Le procès du pénaliste André Lutgen empoisonne les relations entre les avocats et la magistrature que d’aucuns jugent omnipotente

La guerre des robes

d'Lëtzebuerger Land du 26.11.2021

Wishful thinking « C’est une image de la justice que je ne veux pas donner. (…) Ce n’est pas le procès des juges contre les avocats. (…) Il s’agit initialement d’un tragique accident de travail. »  La procureure générale d’État verbalise son malaise mardi à la barre de la grande salle d’audience du tribunal correctionnel. Martine Solovieff témoigne pour la deuxième fois cette année dans le cadre de l’affaire André Lutgen, du nom du pénaliste poursuivi pour intimidation et outrage à magistrat, des accusations passibles de cinq ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende. Le 29 mai 2019, celle qui préside à l’action publique en matière judiciaire et qui participe aussi à la nomination des juges d’instruction, s’est retrouvée en copie d’un email envoyé par l’avocat (email n°2 plus bas) et qui se retrouve au cœur du procès de cette semaine. L’ancien ministre de la Justice, Felix Braz, et celui de l’Économie, Etienne Schneider, figuraient en destinataires de ce courrier signé André Lutgen. À la veille du jeudi de l’Ascension l’avocat d’ArcelorMittal avait impliqué la cheffe du parquet général et deux membres de l’exécutif dans son action visant à faire lever des scellés posés sur le disjoncteur principal du laminoir de Differdange, devenus inutiles, et qui menaçaient de stopper la production du sidérurgiste. Ces scellés avaient été installés à la demande du juge d’instruction Filipe Rodrigues dans le cadre de l’enquête pour déterminer la cause du décès, le 27 mai, d’un ouvrier dans l’armoire électrique voisine. Dans la matinée du mercredi 29 mai, le magistrat instructeur Rodrigues avait répondu à André Lutgen, assez pressant, qu’il l’informerait « de la levée des scellés dès que l’expert judiciaire mandaté n’en aura plus besoin » (sic). Or, informé à midi de la visite de l’expert et de sa conclusion quant à l’inutilité des scellés, l’expérimenté avocat, 73 ans, a cru bon d’ajouter une couche de pression auprès du juge d’instruction pour éviter à son client des dommages économiques (email n°1). Faute de retour et à l’approche de la fin de journée et du weekend de quatre jours, l’email à la « supérieure hiérarchique » de facto et aux ministres de tutelle (de la Justice et d’ArcelorMittal) est envoyé. Le juge d’instruction Rodrigues n’en sera informé que le lendemain. Le 29 mai à 17h22, Filipe Rodrigues a ordonné la mainlevée des scellés aux enquêteurs. Ceux-là l’exécutent vers 19 heures. André Lutgen n’en a été informé par son client que le 30. Le 3 juin, il est revenu sur ce déroulé dans un nouveau courriel à Martine Solovieff (email n°3). Il y explique avoir voulu laisser des traces en vue d’un éventuel recours en responsabilité de l’État en cas de dommages économiques. Le parquet y voit une démarche d’intimidation. Voilà pour les faits. 

Une salle, deux ambiances Ces faits ont été discutés lors d’une première audience vaudevillesque du 29 juin au 1er juillet. Le juge d’instruction Filipe Rodrigues (qui avait dénoncé le 5 juin 2019 les emails d’André Lutgen au parquet) a alors été interrogé avec virulence par le président de la septième chambre Stéphane Maas (d’Land, 2.7.21). « Est-ce moi le prévenu ? », a demandé Filipe Rodrigues devant l’inquisition sur sa diligence à lever les scellés. Celui qui est passé de témoin à partie civile au cours du procès a fini par s’inquiéter de la partialité du tribunal et a demandé sa révocation, une procédure rarissime. Dans sa requête, citée par Reporter dans un article paru en août, Filipe Rodrigues évoque l’animosité, « de notoriété publique », au sein de la cité judiciaire entre les deux magistrats. Ils « ne se sont jamais mutuellement appréciés, même ayant passé dix années entre 2009 et 2020 à exercer la même fonction de juge d’instruction ».

Cette semaine, le rapport de force s’installe entre le président de la douzième chambre Marc Thill et la défense d’André Lutgen. Les frictions se multiplient. Marc Thill s’énerve quand André Lutgen l’accuse de « préjuger » et de donner sa faveur au juge d’instruction. À l’inverse de Stéphane Maas, Marc Thill considère que Filipe Rodrigues a fait preuve d’une remarquable réactivité, que l’avocat ne devait pas associer des ministres pour qu’ils interviennent auprès du procureur, ainsi que le mandataire d’ArcelorMittal avait concédé face au juge instruisant l’affaire des emails. « Cela ne se fait pas Monsieur Lutgen », assène Marc Thill. La question de l’indépendance de la magistrature apparaît en fond. Elle s’oppose ici à celle de l’avocat. 

