Hans Ulrich Obrist (*1968 à Weinfelden en Suisse) est directeur artistique de la Serpentine à Londres et conseiller principal de la Fondation Luma à Arles. Autodidacte en art et multilingue, il a curaté plus de 350 expositions à travers le monde depuis le début des années 1990 et écrit des centaines de livres. Dans son autobiographie Une vie in progress parue au printemps au Seuil, il raconte pour la première fois son parcours personnel. Pour ce quatrième entretien de la série Dictaphone, le Land a eu l’occasion de s’entretenir avec lui.
d’Land : Vous avez écrit d’innombrables livres, des livres de théorie de l’art et du curating, des portraits et surtout beaucoup de livres d’entretiens avec des artistes. Or, Une vie in progress, est un livre particulier dans ce corpus, car il s’agit d’une autobiographie, écrite durant la pandémie, lorsque vous ne pouviez plus voyager, ni faire des rencontres avec les artistes ou le public. Le livre se lit très bien, mais pour une autobiographie, j’ai trouvé qu’il était très pudique, qu’on apprenait très peu sur votre vie privée. On y suit sur votre incroyable parcours d’une enfance à Weinfelden en Suisse à cette figure de curateur global que vous êtes devenu – ce fut en quelque sorte un enchaînement de rencontres, avec comme constante cette grande curiosité qui vous a toujours animé.
Hans Ulrich Obrist : C’est intéressant que vous disiez cela, puisque, après tous les livres que j’ai faits, c’est sans doute mon livre le plus personnel jusqu’à maintenant, puisque je raconte l’histoire de ma mère, je raconte l’histoire de mon enfance et je raconte l’histoire de cet accident qui m’a fait frôler la mort quand j’avais six ou sept ans, qui était vraiment déterminant pour arriver à l’art... Je parle de cette histoire de guérison et de la figure d’Emma Kunz, et je parle de Koo Jeong A, l’artiste coréenne avec qui je vis depuis bientôt trente ans. Peut-être que, comparé à d’autres autobiographies, le livre est moins dominé par des détails intimes, mais il y a beaucoup plus de choses personnelles dans ce livre que jamais auparavant, ce qui est vraiment dû au Seuil. En France, il y a cette belle tradition que des artistes, souvent des écrivains, dirigent des séries dans les maisons d’édition. Au Seuil, Bernard Comment dirige la collection Fiction & Cie, et ce livre est vraiment né grâce à lui, puisque pendant tout le confinement, il m’a appelé tous les jours à huit heures du matin et il disait : « écris » !, et c’est comme ça que je m’y suis mis. C’est lui aussi qui a toujours insisté qu’il fallait que le livre soit plus personnel.
Vous êtes depuis toujours très matinal : aussi bien Markus Miessen que Max Dax, avec lesquels je me suis entretenue auparavant dans cette série, me parlaient du Brutally Early Club que vous aviez lancé en 2006 et qui avait lieu à Londres, Berlin, Paris ou New York – un club de rencontres et de débats à 6h30 du matin !
Oui, parce que je pense que c’est intéressant de créer des salons, mais des salons inclusifs pour le 21e siècle, où les gens peuvent se parler dans un contexte un peu différent. L’idée que nous avions, avec Markus Miessen et d’autres, comme Shumon Basar, c’était de faire ça tôt le matin aussi pour développer cette idée d’une flânerie urbaine un peu post-situationniste, qu’on pourrait en fait vraiment improviser le jour avant. Parce que quand vous dites « on se voit demain à six heures du matin », personne ne peut dire qu’il a déjà un schedule prévu parce que personne n’a de rendez-vous à cette heure-là. Donc les gens ne pouvaient pas dire non et la plupart sont venus à six heures trente, c’était formidable.
Il semble qu’il y a dans toute votre vie un sentiment d’urgence, qui est dû à cet accident, vous le racontez au début de votre autobiographie : d’avoir frôlé la mort vous a donné conscience que tout peut s’arrêter à tout moment – est-ce toujours ça qui vous fait courir aujourd’hui ?
Oui, mais pas seulement. Il y a aussi beaucoup de lenteur, car l’échange avec les artistes prend beaucoup de temps, souvent c’est un vrai ralentissement. Et pour cela, il faut libérer le temps comme disent les artistes Philippe Parreno et Pierre Huyghe, qui ont même créé une association appelée « Les temps libérés ». Je crois que c’est moins une question de vitesse qu’une question d’urgence dans le sens où je n’ai jamais voulu attendre avec les choses que j’avais envie de faire, et que je voulais aborder immédiatement. Certains projets prennent très longtemps, mais je les commence immédiatement.
