Le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain devient un espace de bascule où se croisent des visions troublées de l’enfance, de la féminité assignée, du vieillissement du corps, du désir et du regard social. Aline Bouvy y orchestre un parcours scénique affirmé, presque théâtral, conçu comme un récit suspendu. Et nous, spectateurs, devenons les acteurs involontaires d’un dispositif critique qui se joue de nous tout en nous regardant.
Le titre, Hot Flashes, fait bien sûr référence aux bouffées de chaleur de la ménopause, ce seuil biologique souvent associé à l’effacement du corps féminin dans les imaginaires collectifs. Mais ici, loin d’un discours victimisant, Aline Bouvy construit un contre-récit féministe à la fois étrange et magnifique : celui d’un corps qui est post-reproductif, hors norme, mais toujours irréductible. Un corps qui s’apparente clairement à celui d’E.T., ce petit héros de notre enfance, qui est féminisé, dédoublé et regardé ici autrement. Il y a dans cette image, l’enfant qu’on a été et le monstre qu’on devient, quelque chose de profondément juste.
L’exposition se vit comme une représentation douce-amère. Dès l’entrée, au premier étage, une fresque monumentale donne le ton. Elle est inspirée des années 1970 : des formes enfantines en couleurs pastel, des silhouettes de jouets surdimensionnées. On sent que sous la surface familière se loge un trouble, on pourrait presque percevoir des rires qui se transforment en cris de douleur ou de rage. Les visages sont figés, l’espace semble presque trop propre, la nostalgie se transforme en méfiance, peut-être un cauchemar à venir. En détournant les codes de l’imagerie enfantine, Aline Bouvy explore l’enfance non pas comme le territoire de l’innocence, mais comme le premier lieu d’apprentissage normatif. L’espace du jeu devient celui de la formation sociale. L’âge où l’on apprend les rôles, on se plie au genre, on se mesure à ce qui est permis ou non. Un tiroir qui se ferme aussitôt dès qu’on s’en approche pour y plonger la main. C’est drôle et effrayant à la fois. Tout est sur ce ton, happy and scary. L’artiste utilise cette esthétique du familier pour mettre à nu un système de conditionnement doux, mais hautement efficace où les objets – aussi anodins soient-ils – participent à la construction de cet ordre préétabli et auquel on se soumet presque avec plaisir.
Au centre du parcours trône une installation blanche, clinique, presque chirurgicale : une cuisine grandeur nature, immaculée, surmontée d’une croix rouge. L’espace domestique y devient le théâtre des sacrifices quotidiens. Dépouillée de toute fonction chaleureuse, cette cuisine aseptisée paraît sortie d’un hôpital ou d’un laboratoire. Le geste est radical : repenser le foyer à sa dimension affective pour révéler ce qu’il impose. Le corps féminin y est présumé à sa place, mais cette place est celle de la soumission, de l’effacement et de la répétition quotidienne. Le blanc n’évoque plus la pureté, mais l’écrasement total : tout est très net, silencieux et la violence sociale s’en trouve ainsi renforcée. On est dans un huis clos abstrait, glaçant, où le rôle de mère, de servante ou de nourricière est décontextualisé afin d’en exposer la mécanique.
Le dispositif le plus saisissant de l’exposition est sans doute un grand mur en miroir sans tain qui divise la salle de façon organique. D’un côté, le visiteur voit sans être vu ; de l’autre, il se reflète, déformé, sans comprendre s’il est observé ou pas. Cette pièce interroge la dynamique du regard, de façon frontale. On réfléchit à qui a le pouvoir de voir et qui est l’objet du regard. Aline Bouvy pousse cette logique jusqu’au corps. Une sculpture installée face au miroir, une belle fusion entre sa propre silhouette et celle d’E.T., figure emblématique de l’altérité cinématographique donc, introduit un corps mutant, queer, presque post-humain. Cette créature hybride incarne un double exclu, une corporalité dissidente, à la fois déstabilisante et très tendre, exactement comme le restera notre E.T. à tous. Ici E.T. va cependant plus loin, car il appelle autant le trouble du genre que celui de la reconnaissance.
Plus loin, des structures en bois fin et polystyrène, proches de maquettes, reconstituent des intérieurs réduits à l’état de fragments qui sont évocateurs de tous les rôles projetés et caricaturés, mais qui sont surtout imposés. Ces petites installations évoquent les maisons de poupée ou les décors de cinéma à l’échelle d’un regard dominant. On y pénètre mentalement, mais pas physiquement. L’échelle crée une distance, mais aussi une tension : le chez-soi devient une sorte de prison symbolique installée dans ce qui ressemble à des hamburgers éventrés. Ces installations se situent entre ironie et vulnérabilité. Elles semblent inachevées mais elles suggèrent que ces assignations sociales ne sont peut-être pas si stables. Elles pourraient bien être subverties et retournées contre le système qui les produit continuellement.
L’exposition, curatée par Stilbé Schroeder, fonctionne comme une dramaturgie. Chaque œuvre entre en écho avec la précédente, chaque espace est conçu comme une séquence. La lumière, les couleurs contenues et les sons sont presque absents. Ici tout est affaire d’ambiance et de tensions ponctuées par de longs pics métalliques brillants, insérés dans le mur de la salle principale, comme une annonce de scènes d’horreurs à venir ou bien en transposition des douleurs corporelles ressenties ou bien de frustrations aiguës. Tout est une mise en interprétation. Le Casino devient un théâtre mental, dans lequel nous, les visiteurs, nous progressons lentement, contraints d’ajuster nos perceptions.
La scénographie d’Aline Bouvy ne semble pas vouloir séduire, cependant elle nous implique. Elle engage à nous déplacer, à repasser, à opérer un demi-tour, à prendre position. C’est là que réside sa puissance : fabriquer un environnement où les corps sociaux, masculins, féminins, queer, normés et/ou dissidents, s’entrechoquent sans aucune hiérarchie formelle, mais dans une cohérence plastique bien maîtrisée.
Aline Bouvy est une artiste singulière sur la scène européenne. Elle représentera le Luxembourg à la prochaine Biennale de Venise en 2026. Ce choix, salué par les milieux critiques, fera place à une démarche intransigeante, exigeante et cohérente, capable d’articuler un monde sous tension, les enjeux du genre, de l’espace et de la mémoire dans un langage visuel aussi dense qu’élégant.
Hot Flashes restera une exposition d’une lisibilité forte. Aline Bouvy permet de lier une critique sociale profonde à une esthétique subtile, sans aucun dogmatisme ni aucune complaisance. Notre expérience de spectateurs se construit dans le trouble, la mise à distance et l’identification. Il n’y a pas de discours explicite, mais des agencements puissants qui travaillent les sens autant que les idées.
À travers cette œuvre, Aline Bouvy s’inscrit dans une filiation qui lie l’intime au politique et où l’espace d’exposition devient un territoire d’émancipation, de résistance mais aussi de réinvention. À l’heure du débat sur les genres, où les corps et les normes sont instrumentalisés, Hot Flashes agit comme une contre-attaque déterminée, mais sensible, drôle et belle.