Droits fondamentaux bafoués « Il est, consternant de voir que le ministère public luxembourgeois, au moment où il revendique pour lui-même avec tant d’acharnement, et à juste titre, l’indépendance, attaque en même temps de manière aussi brutale l’indépendance d’un avocat et, à travers lui, celle de toute une profession, en mobilisant l’appareil répressif le plus lourd à sa disposition », plaide François Prum pour la défense mercredi. Une quarantaine de confrères du prévenu assistent aux audiences depuis le début de la semaine, à l’invitation de l’association des avocats pénalistes (deux fois moins que lors des audiences de l’été). Le conseil disciplinaire, saisi lors de l’inculpation d’André Lutgen, avait instruit le dossier et n’avait pas vu matière à poursuivre. Le Barreau, par l’intermédiaire de sa bâtonnière Valérie Dupong qui intervient en début d’audience mardi, s’inquiète ainsi vivement des poursuites pénales contre l’un des siens dans l’exercice de ses fonctions.

La défense d’André Lutgen cite une recommandation sur la liberté d’exercice de la profession d’avocat adoptée en 2000 par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe qui prévoit que « les avocats ne devraient pas être menacés de subir des sanctions ou faire l’objet de pression d’aucune sorte lorsqu’ils agissent en conformité avec la déontologie de leur profession ».  François Prum et Maximilien Lehnen assurent en outre que les poursuites judiciaires et de surcroît une condamnation constituent une atteinte à la liberté d’expression de l’avocat voire à sa capacité de lancer l’alerte, des droits fondamentaux reconnus par la Cour européenne des droits de l’Homme devant laquelle ils se rendront s’ils n’arrivaient pas à obtenir satisfaction au niveau national. Notons que le juge Marc Thill a refusé en 2016 dans le cadre du procès Luxleaks à Antoine Deltour, faute d’ancrage légal aux niveaux national et européen, son statut de lanceur d’alerte reconnu en cassation. La défense d’André Lutgen fait d’ailleurs valoir que les destinataires de l’email, le ministre de la Justice et le procureur général d’État, sont de facto les supérieurs hiérarchiques du juge d’instruction à qui il revient de signaler des dysfonctionnements ou actes potentiellement répréhensibles, faute de Conseil national supérieur de la justice, embryon d’autorité prévu dans la réforme constitutionnelle. 

Défiance Au fond, transparaît le reproche de l’omnipotence du parquet et de la magistrature. Dans son email à la procureure d’État et aux ministres, André Lutgen a visé des incidents intervenus au cours des dernières années avec le juge Rodrigues. En audience mardi, l’intéressé les a détaillés. Saisie trop large dans le cadre d’une perquisition (les données emportées auraient dépassé le périmètre dans lequel elles devaient être cantonnées), perquisition jugée abusive contre une banque qui ne pouvait être poursuivie (les personnes morales n’étant pas sujet de droit pénal à l’époque des faits incriminés) ou encore un interrogatoire mené avec un inculpé sans son avocat. Des recours avaient été déposés pour les deux premiers dossiers. Le parquet n’avait pas donné suite. Le dernier cas fut l’objet d’une plainte envoyée le 8 juillet par André Lutgen à Martine Solovieff qui l’a transmise au procureur d’État. Dans sa réponse du 14 juillet, Georges Oswald note une « grave illégalité » en ce qui concerne l’interrogatoire d’un inculpé « qui aurait, contrairement à la réalité », mentionné la présence de l’avocat. Le procureur d’État s’étonne que le problème n’a pas été « querellé » précédemment par André Lutgen et conclut à une « erreur matérielle certes regrettable et dénotant un manque de soin », puis classe sans suite. Dans son courrier de réponse au parquet général, l’avocat remarque que « l’exceptionnel empressement dans le classement pénal des faits peut paraître extravagant au regard des délais habituels de procédure en la matière ». Face au tribunal mardi, André Lutgen ne manque pas de reprocher aux instructions de Filipe Rodrigues leur longueur. Raison pour laquelle il a anticipé un « manque de réactivité de la part du juge d’instruction » en ce 29 mai 2019.

