Film made in Luxembourg

La zone de non-intérêt

d'Lëtzebuerger Land du 04.10.2024

Avant la Deuxième Guerre Mondiale, Pierre Schaul et Nicolas Wolff étaient membres des Corps volontaires luxembourgeois, une formation militaire qui constituait, avec la gendarmerie grand-ducale, une sorte de premier jet de ce qui allait devenir l’armée luxembourgeoise. Les Corps volontaires étant placées sous administration allemande pendant l’occupation nazie, Schaul et Wolff sont d’abord envoyés à Weimar pour « reconversion professionnelle » – dans le contexte de la dictature nazie, le terme fait un peu plus froid dans le dos que de nos jours la perspective d’un team-building un peu chiant – puis envoyés à Buchenwald pour insubordination.

De Buchenwald, ils sont envoyés dans le camp annexe d’Arolsen, histoire de leur offrir un petit changement d’air. Mal leur en prit, aux nazis, puisque c’est là que les deux organiseront leur fugue de concert avec le Belge Fernand Labalue et le Polonais Adolf (eh oui, le prénom n’était pas encore honni à l’époque) Korzynski, qui s’occupant de voler les uniformes nazis, qui de préparer une voiture, qui s’infiltrant dans les plus ou moins hautes sphères des nazis en sa qualité de coiffeur.

Encadrée par une introduction et un épilogue qui recourent à des images d’archives et structurée par la voix off de Nico Graf, la narration du (très) long-métrage Operation Pauly de Marc Thoma commence au moment de l’incarcération des deux Luxembourgeois à Arolsen et accompagne les quatre déportés jusqu’à leur retour salvateur au bercail – bercail qui deviendra donc aussi celui de Korzynski et de Labalue, ce dernier prenant pour femme la sœur de Schaul comme pour consolider par le sang cette fraternité improbable. Une fraternité dont l’odyssée à la fois épique et incongrue aurait pu faire penser à un O Brother Where Are Thou luxembourgeois ou, tout du moins, une belle histoire de résistance. Hélas, le dur passage de la théorie à la pratique, de l’idée filmique à sa mise en scène, about à un film-naufrage comme on en a rarement vu, un navet de fond en comble, un film cohérent et homogène dans sa nullité seulement.

D’abord, les personnages (pourtant historiques) n’ont pour ainsi dire aucune profondeur – les officiers SS se contentent de gueuler sur les déportés comme s’ils portaient tous des appareils auditifs, certains articulant avec une lenteur telle qu’on dirait des malvoyants qui peinent à déchiffrer ce qu’il y a écrit sur le prompteur devant eux.

S’il est déjà assez désolant de filmer des nazis comme des simplets figurant dans un atelier-théâtre d’un Ehpad tant c’est manquer de respect aux victimes que de suggérer que leurs bourreaux étaient de parfaits idiots, les quatre personnages principaux font tout sauf honneur aux personnes réelles dont ils s’inspirent. Il faut les voir se tourner les pouces en parlant comme des automates dans leur baraquement, zombies sous Xanax dont on se dit que jamais de la vie ils parviendront à fuguer, qui réussissent tout juste à échanger des bribes de phrases pour échafauder un semblant de plan de fuite dont on n’apprend pas grand-chose sauf que l’opération se nomme Pauly.

C’est Prison Break au pays des ignares – et pour le spectateur, malheureusement, ça pourrait s’appeler La Zone de Non-intérêt tant on finit par se foutre du destin de ces quatre personnages au bout de deux minutes top chrono.

Kurwa

Entre sur-jeu, sous-jeu et non-jeu, le ton n’est non simplement jamais juste, il frôle même sans cesse la parodie involontaire, de sorte que prises hors contexte, certaines scènes pourraient donner l’impression qu’on se trouve en plein Monty Python – sans le génie des Britanniques, s’entend. La réalité est hélas bien plus triste : on a vu du Duerftheater plus subtil, et des enfants jouer leurs sketchs en fin d’année scolaire avec plus d’entrain, de conviction, de charisme.

Le fait qu’il s’agisse d’acteurs-amateurs n’excuse pas tout, il n’excuse même rien du tout : Nombre de réalisateurs travaillent bien voire très bien avec des acteurs non-professionnels ; Stéphane Brizé en est coutumier, Ken Loach aussi ; Nomadland était un bijou, tout comme The Florda Project. Mais encore faut-il savoir les diriger ou, à défaut, ne serait-ce qu’essayer de les diriger.

Ainsi, quand les quatre sont confrontés à une panne d’essence et qu’il s’avère qu’un des fugueurs a oublié l’entonnoir leur permettant de transvaser le contenu d’un bidon d’essence dans le réservoir, l’acteur jouant Korzynski se lance dans un monologue rageur en polonais ponctué d’un kurwa toutes les deux secondes, se montrant d’une extrême agressivité très en désaccord avec l’épilogue du film, où sa contrepartie historique est qualifiée de « brave parmi les braves ». Le pire, c’est qu’on a l’impression d’avoir assisté là à ce que l’équipe exclusivement masculine du film considère comme son morceau de bravoure.

L’histoire est, quant à elle, racontée n’importe comment, à la fois sur un plan narratif – sans la voix off de Graf, ciment structurel bien nécessaire, rien ou presque ne serait compréhensible tant il faut ici du telling face à un showing qui ne montre rien de cohérent – que sur un plan formel, la caméra s’évertuant à zoomer à tout-va sur des murs, des prisons, des gens, des bottes, des chevaux, comme si le caméraman venait de découvrir la fonction zoom et s’en trouvait fasciné.

Face à ce récit épique et héroïque sur quatre jeunes hommes qui font face à l’occupant et mettent en danger leur vie, il aurait fallu s’accorder au moins sur un ton à suivre – épique, pathétique, édifiant, comique même, du moment qu’il y a une cohérence, un choix esthétique conscient, dont cette Operation Pauly est complètement dépourvu. Cette histoire vraie aurait mérité bien plus de soin.

La musique d’Anselme Pau essaie tant bien que mal de donner une direction émotionnelle à la soupe narrative, en alternant entre pathos, suspens et trépidation, mais elle se sert trop de clichés de ce genre de film et, surtout, ne parvient plus à sauver ce qui est déjà depuis longtemps en train de couler, Pau faisant ainsi figure de one man orchestra sur ce Titanic cinématographique.

Si les frères Lumière avaient su que leur invention du cinéma allait aboutir sur cette chose navrante, ils auraient peut-être abandonné leur si belle idée d’animer les images. Si l’on pourrait arguer que le résultat est tel parce que le projet n’a pas pu bénéficier des aides du Film Fund et était donc condamné à la raconter avec les moyens du bord, cette histoire édifiante, l’argument peut être retourné contre la production : à voir le résultat, l’on comprend la réticence à soutenir un tel navet.

Entre Sterben de Mathias Glasner ou Langue étrangère de Claire Burger, projetés dans les autres salles au Limpertsberg, et cet Operation Pauly, la différence est telle qu’on finit par se demander si la théorie des multivers n’était pas en train de s’avérer et si d’aventure je n’avais pas atterri dans un monde parallèle où le cinéma luxembourgeois aurait fait du surplace, voire régressé depuis ses premiers pas d’amateur.

Jeff Schinker
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