S’habiller, se nourrir et s’occuper constituent un parcours du combattant pour les demandeurs de protection internationale. Dans une économie de marché, leur autonomie est très restreinte

Contraintes de marché

Un lit dans un foyer pour demendeurs d'asile
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 09.06.2017

36,90 euros Rosaire dit tout. Le jeune Camerounais (36 ans) ne mâche pas ses mots. S’il a eu un parcours pour le moins aventureux jusqu’ici – travail au noir, faux papiers –, il a déposé une demande de protection internationale il y a deux ans et attend, depuis, dans le foyer d’Esch que le ministère des Affaires étrangères lui accorde le statut de réfugié. Pour qu’il puisse travailler, quitter le foyer, devenir autonome. « J’apprécie l’accueil et l’hospitalité des gens au Luxembourg. Et c’est bien que l’État nous aide… », estime-t-il. Mais que l’aide sociale minimaliste dont profitent les DPI est très difficile à gérer au quotidien. Rosaire Nzebeu Fondjo a amené tous ses papiers pour expliquer ce qu’il veut dire : le papier rose, qui prouve qu’il a bien déposé sa demande auprès du ministère de l’Immigration et qui fait fonction de papier d’identité. Et aussi sa convocation, un petit papier jaune, qui le somme de venir le lendemain de notre rendez-vous à l’Olai (Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration) pour toucher son bon pour l’achat de « produits d’hygiène corporelle » et de « produits d’entretien ». Le bon vaut actuellement 36,90 euros et il pourra payer ses savon, dentifrice ou shampoing ainsi que de la poudre à lessiver ou du liquide vaisselle avec ce papier. Enfin, en principe.

« Tous ont parlé de l’humiliation et de l’arbitraire qu’ils vivent chaque mois aux caisses des supermarchés auxquels ils peuvent s’approvisionner », raconte Patrick Galbats, qui accompagne Rosaire. Le photojournaliste vient d’encadrer une douzaine de demandeurs de protection internationale durant plusieurs mois pour un projet photographique réalisé en collaboration avec la Kulturfabrik, la Caritas et la Ville à Esch-sur-Alzette. Durant ce projet qu’il a intitulé Birds, et qui se terminera par une exposition et une publication, il a invité les DPI à documenter leur quotidien au Luxembourg au moyen de la photographie. Les contraintes de la vie au foyer – communauté dans les dortoirs et les réfectoires, obligation d’y dormir le soir (à l’exception de trois soirées par mois) – et les restrictions que leur imposent les systèmes de bons et de l’aide sociales en firent partie.

Car il n’y a pas de lignes directrices claires concernant ce qu’ils peuvent et ce qu’ils ne peuvent pas acheter avec leurs bons. Les uns se sont vu refuser de prendre trois fois le même produit, même si la somme globale correspondait aux 36,90 euros, d’autres n’ont pas pu acheter un produit d’entretien corporel plus cher, même en additionnant plusieurs bons mensuels. Il faut calculer la somme exacte, car le commerçant ne va pas rendre de monnaie ; si l’addition dépasse, ne serait-ce que de quelques centimes d’euros, la valeur du bon, il faut ajouter le montant manquant en cash. « Tout dépend des caissières », souligne Rosaire : souvent, elles ne savent pas ce qui est possible ou pas et appellent la direction (devant une queue de clients impatients), et quasiment toujours, elles font une copie du papier rose et demandent au DPI de signer la facture, pour avoir une double garantie pour leur direction. C’est comme si un client lambda devait montrer ses papiers pour acheter une boîte de serviettes hygiéniques et une teinture au henné pour ses cheveux.

Un marché non-chiffré « Tous les commerces qui le désirent peuvent accepter nos bons d’achat ! » affirme Yves Piron, le directeur du l’Olai vis-à-vis du Land. Leur gestion implique simplement un certain effort administratif : les commerçants doivent garder les bons plus les factures et tout envoyer à l’Olai, qui, après vérification, remboursera. Mais seuls quelques commerces sont prêts à faire cet effort ; parmi les supermarchés, il s’agit des chaînes Cactus et Auchan. Les discounters comme Lidl, Aldi ou Colruyt ne veulent pas encaisser les bons ; pourtant, chez eux, les produits de première nécessité seraient probablement meilleur marché. Yves Piron ne veut pas donner d’estimation du budget que constituent ces bons, mais en partant du chiffre d’un peu plus de 3 000 demandeurs de protection internationale encadrés par l’Olai, on pourrait grossièrement l’évaluer à deux millions d’euros pour les bons de produits d’hygiène, plus les deux fois cinquante euros par an de bons pour acheter des vêtements.

À cela s’ajoute le marché de l’alimentation, encore plus important. Si les repas dans les grands foyers sont fournis par un prestataire industriel, choisi après un appel à candidatures, selon les principes du marché public, les résidents logés dans les petits foyers, ainsi que dans les nouvelles structures, qui seront toutes équipées d’une cuisine autonome à la disposition des résidents, qui pourront alors cuisiner eux-mêmes selon leurs goûts et leurs habitudes, s’approvisionnent avec une valeur d’achat mensuelle à hauteur de 225 euros par adulte, 300 euros par ménage de deux personnes, 173 par adolescent, 140 par enfant et 200 par adulte supplémentaire (valeur indiciaire 737,83 de 2010). Cette somme est créditée sur un « compte virtuel » qui ne peut actuellement être encaissé qu’auprès de l’épicerie sur roues assurée par la société allemande Heiko, fondée en 1950 dans l’Eifel allemande, qui s’enorgueillit de desservir 25 000 ménages en Allemagne, en Belgique, et, depuis 2002, aussi au Luxembourg. Elle avait remporté le marché public sous le précédent gouvernement encore. Beaucoup de DPI se plaignent d’une offre de produits restreinte et qui ne correspond pas à leurs besoins ou à leurs traditions, ainsi que de prix jugés exorbitants (courants auprès de monopolistes).