La romancière George Eliot disait que les morts ne sont jamais morts, sauf si on les oublie, et je pense qu’il y a aussi un peu de cette volonté-là dans mon travail avec les artistes : de ne pas oublier les pionniers qui ne sont plus là aujourd’hui et que j’ai eu la chance de rencontrer, de les enregistrer. Je pense que nous vivons un âge où il y a beaucoup d’information, mais pas nécessairement plus de mémoire qu’avant, peut-être même que l’amnésie est quelque part au cœur de cette société d’information. Le travail du curator et du directeur de musée, c’est de travailler avec l’art contemporain aujourd’hui et de réaliser des projets avec les artistes – mais c’est aussi protester contre l’oubli.
Sur Instagram vous avez cette belle habitude de publier quasiment chaque jour une rencontre avec un ou une artiste qui écrit quelque chose à la main sur un post-it puis lit la phrase lui- ou elle-même, mais il y a aussi régulièrement des hommages à des personnes qui disparaissent de cette archive...
C’est lié à une question de génération : j’ai commencé à travailler avec les artistes quand j’étais très jeune – j’avais peut-être vingt ans et eux en avaient cinquante ou soixante – et ils ont aujourd’hui 80 ou 90 ans. Donc c’est qu’il y a une génération d’artistes qui nous quittent et il faut célébrer leurs œuvres. À la Serpentine, nous consacrons régulièrement des expositions à des artistes pionniers qui n’ont pas encore été reconnus à leur juste valeur – je pense à Luchita Hurtado, à Barbara Chase-Riboud, ou récemment Kamala Ibrahim Ishag et Faith Ringgold, ce sont de très grandes artistes, souvent des artistes femmes. Une grande rétrospective avec un beau catalogue peut tout changer dans la perception publique de leur travail. Et ça, il faut le faire tant que les artistes sont encore là – pour les célébrer et pour, d’une certaine façon, changer l’histoire de l’art et la rendre plus inclusive et plus diverse.
Je trouve que votre livre donne vraiment espoir, parce qu’il raconte l’histoire d’un garçon dans un village perdu de Suisse, Weinfelden, qui, par la rencontre avec les artistes, trouve comme ça son chemin vers le monde de l’art : un artiste aiguille vers un autre, et encore vers un autre, et à chaque fois, ils vous passent un contact, un numéro de téléphone du prochain qui vous intéresse, et ainsi de suite. C’était peut-être aussi une autre époque parce qu’aujourd’hui, tout le monde semble constamment accessible par les réseaux, mais en fait pas du tout. Alors que vous ce que vous avez vécu, c’est comme un conte de fées.
Ça me fait plaisir que vous interprétiez le livre comme ça, parce que ça c’est vraiment mon but. Ce livre est une sorte de Do it yourself manual, qui, je l’espère, encourage les gens. Mon approche a toujours été très DIY. J’ai fait des études universitaires, mais dans un tout autre domaine, en économie et écologie, parce que je voulais comprendre dans les années 1980 déjà comment on pourrait inscrire l’écologie dans notre système de société. Mais mon apprentissage par rapport à l’art est complètement autodidacte, j’ai fait mes premières expos dans ma cuisine, après, j’ai trouvé des lieux insolites pour l’art : une chambre d’hôtel, une montagne en Suisse, un musée dédié à Nietzsche. Et j’ai convaincu ces lieux de me donner leur accord, c’était déjà cette idée de ne pas perdre de temps, de chercher moi-même les opportunités. Mon travail de catalyseur, c’est souvent de convaincre des gens et de créer l’opportunité. Une des opportunités était de demander aux artistes quels étaient leurs rêves et essayer de réaliser ces rêves.
Dans cette petite ville dans laquelle j’ai grandi en Suisse, il n’y avait même pas de lycée, donc je devais aller à Kreuzlingen, une ville frontalière, d’où on pouvait nager par le lac jusqu’en Autriche, ou aller à pied jusqu’à Constance en Allemagne, qui a une formidable université. J’ai alors traversé la frontière au moins une fois par semaine pour aller au cinéma ou à des conférences. Car lorsque j’étais lycéen et fils unique dans une petite ville, c’était un peu claustrophobe. En même temps, j’étais entouré de beaucoup de possibilités de voir de l’art, parce que la Suisse a tellement de musées et d’artistes formidables. Donc je pouvais juste prendre le train et sortir de cette petite ville. Après avoir été aussi isolé à cause de cet accident, où je n’ai pas pu faire de sport, et avoir été à la maison pendant si longtemps, j’éprouvais une grande urgence de me connecter au monde via l’art. Je suis d’un genre plutôt extroverti et à seize ou 17 ans, j’ai simplement cherché les contacts des artistes qui m’intéressaient dans l’annuaire et je les ai appelés et les portes se sont facilement ouvertes puisque aussi bien les artistes que les directeurs de musée ou les écrivains que j’ai contactés ont été fascinés qu’un adolescent sache tellement de choses sur leur travail et ait tout lu et veuille les rencontrer.
