Avant de quitter son poste, l’ambassadrice de France détaille les enjeux transfrontaliers comme la fiscalité, les services et les transports. Elle parle aussi diplomatie et défense

« Que le Luxembourg aide financièrement »

Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 25.07.2025

Derrière le Portugal, la France est le pays comptant le plus de ressortissants au Luxembourg, avec 50 000 résidents (60 000 en comptant les binationaux, soit sept pour cent de la population totale). Elle envoie aussi le plus gros contingent de travailleurs au quotidien depuis son territoire. Avec 123 000 frontaliers, c’est plus que l’Allemagne (53 000) et la Belgique (52 000) réunies. Fatalement, les questions transfrontalières ont occupé une bonne partie de l’activité de l’ambassadrice, Claire Lignières-Counathe (65 ans), sur le départ, après quatre années en poste. La métropolisation de l’axe Luxembourg-Metz pose de nouvelles questions en termes de partage des dividendes et des charges.

d’Land : Madame l’ambassadrice, le transport est l’un des principaux défis dans la relation franco-luxembourgeoise avec une large insatisfaction chez les personnes concernées. Où en est ce chantier ?

Claire Lignières-Counathe :

L’axe de Metz jusqu’à la frontière et au-delà au Luxembourg est l’un des plus chargés en France, après la région parisienne, notamment pour le train. C’est une réalité qui a beaucoup d’effets positifs, évidemment, mais il y a aussi les conséquences qu’il faut gérer. Ne serait-ce qu’améliorer les conditions de transport. Il faut que les gens puissent voyager dans des conditions convenables. C’est quand même fatigant pour eux au quotidien. Concernant le rail, l’idée est, d’ici 2030-31, d’avoir un train toutes les sept minutes aux heures de pointe. Le chantier est en cours. Cela découle de décisions qui avaient été prises il y a déjà quelques années avec un cofinancement à parité, France-Luxembourg.

La problématique des transports est la plus visible, mais il y a d’autres contingences…

Il y a les questions de formation, les questions de santé… Il y a des tas d’aspects à regarder. Cela ne se fait pas en un claquement de doigts. Prenons l’exemple de l’accès aux soins des deux côtés de la frontière. Dans un contexte de vieillissement et d’expansion démographiques, il faut plus de soignants. Il manque de spécialistes. On est en train de réfléchir à la façon dont les habitants pourraient accéder à des médecins spécialisés des deux côtés de la frontière, selon les besoins et en bénéficiant de bonnes conditions de remboursement. Ces sujets sont discutés en commission intergouvernementale pour le renforcement de la coopération transfrontalière (CIG). Nous travaillons aussi sur la formation des soignants. Pour le moment, il s’agit de réserver aux étudiants luxembourgeois un accès dans les universités françaises pour les études de médecine, après les trois premières années ici.

La semaine passée à Luxembourg, le président de la Région Grand Est, Franck Leroy, a parlé d’un centre de formation franco-luxembourgeois. Où en est ce projet ?

Ce n’est pas encore très avancé, mais c’est quelque chose que beaucoup d’élus portent, pour former des infirmiers notamment.

Avec un cofinancement franco-luxembourgeois…

Sans doute. On est en ce moment toujours sur ce principe du cofinancement co-développement qui a été acté en 2018. Nous envisageons de travailler ensemble ainsi.

Qu’en est-il du volet fiscalité ?

Il y a différents volets. En 2021, on a augmenté le seuil de tolérance fiscale pour le télétravail, en le passant de 29 à 34 jours par an. Si le résident français travaillant pour une entreprise luxembourgeoise dépasse ce seuil, il faut qu’il paie ses impôts sur le revenu en France. Pour aller plus loin, on a proposé une nouvelle formule : Que les impôts payés sur les jours de télétravail (par exemple, deux par semaine) soient partagés entre la France et le Luxembourg. Cette proposition est sur la table.

Vous dites que le principe de codéveloppement a été arrêté. Est-ce que cela veut dire que la demande de rétrocession fiscale s’éteint ?

Le codéveloppement est un principe qu’on avait débattu en 2018 lors de la visite d’État du Grand-Duc à Paris. On travaille selon ce principe, mais il ne s’applique pas à tous les sujets non plus. La compensation fiscale qui est demandée par certains élus (et qui prendrait la forme d’un reversement de recettes aux communes françaises de résidence) n’est pas reprise par le gouvernement français.

Dont vous portez la parole ici…

Exactement. On entend aussi ces demandes. La préparation des CIG, côté français, se fait en concertation avec les élus. Il y a ce qu’on appelle le comité consultatif du co-développement. Il permet d’abord que les maires, sénateurs, députés, présidents de conseils départementaux ou de communautés de communes soient informés avant et après. Les élus peuvent aussi faire des propositions. Et ils sont associés aux projets, y compris sur le transport.

