Dans un ouvrage qui vient de paraître l’historien Jean-Pierre Filiu livre témoignage depuis l’enfer de l’enclave palestinienne assiégée

Gaza, vivante au ban de l’humanité

d'Lëtzebuerger Land du 06.06.2025

« Le seul ami du Palestinien, c’est son âne. » Cette phrase, entendue à Gaza par Jean-Pierre Filiu, résume à elle seule la solitude politique – existentielle – du peuple palestinien. Dans Un historien à Gaza (Les Arènes, 2025), le spécialiste du Moyen-Orient contemporain, professeur à Sciences Po, ancien diplomate et auteur d’une enquête sur le blocus imposé à Gaza en 2007, restitue à la manière d’un carnet de terrain les trente-deux jours qu’il a passés dans l’enclave entre décembre 2024 et janvier 2025. Un mois et deux jours de guerre, d’effroi, d’expectative – et aussi, paradoxalement, de vie.

Depuis vingt mois et le début de l’offensive israélienne à Gaza, aucun journaliste étranger n’a pu pénétrer dans la bande de Gaza. La seule façon pour Filiu d’y entrer était donc d’intégrer une organisation humanitaire, en l’occurrence Médecins sans frontières (MSF). Dès le 7 octobre 2023, Filiu avait appelé à la solidarité avec les civils, condamnant l’attaque du Hamas tout en avertissant contre la riposte israélienne. Il se sent vite dépassé par l’escalade de l’horreur – réduit au rôle de spectateur impuissant. Retourner à Gaza (qu’il connait intimement en raison de nombreux séjours depuis les années 80) devient donc pour lui une nécessité.

Son entrée dans la bande de Gaza se fait sous escorte israélienne par une brèche du mur au nord, et non par le point habituel de Kerem Shalom au sud, soulignant le caractère exceptionnel et hautement contrôlé de toute présence étrangère dans l’enclave. Filiu rappelle au passage que la politique de punition collective appliqué à Gaza remonte à 1967 quand Israël contrôlait la bande comme territoire occupé, tout en déléguant certaines responsabilités aux ONG pour mieux se décharger du coût humain.

L’historien s’installe dans ce que l’on appelle la « zone humanitaire », espace situé au sud-ouest de l’enclave, logé entre des tentes de fortune et des décombres d’immeubles. Un no man’s land où l’on survit plus qu’on ne vit, où la poussière des bombardements se mêle à la pluie et à la promiscuité des déplacés. Le Français se veut témoin impliqué, conscient de son privilège de dormir au sec, de manger et de partir quand il le souhaite. Il observe, interroge, enregistre. Bref, il effectue son travail d’historien, quoique ne reconnaissant plus rien, tant les destructions sont importantes et ses repères de connaisseur de l’ancienne Gaza caducs.

Filiu évoque la « mort sans date », qui s’invite dans les familles sans prévenir, fauchant les enfants ou détruisant les hôpitaux. Les cimetières sont devenus inaccessibles. Les enterrements pour l’heure impossibles. Même la soi-disant « zone humanitaire », censée être une zone sûre, se transforme en piège. A Gaza, Filiu assiste à une guerre sans nom. Ce n’est plus un affrontement, c’est une asymétrie létale. En citant les Nations-unies, l’historien dénombre 527 frappes israéliennes en une semaine, pour six tirs de mortiers palestiniens. « Une guerre à sens unique », note-t-il.

Face à cette violence, les Gazaouis s’adaptent pour survivre sans ressources. On cuisine dans des tambours de machines à laver, on brûle des bibliothèques et des meubles, on hache des racines qu’on revend au marché noir. L’économie de Gaza devient une économie de ruines. Et pourtant, des enfants apprennent à lire sous les tentes. Des femmes construisent des abris en terre battue. Une librairie rouvre ses portes.

Autre symptôme du siège : Le tabac, qui devient un produit de luxe et un instrument de pouvoir. Car le Hamas, tout en condamnant publiquement la cigarette, en contrôle la contrebande. Filiu y voit une parabole sur le contrôle autoritaire de la survie. Fumer à Gaza devient un acte politique. Les prix flambent : 150 shekels le paquet de cigarettes, soit plus de 37 euros. Les trafiquants prospèrent, les réseaux sociaux débordent d’échanges illicites. Or, dès que la trêve approche, les prix s’effondrent : le marché répond à la paix.

À partir du 10 janvier, les rumeurs d’une trêve nourrissent l’espoir. Les enfants scandent « trêve, trêve » au passage des convois de l’ONU. Mais les négociations piétinent. Filiu dessine le portrait d’un peuple qui espère sans illusions, lucide sur l’hypocrisie des chancelleries occidentales, sur les annonces creuses et les accords sans lendemain : 122 Palestiniens sont tués entre l’annonce du cessez-le-feu et sa mise en œuvre effective.

Lorsque le 19 janvier 2025 la trêve est enfin déclarée, la population se précipite vers les ruines. On cherche sa maison, on exhume ses proches d’en-dessous les décombres. Les scènes de retrouvailles sont bouleversantes, mais vite rattrapées par le chaos administratif, la mise en scène du Hamas, les lenteurs de l’aide. « Un accord sans mise en œuvre, une diplomatie sans terrain », écrit l’auteur. Rien n’a été prévu pour les civils.

Filiu n’a parcouru qu’un cinquième du territoire. Mais ce fragment décrit par l’historien suffit pour comprendre que ce qui se passe à Gaza n’est pas un accident, mais le fruit d’une triple impasse. D’abord israélienne, par le refus du gouvernement hébreu de voir en l’enclave autre chose qu’une menace. Puis palestinienne : la cause des Palestiniens se trouvant coincée entre divisions internes et absence de stratégie. Et enfin humanitaire, l’aide étant rendue impuissante par l’embargo et les compromis diplomatiques avec les États-Unis, davantage destinés à s’assurer la prochaine livraison d’armes qu’à honorer ses devoirs de puissance belligérante à l’égard du droit international.

Dans le dernier chapitre du livre, intitulé « Samson », Filiu tire le fil de la métaphore biblique. Non pas celle du héros suicidaire, libérateur des enfants d’Israël aux mains des Philistins, mais d’un Samson aux yeux ouverts, lucide, refusant la vengeance aveugle. Il dénonce l’hypocrisie des puissances occidentales, soutiens indéfectibles à l’Ukraine d’une part, mais muettes sur Gaza de l’autre. Il épingle la « claustration punitive » de l’enclave, l’oubli organisé, la trahison du droit humanitaire. « Gaza est devenue le miroir de notre époque, où l’on détruit plus qu’on ne protège, où l’indifférence devient une méthode de gouvernement ».

Un historien à Gaza ne se veut ni reportage indigné ni essai académique. C’est un livre de l’urgence, écrit dans une langue sobre, certes parfois répétitive, mais dont chaque phrase respire la poussière des ruines. Il ne cherche pas à choquer, mais à documenter ce que beaucoup préfèrent ignorer. Le fait que Filiu rappelle avec rigueur l’histoire de tel ou tel lieu, en replaçant sans cesse le conflit actuel dans sa profondeur historique, est l’un des grands mérites de ce livre. Il réussit un tour de force rare : redonner aux Gazaouis leur dignité de sujets historiques, sans oublier la tragédie humaine qui s’y joue.

À la fin du livre, Jean-Pierre Filiu quitte Gaza pour l’Ukraine, et scelle ainsi un parallèle glaçant entre deux guerres, deux sièges, deux peuples pris dans la mâchoire du siècle : « À Kiev comme à Gaza, aucun peuple n’a moins de droits qu’un autre ».

Frédéric Braun
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