Je pense que c’est très important aujourd’hui de créer des opportunités pour qu’une jeune génération puisse trouver leurs mentors. Il nous manque des écoles qui facilitent cela, puisque tout le monde n’a pas cette intuition ou ce courage. Il faut de nouvelles formes d’écoles, comme l’Institut des Hautes Études en Arts Plastiques que le curateur Pontus Hultén avait fondé dans les années 1990 à Paris et qui accueillit des artistes comme Philippe Parreno, Dominique Gonzalez-Foerster, Absalon, Chen Zhen ou Xavier Veilhan – toute cette génération incroyable qui a été très influencée par cette école qui profitèrent de la guidance de Daniel Buren ou de Sarkis et du carnet d’adresse de Hultén. La Ville de Paris a mis à disposition une salle et ils ont fondé une école post-graduate qui réunit les vingt ou trente artistes débutants les plus dynamiques venant de partout dans le monde, ils les ont fait venir à Paris et ils les ont même payés pour étudier ! Beaucoup d’entre eux y ont trouvé leur mentor.
Si vous regardez plus en arrière, il y a eu le Black Mountain College, dans les années 1930 en Caroline du Nord, que j’ai beaucoup étudié. Le Black Mountain College était similaire, très pluridisciplinaire. Il y avait les élèves d’Einstein, il y avait Buckminster Fuller, c’est là que toute l’histoire de l’art américain de l’après-guerre est née : Rauschenberg, Cy Twombly, John Cage, Susan Weil et Dorothea Rockburne ou Merce Cunningham y sont passés. Aujourd’hui, dans le monde, il n’y a plus d’institut comme ça. Comment font les nouvelles générations pour rencontrer leur mentor ? Une rencontre fondatrice comme ça peut être aussi importante que toute une année d’études. Ça manque vraiment aujourd’hui.
D’ailleurs, le Luxembourg serait un endroit formidable pour lancer un tel institut. Comme vous n’avez pas d’académie des beaux-arts, ce serait une opportunité de ne pas répliquer le modèle qui existe partout, mais d’inventer une académie totalement différente et peut-être même pas l’appeler académie. En commençant à zéro, on peut inventer quelque chose de beaucoup plus pluridisciplinaire, à l’image du jeu vidéo, qui me fascine parce qu’il va au-delà du clivage entre les humanités, les arts, la science et la technologie.
Je suis persuadée qu’il y a toujours des destins qui se croisent dans la vie, comme dans un film choral, et un des parcours que vous avez croisé avant nous, c’était celui de Marie-Claude Baud qui fut directrice du Mudam au Luxembourg et qui m’avait parlé à l’époque du courage de ce jeune homme ambitieux ayant fait une exposition dans sa cuisine et qu’elle avait vue. Ce que je trouve frappant, c’est que, après, dans vos appartements, la cuisine ne fonctionne jamais, qu’elle sert surtout à stocker des livres. La cuisine a davantage une valeur symbolique que pratique chez vous ?
Oui, j’ai toujours eu des livres dans la cuisine, mais je n’ai jamais vraiment cuisiné. C’est que je vis vraiment dans les cafés, qui sont des lieux de conversation – c’est l’idée même de la rencontre, non ? Ce furent les artistes Fischli et Weiss qui ont libéré ma cuisine des livres et ils l’ont transformé en cuisine d’une certaine façon, en y inventant toute une nourriture. 29 visiteurs en tout ont vu World Soup, ma première exposition au début des années 1990, durant les trois mois qu’elle a duré, et après, elle est devenue une rumeur. Il y a surtout eu des visiteurs suisses évidemment, puisque je ne connaissais pas grand monde quand j’étais étudiant, mais il y avait un visiteur qui était venu de Paris, c’était Jean de Loisy, l’ex-collaborateur de Marie-Claude Beaud. Il était venu pour Fischli et Weiss, mais suite à cette expérience de la cuisine, il m’a invité à être le premier résident-curateur à la Fondation Cartier, puisque Marie-Claude avait cette idée d’inviter des curateurs à Jouy-en-Josas, où se trouvait le siège de la Fondation à l’époque.