Les élus locaux bénéficient de moins de recettes pour financer les infrastructures alors que leurs administrés ont des attentes. Comment résoudre ce dilemme ?

À la dernière CIG, nous avons évoqué ce qu’on appelle l’économie résidentielle. Les communes frontalières jouissent d’un peu moins de recettes parce qu’elles voient moins d’entreprises s’installer à proximité de la frontière avec le Luxembourg que dans une autre zone plus centrale en France. Or les populations ont besoin de services. Des crèches d’abord. Et il faut qu’elles soient ouvertes très tôt et fermées assez tard. Donc, l’idée, là, ce n’est pas forcément du cofinancement à parité, mais plutôt d’imaginer que le Luxembourg aide financièrement au maintien de capacités d’accueil des enfants dans les crèches côté français. Ce qui est sans doute une meilleure formule, même sur le plan financier pour le Luxembourg, que d’ouvrir des places de crèches côté luxembourgeois. Et depuis 2023 est ajouté à l’ordre du jour des CIG, l’aménagement du territoire. Nous essayons d’anticiper davantage les flux pour investir en amont dans les infrastructures nécessaires. Par exemple, la particularité du mode de transport des frontaliers entre la France et le Luxembourg, c’est qu’ils utilisent beaucoup une voiture individuelle. Nous souhaiterions développer des transports collectifs qui répondent à la demande. L’aménagement du territoire peut aider à traiter un éventail assez large de sujets, y compris la santé. Se pose également la question des dépôts sauvages de déchets.

Quelle est l’origine de ces décharges sauvages ?

Ce sont des entreprises qui sont actives au Luxembourg et qui, pour des raisons X ou Y, déchargent leurs rebuts de construction dans la nature en France. On veut éviter ça parce qu’un dépôt de déchets illégal en appelle un autre. Un travail sur l’aménagement du territoire aiderait aussi la politique du logement. Nous travaillons par exemple de manière conjointe au développement du site d’ArcelorMittal sur le crassier des Terres Rouges, à cheval sur la frontière.

La relation transfrontalière entre le Luxembourg et la France a des effets pernicieux comme des prix du logement tirés vers le haut en Lorraine à cause de la proximité du Luxembourg. Comment les juguler ?

Je ne sais pas si on peut parler d’effets pernicieux… nous avons une bonne relation, assez étroite, avec un dialogue assez poussé. Peut-être qu’on pourrait parler davantage, augmenter la périodicité des réunions. Nous avons des outils… le rôle de l’ambassadeur, c’est justement d’assurer qu’on le fait au bon rythme, pour éviter les mécontentements ici ou là. En France, vous allez entendre des sons de cloches variables. Pour certains, le Luxembourg pose tel problème aux communes frontalières, comme le renchérissement du coût du logement. D’autres sont très heureux de ce voisin qui permet d’avoir des emplois. Il faut dialoguer, beaucoup. Je pense que c’est ce qu’on fait, mais il y a beaucoup d’acteurs sur le transfrontalier.

Ce flux de frontaliers français, régi par la loi du marché, n’augmente plus que tout doucement. Est-ce que l’offre et la demande se neutralisent ?

Je ne sais pas ce qui va se passer dans les années qui viennent. Certaines projections font état d’un doublement du nombre de frontaliers, ou pas loin, d’ici 2050. Je ne sais pas si c’est possible. On constate une forte rotation des frontaliers. Certains estiment que leurs économies leur permettent de retrouver un emploi peut-être un peu moins rémunéré en France sans difficulté. D’autres sont fatigués par cette vie pendulaire. Selon l’Insee, un cinquième des frontaliers ne sont pas les mêmes d’une année sur l’autre. Dans la relation économique, il faudrait aussi qu’un petit peu plus d’entreprises situées en France profitent du marché luxembourgeois.

La chronique judiciaire du Républicain lorrain est abondamment alimentée par des saisies spectaculaires de tabac acheté au Grand-Duché. Comment agissez-vous contre cette contrebande ?

Il y a deux types de trafic. Celui, à petite échelle, des résidents en France qui s’approvisionnent pour leurs besoins personnels et vont aussi acheter pour leur environnement familial et amical. C’est un trafic, je dirais, assez peu important. Puis il y a le vrai trafic avec des gens spécialisés. C’est lié au différentiel de prix. Les douanes échangent des informations pour lutter contre. Depuis peu, des patrouilles mixtes arpentent les routes et les trains, pour contrôler le trafic de cigarettes, mais aussi le narcotrafic.

