Avec la série Droneland et ses quinze millions de budget, le cinéma luxembourgeois passe à la vitesse supérieure. Quelques heures sur le tournage pour en prendre la mesure

Chère dystopie

d'Lëtzebuerger Land du 01.08.2025

La scène se déroule à l’arrière du Centre de conférence au Kirchberg. Marc Limpach, costume sombre, cravate claire et mine sévère est figé comme s’il tenait un téléphone à son oreille. Des militaires lourdement armés et des hommes en costume sont aussi gelés sur place. Seule Sophie Mousel a le droit de bouger. Elle tourne autour des personnages et fait mine de ramasser un objet. « OK, that’s it for the rehearsal », tonne Max Zähle. En quelques secondes, les machinistes replacent les rails, la maquilleuse donne un coup de pinceau, l’habilleuse remonte un col, les figurants se positionnent sur leur marque. La deuxième répétition a été la bonne, on tourne. Ce jour-là, la pluie avait interrompu le tournage, précipitant l’équipe au déjeuner. Il fallait accélérer pour mettre en boite les scènes prévues dans l’après-midi. D’autant qu’on arrive aux derniers jours de tournage au Luxembourg. Une petite semaine est encore prévue au Pays-Bas et toutes les images de Droneland auront été réalisées.

Six épisodes de 45 minutes, 15,2 millions d’euros (trois fois plus que la saison 2 de Capitani, mais à peine le budget d’un seul épisode de The Crown), 53 jours de tournage (dont vingt en double équipe), deux réalisateurs, un casting international… Droneland est sans doute un des projets les plus ambitieux mis en place au Grand-Duché. Car c’est bien ici, chez Iris Productions qu’est née la série, basée sur le roman éponyme de Tom Hillenbrand. L’auteur est notamment connu à travers son héros récurrent, Xavier Kieffer, un cuisinier basé à Luxembourg qui se trouve mêlé à des enquêtes policières. « En m’intéressant aux droits d’adaptation de ces romans, j’ai rencontré l’auteur et j’ai découvert ses autres livres comme Droneland », rembobine le producteur Nicolas Steil. Il est convaincu par cette dystopie futuriste et politique et acquiert les droits, comme ceux des aventures de Xavier Kieffer (une autre série est en cours d’écriture).

Obtenir les droits était la première étape d’un parcours qui allait durer dix ans, des années indispensables pour réunir les fonds et pour que le scénario prenne forme. Le montage financier s’est révélé un véritable puzzle combinant un nombre impressionnant de pièces de différents poids. « Dans la majorité des pays, quand vous développez une série, le premier pilier de financement vient soit de la chaîne publique qui va la diffuser, soit d’une plateforme de streaming. Il n’y a ni l’un ni l’autre au Luxembourg », détaille Katarzyna Ozga, coproductrice chez Iris. Le plus gros contributeur est le Film Fund luxembourgeois, avec trois millions d'euros, la subvention la plus haute possible. RTL Lëtzebuerg a quand même mis 60 000 euros au pot, « ce qui est beaucoup pour une série qui ne vient pas de chez eux ». Les diffuseurs allemands Magenta TV (la chaîne payante de Telekom) et ZDF ont emboîté le pas, ainsi que RTL Netherlands. Des producteurs allemands (Syrreal Group), néerlandais (Topkapi Series) et polonais (Enter Film) se sont engagés. À cela s’ajoute de l’argent public européen (Creative Europe Media et le programme pilote pour la coproduction de séries du Conseil de l’Europe, 1,5 million ensemble) et des fonds régionaux allemands, ainsi que les aides automatiques liées aux dépenses des German Motion Picture Fund, Netherlands Film Fund et Polish Film Institute.

Parce que ce n’était pas encore assez, « le groupe Iris investit l'intégralité des honoraires de production et d'administration, soit 900 000 euros et a pu réunir 1,3 million d'euros de fonds privés. J'investis moi-même mes honoraires de showrunner, qui s'élèvent à 200 000 euros », souligne Nicolas Steil. Pour finir, la planche de salut vient de l’Américain New Regency, un distributeur international qui a misé sur les ventes futures et a déboursé 1,2 million d’euros. « Le distributeur américain s'est intéressé au projet parce qu’il fait écho aux questions actuelles à l’ère de l’IA, de la surveillance et de l’utopie numérique : les débats sur la technologie, le populisme et la démocratie. »

L’histoire de Droneland se déroule dans un futur proche, dans une Europe où les habitants sont constamment surveillés par des drones et des systèmes d’intelligence artificielle. Dans ce contexte, Aart Westerfeld (Oliver Masucci qui tenait le rôle principal dans la série Dark), un vétéran de guerre tourmenté par son passé, et Nina Bittman (Sophie Mousel, pour qui c’est le premier rôle principal dans une production internationale de cette envergure), une agente d’Europol idéaliste et déterminée enquêtent sur le meurtre d’un parlementaire européen. Ils découvrent une conspiration technologique aux ramifications inquiétantes qui menace les fondements de l’Union, devenue une vaste puissance politique, militaire et policière remplaçant les États nationaux.

L’enquête se déroule notamment dans le Mirrorspace, un espace virtuel créé à partir des images filmées par les drones omniprésents ; « une sorte de Google streetview qui permet de visualiser le passé, mais pas d’interagir », résume Nicolas Steil. La directrice d’Europol (Sibel Kekilli, découverte dans Gegen die Wand, puis dans Game of Thrones), est déterminée à maintenir l’ordre mais succombe à l’attrait d’un méta-monde, créé par le magnat de la technologie Emery Tallan (Alexander Scheer, vu dans Blood & Gold), « un personnage entre David Bowie et Elon Musk, plutôt machiavélique ».