Pour moi, c’était très intéressant puisque je n’avais pas du tout d’argent alors, je vivais et travaillais dans les trains – avec un ticket Interrail, je faisais trente villes en trente jours et je dormais dans le train. Mais là, soudain, je pouvais m’installer durant trois mois à
Paris pour travailler et je ne suis plus jamais retourné en Suisse pour travailler ensuite. À Paris, j’ai visité 500 ateliers pour faire une cartographie de l’art vivant, de César à Christian Boltanski et Annette Messager. Mais le soir, je suis toujours rentré à Jouy-en-Josas, car il y avait tous les soirs des rencontres que Marie-Claude organisait. À cette époque-là, c’était très insolite, cette pluridisciplinarité : il y avait Lou Reed, ou une soirée avec Paul Virilio, Laurie Anderson et Issey Miyake. Très tôt. Marie-Claude a combiné la mode, l’architecture, le design. Aujourd’hui, c’est quelque chose qui est évident, dans la nouvelle génération d’artistes, beaucoup des jeunes artistes ont une pratique complètement fluide entre les disciplines, les artistes sont autant poètes que compositeurs qu’artistes visuels. Pour cette raison aussi il faut des nouvelles écoles, et les institutions doivent réfléchir à comment elles se réinventent – ce que nous faisons avec la Serpentine, par exemple avec nos pavillons dans le parc.
Justement, vous parlez de l’exposition sur le jeu vidéo au Centre Pompidou-Metz1 : vous y dites que le jeu vidéo est l’esthétique du 21e siècle comme le cinéma fut celle du 20e et le roman celle du 19e. C’est la fluidité entre les disciplines, la transversalité du jeu vidéo ou la versatilité des artistes que vous font dire ça ?
Mes observations sont toujours déduites des expériences faites durant les visites d’atelier : je sors dans les ateliers et j’essaie de voir les patterns et de faire des connexions entre ce que je vois. Ces quatre ou cinq dernières années, j’ai vu que beaucoup d’artistes commençaient à inventer leurs jeux, à imaginer des mondes à travers des jeux vidéo. Je trouvais intéressant de les rassembler, de remonter jusqu’aux années 1970-80 où les premiers artistes travaillent avec l’esthétique du jeu vidéo, d’autres font carrément du hacking, puis cela s’amplifie durant les années 2000. Depuis quelques années, nous avons une nouvelle génération puisque les moteurs de jeux vidéo sont devenus beaucoup plus accessibles et donc les artistes non seulement font du détournement ou de répétition du jeu vidéo, mais ils peuvent inventer des jeux eux-mêmes. Il y a plus de trois milliards d’humains qui jouent des jeux vidéo dans le monde, c’est plus qu’un tiers de la population mondiale, le secteur est plus grand que l’industrie de la musique et du cinéma combinés. Les jeux vidéo sont profondément collaboratifs, des compositeurs travaillent avec des animateurs, des artistes visuels, des écrivains ou des cinéastes, le son joue un rôle, tout comme la narration. Donc je me demande si le jeu vidéo peut devenir le Gesamtkunstwerk du 21e siècle.
Je suis conscient du fait que la notion d’œuvre d’art totale est problématique, puisqu’elle a été marquée par le late Wagner, avec Beyreuth, cette chose accablante où le spectateur est diminué. À mes yeux, c’est l’opposé qu’il faut faire : donner plus de pouvoir au spectateur. Donc je vois l’idée de Gesamtkunstwerk plutôt dans le sens de Diaghilev et ses Ballets Russes, qui rassemblait toutes les disciplines, il travailla avec Stravinsky, avec Gontcharova, Picasso ou Coco Chanel. Ce qui est en outre très intéressant dans le jeu vidéo, ce sont les mission driven games, qui ont une mission soit écologique, soit politique. D’autres artistes infiltrent des jeux totalement mainstream pour arriver à des audiences faramineuses : Travis Scott ou Ariana Grande qui donnent des concerts live sur Fortnite arrivent à joindre des millions de personnes. L’année dernière, nous avons collaboré avec Fortnite pour créer une « Serpentine virtuelle » sur la page d’accueil du jeu : on a eu 142 millions de visiteurs en deux semaines, c’est énorme ! On pourrait s’imaginer que quelqu’un invente un jeu qui crée une empathie, par rapport à l’environnement, il y aurait des centaines de millions de personnes qui créeraient cette communion avec l’environnement. Ça pourrait changer le monde et devenir une communauté à l’échelle planétaire.