Yves Piron de l’Olai s’en défend. L’offre aurait été adaptée, et le gouvernement serait en train de voir comment reformuler l’appel de marché qui sera lancé d’ici la fin de l’année (l’actuel contrat viendra alors à échéance) afin que le commerçant puisse revoir ses prix à la baisse sans pour autant voir son bénéfice s’effondrer. Une piste serait que l’État rembourse les frais incompressibles, vu les caractéristiques de ce marché spécifique, comme le transport et le service dans les régions les plus reculées. Les membres des ONGs et acteurs du domaine de l’accueil et de l’intégration de réfugiés réunis dans le collectif Ronnen Dësch ont élaboré, avec le Collectif Réfugiés, des alternatives à l’épicerie sur roues. En se basant sur le modèle préconisé par la Coopération luxembourgeoise dans le cadre des programmes d’aides internationaux, les auteurs de ces alternatives proposent plutôt l’introduction de cartes de crédit rechargeables, plus faciles à gérer que le système de bons ou de crédits virtuels auprès d’un seul fournisseur. Yves Piron envisage, lui, d’élargir le système des comptes virtuels à tous les commerces du pays – « mais il faudrait garantir que cet argent ne puisse être dépensé que pour les produits éligibles, soit la nourriture » souligne-t-il. En général, l’État ne semble pas faire confiance aux DPI, craignant constamment des abus avec l’aide sociale, comme la passante craint qu’un mendiant auquel elle donnerait sa menue monnaie n’achète de l’alcool au lieu d’un sandwich.

Dans Le monde diplomatique de mai 2017, le journaliste et documentariste Nicolas Autheman chiffre le volume annuel de « l’industrie de l’aide » à plus de 25 milliards de dollars, entre cabinets d’audit, vendeurs de cartes de paiement et multinationales fournissant containeurs ou tentes de logement dans les camps de réfugiés. Ainsi, le Haut commissariat aux réfugiés des Nations Unies a déjà remplacé, raconte Autheman, les cartes de crédit par un système de scan de l’iris des réfugiés. Un système développé par une société implantée aux Îles Caïmans permet aux réfugiés de payer leurs courses dans un camp en Jordanie par exemple en regardant simplement dans le scanner. Leur crédit est de cinquante dollars par mois, le développeur de l’appareil touche un pour cent des ventes. La protection des données personnelles ne semble plus jouer de rôle du tout pour cette population déjà hyper-fragilisée.

26,27 euros est l’argent de poche que touche un DPI adulte par mois en cash ; un enfant a droit à la moitié. Cette somme avait été radicalement revue à la baisse (de 73 pour cent, des 108 euros qui furent appliqués jusque-là) par Marie-Josée Jacobs (CSV) en 2013, pour essayer de décourager le grand nombre de DPI originaires des Balkans à l’époque, que le gouvernement soupçonna de « tourisme à l’asile ». À son arrivée au ministère de l’Intégration, Corinne Cahen (DP) voulut « autonomiser » les DPI en augmentant l’aide sociale à 450 euros, en contrepartie d’un certain nombre de conditions, par exemple la possibilité d’effectuer de petits travaux d’intérêt commun dans le foyer. Mais le Conseil d’État s’y opposa formellement, en se basant sur des principes d’égalité des chances et de droit du travail. Les articles en question furent alors simplement supprimés du projet de loi sur l’accueil des DPI de 2015. Jointe par le Land, la ministre reste pourtant persuadée que la philosophie de son initiative fut juste : celle d’autonomiser les DPI en leur confiant davantage de responsabilité – et les moyens financiers qui vont avec. « Il est, dit-elle, très difficile d’élaborer un système général qui vaille pour tous et qui ne soit pas aléatoire. » Sa responsabilité à elle étant de garantir des repas sains, un logement correct et les mêmes droits pour tous. Actuellement, sur les 26,27 euros d’argent que peuvent toucher les DPI, ils risquaient de payer les trois euros de frais bancaires qu’impose la Poste en allant les retirer au guichet. Cet argent transite obligatoirement par la Poste, et un DPI n’a pas droit à une carte bancaire. Yves Piron tempère : l’Olai serait en train de négocier avec l’entreprise pour que ces frais de retrait ne leur soient plus imputés ; à moyen terme, l’Olai pourrait assurer les frais de cotisation des cartes bancaires, ce qui permettrait à chaque DPI d’avoir sa propre carte de retrait. Ce qui leur faciliterait considérablement la vie.

Les premiers cinq euros de chaque versement mensuel, Rosaire les investit dans un crédit pour son téléphone portable. Depuis que l’Olai a introduit le wifi gratuit dans tous ses foyers, le poste des télécommunications dans son budget a sensiblement baissé. Avec les 21 euros restants, dit Rosaire, il s’achète un panaché ou une saucisse à la gare d’Esch. Mais, de cela Rosaire est persuadé, la seule voie vers une vie autonome, aussi financièrement, serait de pouvoir travailler légalement et de toucher un salaire.

josée hansen
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