« C’est assez complexe », admet Félix Koch. Le réalisateur luxembourgeois, qui n’aime pas être résumé à son long métrage SuperJhemp retörns, travaille avec son homologue allemand Max Zähle, choisi pour sa connaissance des effets spéciaux. Ils réalisent chacun trois épisodes, même si l’Allemand tient la position de leader. L’utilisation d’effets spéciaux rend de réaliser beaucoup de choses, mais le budget ne suffit pas pour « se la jouer façon Blade Runner ». Il a fallu faire preuve de créativité : « Pour bien visualiser la différence entre les mondes virtuels et le réel, on utilise des focales différentes qui donnent des profondeurs de champ, des textures variées. C’est très intéressant ; normalement on n'a pas l’occasion de tester cela dans un film. »

Créativité et adaptation au niveau du scénario également. Ceux qui ont lu le roman original de Tom Hillenbrand seront sans doute un peu déstabilisés, même si l’auteur a approuvé les modifications apportées par l'équipe de scénaristes composée de Nicolas Steil, Pierre Majerus, Jan Cronauer et Christophe Wagner. « Les premières versions étaient assez fidèles au livre, puis nous nous en sommes de plus en plus éloignés. Il est impossible de tout réaliser, de tout montrer. On doit s’adapter au format, au budget et aux conditions de production », justifie Nicolas Steil.

Pierre Majerus détaille : « Nous avons aussi développé le personnage féminin. Un duo d’enquêteurs est plus riche et plus intéressant. Le parti pris a été de considérer qu’elle n’était pas encore agent. Le spectateur peut vivre son recrutement et se sentir inclus. » L'histoire traite de liberté, de contrôle et de la sécurité, les personnages principaux incarnant ces notions. « Dans le livre, l'histoire est racontée à posteriori, quand tout s'est déjà produit. Le personnage principal ne peut donc rien changer. Il n’a ni motivation, ni urgence à agir. Ce n’est pas ce qu’il faut pour tenir les spectateurs en haleine. On a changé ce procédé narratif pour que les héros aient une chance et de l'espoir d’arriver à leurs fins », insiste Félix Koch.

La participation de différents pays influence aussi l’écriture, les systèmes d’aides à la production étant liés aux dépenses réalisées sur place. L'idée initiale était de coproduire avec la Belgique, puisque le roman se déroule à Bruxelles. Mais l’argent est venu d’Allemagne et il a fallu adapter l’histoire. « Lors de nos recherches, nous avons découvert que Dresde était surnommée Silicon Saxony à cause de l’implantation d’entreprises de nanotechnologies. Notre Europol sera donc situé à Dresde », s’amuse Pierre Majerus. Il a aussi écrit des versions avec des scènes à Vienne ou à Lisbonne pour les présenter aux coproducteurs éventuels. Finalement, des morceaux de l’histoire se passent en Pologne, aux Pays-Bas et au Luxembourg. L’ancien hémicycle du parlement européen, la Philharmonie, le Freeport ou l’Université ont ainsi accueilli les équipes pendant plusieurs jours.

Mêmes contraintes pour les personnes qui travaillent sur le film, à commencer par les comédiens, souvent très connus dans leur pays mais très peu à l'étranger. Ils jouent tous en anglais, avec leurs accents respectifs, ce qui correspond à l’histoire. Les chefs de postes sont aussi recrutés dans les différents pays coproducteurs : Machiniste, costumes et maquillage au Luxembourg, image en Allemagne, son au Pays-Bas et décors en Pologne. Le Luxembourgeois Alex Brown est l’assistant réalisateur, sorte de chef d’orchestre qui fait en sorte que tous les rouages s’emboîtent, pas une mince affaire quand il y a 100 à 150 personnes sur le plateau.

« La série est si complexe et si riche, avec des lieux variés, des équipes internationales et sans travailler de manière chronologique, on a pensé qu’il fallait travailler à l’américaine : faire venir Pierre sur le plateau tous les jours pour qu’il adapte ou réécrive ce qui était nécessaire au fur et à mesure », explique le producteur. Pierre Majerus développe : « Mon travail est double. Je réponds aux questions de l’équipe sur telle phrase ou telle situation pour laquelle ils auraient perdu le fil. D’autre part, j’écris les modifications nécessaires quand on a dû arrêter plus tôt, enlever un accessoire, changer un costume… ». Il raconte par exemple avoir ajouté deux phrases de dialogue pour que la caméra ait le temps de tourner autour du comédien ou modifié une scène de combat passant de trois à deux personnages. »

Après ces 53 jours de tournage, la post-production, le montage et les effets spéciaux prendront encore plusieurs semaines. La diffusion de la série est prévue pour l'automne 2026, d’abord sur Magenta TV, puis sur ZDF et RTL. Ce type de série laisse penser qu’on pourra entendre le taahdaah et de voir le N rouge virevolter à l’écran, mais pour l’instant les acteurs mondiaux tels que Netflix n’ont encore rien signé.

« Nous avons écrit une fin qui ouvre la possibilité de continuer pour qu’une saison 2 soit envisageable », annonce le scénariste. « On n’amortira l’investissement que s’il y a une saison deux », abonde le producteur en croisant les doigts.

France Clarinval
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