Je suis née la même année que vous et je suis vos activités depuis très longtemps. J’ai cherché dans ma bibliothèque quel était le premier livre que j’aie acheté de vous, c’était Delta X – Der Kurator als Katalysator (Lindinger + Schmid, 1996) – il y avait encore le prix en franc luxembourgeois dessus. Le commissaire d’exposition Marius Babias y dit : « Der Kurator muss verschwinden » – ce n’est pas du tout ce qui s’est passé…
C’est très intéressant que vous ayez ce livre puisque l’autre jour, en rangeant mes livres, je l’ai feuilleté et je me suis dit que je continue à être du même avis quand même sur la majeure partie des points. Je pense que cette idée que le curateur doit disparaître, c’est plutôt dans le sens qu’il doit se faire discret dans son exposition, ne pas s’imposer. J’ai toujours eu horreur des curateurs qui viennent avec des concepts et des idées, que les artistes doivent illustrer. Moi, j’attends toujours une épiphanie en rencontrant les artistes, j’écoute et je regarde ce qu’ils font et quels sont les projets dont ils rêvent. J’essaie d’être d’une certaine façon un catalyseur, mon travail c’est de créer des ponts entre les artistes et la société, c’est d’amener l’art dans la société, pas seulement dans les musées. Il faut que ce que je fais soit utile.
Pour finir, je voudrais encore parler du public justement. Il y a ce bel épisode dans le livre où vous parlez à un chauffeur de taxi qui dit « la Serpentine, c’est pas pour nous » et finalement, sa fille a découvert l’art et l’architecture en visitant un de vos pavillons dans le parc. Vous affirmez que l’art peut arriver chez les gens par d’autres circuits. Comment est-ce que vous concevez l’accès à la culture pour le grand public, quand beaucoup de gens d’autres couches sociales ne se sentent pas du tout concernés par l’offre culturelle ?
C’est une question essentielle. Dans ma famille de classe moyenne en Suisse, l’art ne jouait pas du tout de rôle. Il y avait certes des livres, de la littérature à la maison, mais l’art, je l’ai découvert par les illustrations de la guérisseuse Emma Kunz sur l’Aion A, une roche curative que me donnait ma mère : sur le paquet de cette médecine il y avait un petit dessin d’Emma Kunz, que j’ai découpé et collé sur mon mur. Depuis lors, l’art a toujours été associé à l’idée de la guérison et de l’espoir pour moi. Puis il y avait les illustrations de Claude Sandoz sur la couverture de l’annuaire des trains, qui m’a fait visiter une exposition qui lui était consacrée à Saint Gall, j’ai laissé une carte postale pour lui, et il était ravi de me rencontrer. Ensuite, cela s’est enchaîné avec Fischli et Weiss, j’ai assisté au tournage de leur film sur les réactions en chaîne Der Lauf der Dinge (Le cours des choses) et c’est ce qui s’est aussi passé dans ma vie. C’est de là que me vient la conviction que nous ne pouvons pas enfermer l’art entre les murs des musées. Au contraire : les musées doivent sortir de leurs murs avec l’art, il faut qu’on aille dans la société.
Il y a beaucoup de possibilités pour faire cela. À la Serpentine à Londres, non seulement l’entrée est gratuite, mais en plus, pour contourner la peur du public de passer le pas de porte, nous installons chaque année un pavillon dans le parc de Kensington Gardens – cette année, il était conçu par la jeune architecte franco-libanaise Lina Ghotmeh et n’avait pas de murs extérieurs. Chaque année, il y a des millions de gens dans ce parc, des gens de toutes origines et classes sociales, et ainsi, ils rencontrent l’art en se promenant – le pavillon, comme la fille de ce chauffeur de taxi dont je parle dans le livre et qui avait été attirée par les couleurs, la lumière et les formes du pavillon, mais aussi des sculptures, comme actuellement Georg Baselitz, à qui nous consacrons aussi une grande exposition dans le musée. Après, tout le monde ne vient pas au centre de Londres, donc je suis pour des initiatives comme celles des artistes Arthur Jaffa ou Jef Geys, qui ont amené leurs œuvres dans les quartiers ou dans les écoles primaires à travers le pays. Je vois ça comme un des grands devoirs de directeur ou de directrice de musée du 21e siècle : de ne pas attendre derrière les portes. Aujourd’hui, le musée peut aller partout : sur des plateformes digitales ou sur le plus grand écran d’Europe à Piccadilly avec CIRCA. L’art peut apparaître où on l’attend le moins, pourquoi pas aussi dans les gouvernements et les conseils d’administration. Ce serait formidable si le Luxembourg réalisait cette utopie d’un/e artiste dans chaque CA d’entreprise, non ?