Le magistrat du ministère public, Georges Oswald, assis au même niveau que le président du tribunal et à la même table (mais à son extrémité) requiert ce jeudi 2 000 euros d’amende à l’encontre d’André Lutgen. Le montant paraît symbolique voire dérisoire, mais il maintient avant tout le prévenu dans sa culpabilité. Pour Georges Oswald, André Lutgen n’avait pas de dysfonctionnement à dénoncer dans ses emails puisque Filipe Rodrigues avait agi promptement. L’avocat se serait entêté dans sa croyance que Filipe Rodrigues « ferait la sourde oreille » et aurait envoyé les emails pour « dénigrer ». Au passage, le procureur général relève que la défense a distribué mardi aux parties et à la presse (un acte peu fréquent) un document détaillant les incidents reprochés par André Lutgen à Filipe Rodrigues sur lequel figurait le nom d’un avocat perquisitionné (raison pour laquelle le document a été repris à l’issue de l’audience par Maximilien Lehnen) : « Je serais intéressé de savoir ce que Madame la Bâtonnière pense de cette démarche », lance Georges Oswald devant l’assemblée. Et le procureur de conclure : « Les sentiments personnels n’ont pas leur place dans le traitement des affaires pénales. Les relations entre les avocats et les autorités judiciaires, sont correctes, voire bonnes, voire très bonnes. Les désaccords sont normaux et logiques. Il ne faut pas y avoir de dérapage. Mais je souhaite que les rapports restent tels qu’ils sont. ». Toutes les poursuites contre un avocat est une intimidation contre toute une profession. « Vœu pieux », réplique François Prum. « Toutes les poursuites contre un avocat dans l’exercice de sa profession sont à considérer comme une intimidation », prévient-il. En sortie d’audience, l’avocat de la partie civile Daniel Cravatte se dit « confiant » quant au jugement que rendra le tribunal le 23 décembre. Une condamnation serait frappée d’appel, annonce déjà André Lutgen. Plus symboliquement, celle-ci constituerait un véritable acte de défiance de la magistrature envers la profession d’avocat.

Email n°1 du 29 mai 2019, 15 h18.
André Lutgen à Filipe Rodrigues

L’expert a été ce matin sur place ensemble avec le commissaire Richon et il a procédé à tous les devoirs qui lui ont permis de faire toutes les constatations nécessaires à son expertise afin de libérer les boîtiers en question.

Ni l’expert, ni le commissaire n’ont cependant voulu procéder à une levée des scellés alors que cette décision vous reviendrait.

Aussi je vous demanderai de bien vouloir me faire savoir dans la demi-heure que ces scellés seront levés.

Il ne s’agit d’aucune manière de faire une obstruction généralement quelconque à la justice, il faut simplement qu’une entreprise luxembourgeoise puisse continuer à travailler, toutes les constatations nécessaires à la découverte de la vérité ayant par ailleurs été faites.

J’attends votre réponse incessamment sous peu.

Bien à vous »

Email n°2 du 29 mai 2019, 16h23. André Lutgen aux ministres Braz et Schneider. En CC: Le procureur d’État

Madame, Messieurs,

Je vous demanderai de bien vouloir trouver ci-dessous un mail que je viens d’adresser au juge d’instruction Filipe Rodrigues. Ce n’est pas la première fois que j’ai un incident avec lui. Inutile de préciser que tout ceci est absolument inacceptable.

Je viens d’essayer à 15h20 de l’appeler sur sa ligne directe, ensuite sur la ligne générique du cabinet d’instruction, aucune réponse. À 16 heures j’ai eu une greffière en ligne qui m’a dit qu’il serait là dans un quart d’heure. Je viens d’appeler à nouveau sur sa ligne directe ainsi que sur la ligne générale du cabinet d’instruction, aucune réponse.

Je vous laisse le soin de deviner les conclusions que j’en tire. Bien à vous ».

Email n°3 du 3 juin 2019. André Lutgen au procureur d’État

Madame le procureur général,

Je vous sais évidemment grandement gré, au nom de ma mandante, d’avoir bien voulu intervenir auprès du juge d’instruction le jeudi 30 juin, jour férié, jour de l’Ascension. J’ai pu également apprendre de la part de ma mandante que le mercredi 29 juin Monsieur le commissaire Richon s’est présenté à 19 heures à l’usine pour procéder à la levée des scellés ce qui a ainsi pu empêcher un dommage conséquent d’advenir.

J’ai la faiblesse de croire que cette intervention tardive est en relation avec mes interventions de la journée du 29 juin (lire mai).

Si je me suis adressé aux autorités gouvernementales du pays, vous aurez sans doute pu comprendre que j’étais en train de paver le chemin pour pouvoir conseiller à ma mandante ArcelorMittal d’engager la responsabilité civile de l’État pour le montant référé dans mon mail, une fois que j’aurais été en possession de l’ensemble du dossier et une fois que j’aurais pu constater que le maintien du scellé n’avait aucune raison d’être, sauf l’incurie des intervenants.

S’agissant d’un montant conséquent pouvant venir grever le budget de l’État je me sentais obligé d’en informer les autorités en responsabilité des finances publiques.

Je suis bien heureux de constater que mon message a été compris et que la responsabilité de l’État et du juge ne saurait être engagée et c’est tant mieux. Il vaut assurément mieux éviter un dommage que de devoir le recouvrer en justice.

Salutations respectueuses. André Lutgen

NB : A propos des incidents que j’ai pu avoir dans le passé avec le juge d’instruction Rodrigues, et auxquels j’ai fait référence dans mon mail, je vous renvoie à mes écrits et aux documents qui doivent assurément se trouver en possession des services du procureur général ».

Pierre Sorlut
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