Expérience

L’immersion ne suffit pas

d'Lëtzebuerger Land vom 13.01.2023

À l’heure où les intelligences artificielles font des miracles pour générer images, musiques et textes (on se garde bien de parler de création, le créateur est derrière l’écriture des prompts qui vont produire du contenu), on peut se demander quelle est la place de la réalité virtuelle dans les arts de la scène. Des avatars pourront-ils remplacer des acteurs ou des danseurs dans une performance en direct ? Des univers virtuels prendront-ils la place de décors, costumes, lumières ? Avec Le Bal de Paris de Bianca Li, le Grand Théâtre de Luxembourg a mis son grain de sel dans ce débat. Annoncé comme « un spectacle vivant immersif sublimé par la réalité virtuelle », Le Bal de Paris est arrivé à Luxembourg auréolé d’un enthousiasme rare (30 000 spectateurs dans le monde, Lion de la Meilleure expérience VR au 78e Festival de Venise, critiques émerveillées) qui aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. On a été voir pour apporter un début de réponse : oui, mais, non.

Alors, oui. La technologie VR est ici au sommet de son art. L’expérience immersive l’est vraiment, malgré ce que cela comporte d’adjuvants matériels. Les spectateurs sont amenés par groupes de dix dans un espace clos, entouré de rideaux noirs, avec quantité de marquages au sol. Chaque membre du groupe est équipé d’un sac à dos, de capteurs autour des poignets, des chevilles et des genoux et bien sûr d’un casque de réalité virtuelle. Dans un vestiaire aussi luxueux que virtuel, chacun choisit une tenue et observe son reflet dans un miroir. Me voilà jonchée sur des talons de 15 cm, dans un ensemble pantalon noir et blanc du meilleur effet (c’est du Chanel, quand même), avec une tête de biche (le hommes ont droit à des zèbres, des lions et des ours, les femmes des lapins et des chats, mignon, n’est-ce pas?) et un physique filiforme qui ne correspond guère au mien (mais qui en dit long sur la vision standardisée des corps). C’est parti.

On entre dans une immense salle de bal avec de somptueux lustres, des gens qui dansent ou applaudissent, vêtus de robes longues, de costumes, de smokings et portant des masques d’animaux. Les tableaux se succèdent et nous font voyager : un ascenseur, un train, un bateau (avec du vent et des gouttelettes comme quand on va voir Rock Horror Picture Show), un labyrinthe végétal très disneyien et pour finir un cabaret avec des danseuses de French Cancan au physique de Jessica Rabbit. Deux performeurs endossent le rôle de guides tout en dansant pour de vrai au milieu des (faux) personnages. Ils nous prennent par la main, forment des couples ou une ronde pour nous faire danser à notre tour. Ne boudons pas notre plaisir : cette déambulation est bluffante, les animations en mettent plein la vue, le masque virtuel autorise les plus timides à participer, la fête est totale.

Mais non. À trop vouloir en faire au point de vue technologique, Le Bal de Paris est d’une niaiserie sans nom au niveau scénaristique : une histoire d’amour et de retrouvailles nappée d’un vernis sentimental sirupeux. La musique de Tao Gutierrez qui brasse tous les genres du tango à la valse est très passe-partout (pour ne pas dire banale) et surtout les paroles des chansons sont navrantes, du niveau d’une comédie musicale scolaire. La qualité formelle ne suffit pas à contrebalancer la médiocrité artistique. Admettons qu’il s’agisse surtout d’une expérience et d’une nouvelle façon d’envisager le spectacle (comme les projections du type Atelier des lumières seraient de nouvelles façon d’exposer). L’ennui c’est que Bianca Li ici n’apporte rien à la danse ou à la narration chorégraphique. Quand la réalité virtuelle aura vraiment quelque chose à raconter, il faudra trouver un nouveau nom pour ce type de manifestation. Mais du spectacle vivant, ce n’en est pas.

France Clarinval
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