Des saisies records ont eu lieu au Luxembourg ces derniers mois, par exemple une tonne de cocaïne dans une moissonneuse batteuse colombienne. Est-ce qu’il y a un trou dans la raquette au Grand-Duché ?

Je ne pense pas qu’on puisse parler de trou dans la raquette. Le narcotrafic se développe dans toute la zone Benelux-France et c’est une menace que nous prenons au sérieux. Les narco-trafiquants gèrent des acheminements de plus en plus importants avec des luttes de territoires qui entraînent des règlements de comptes à l’arme lourde dans nos villes. De plus en plus de drogue vendue en Europe transite par le Luxembourg. Pour mieux lutter, les parquets de Luxembourg, de Metz et de Nancy ont récemment signé un accord de coopération avec la mise en place d’un bureau de liaison. Cela permettra de mieux appréhender les auteurs, au niveau du trafic international, mais aussi celui qui a lieu à la gare.

La drogue vendue quartier Gare arriverait de France ?

La drogue, plus ou moins. Mais le trafiquant peut arriver de France, oui. L’infraction a lieu au Luxembourg, mais on peut aider à faire avancer l’enquête depuis l’autre côté de la frontière. Je trouve qu’on coopère beaucoup plus en la matière depuis deux ans, ce qui est positif, et notamment lié au développement du trafic, une évolution à déplorer.

Lors de votre discours du 14 juillet vous évoquiez les points d’accord entre la France et le Luxembourg sur l’Union des marchés de capitaux. Quels sont-ils ?

Nous suivons le même but : imaginer des produits financiers intéressants pour les épargnants européens, des produits qui draineront l’épargne vers les entreprises en Europe, notamment celles qui sont les plus innovantes. Là, on est assez d’accord. Sur d’autres aspects, on est moins d’accord…

Vous faites référence à la supervision ?

Oui. Centralisée ou pas. La discussion continue.

Depuis le Brexit, se diffuse ici le sentiment que Paris essaie de chiper l’activité distribution de fonds à Luxembourg. C’est remonté jusqu’à vos oreilles ?

À l’époque du Brexit, chaque État membre pouvait se dire : Si certaines entreprises doivent quitter Londres, ce serait bien que ça soit pour s’installer chez moi. Et effectivement, la France, le Luxembourg ou encore l’Allemagne ont cherché à accueillir certaines structures. Je crois d’ailleurs qu’ils y sont parvenus avec un certain succès.

Les tensions sont revenues avec la volonté de la France de rassembler la supervision à Paris et la crainte que la masse critique s’y relocalise…

Je ne vois pas la question de la supervision sous cet angle. Il semble par ailleurs que les centres financiers européens sont ressortis renforcés du Brexit.

Les banques françaises sont encore largement présentes au Luxembourg alors que de nombreux établissements allemands ont déguerpi ces quinze dernières années. Comment l’expliquez-vous ?

Luxembourg est une place financière attractive. Les banques françaises ont une certaine taille et un certain poids, par rapport à d’autres banques en Europe. Par exemple BNP Paribas, Indosuez-Crédit Agricole, Crédit mutuel (via la Banque de Luxembourg)… Ce n’est pas tellement étonnant qu’elles soient aussi présentes ici.

L’ambassade a-t-elle un pôle économique ?

Le service économique à Bruxelles suit également le Luxembourg. Ici nos équipes ne sont pas très nombreuses, autour de 25. Il y a notamment huit agents au consulat, six au service culturel et quatre à la chancellerie politique. Nous nous appuyons sur des services extérieurs, comme l’attaché défense, l’attaché fiscal, celui à la sécurité intérieure, le magistrat de liaison, qui sont basés à Bruxelles, ainsi que l’attachée douanière et le service économique régional basés à La Haye.

Le Premier ministre français envisage de faire des économies. La diplomatie et ses ambassades, dont celle au Luxembourg, ne sont-elles pas affectées ?

Je ne crois pas que le réseau d’ambassades sera affecté non, et certainement pas le Luxembourg. Les pays voisins, c’est quand même le premier cercle.

Le numéro 2 de l’ambassade chinoise a assisté à la célébration du 4 juillet à l’ambassade américaine, soit quelques jours après la diffusion des propos véhéments tenus par la future ambassadrice au sujet de la Chine. L’entente entre les ambassadeurs semble particulièrement cordiale ici…

L’entente est très bonne effectivement au sein de la communauté diplomatique. Certainement parce qu’elle est petite. Il s’agit surtout de représentants de pays européens et de grandes puissances comme la Chine, les États-Unis, le Japon…

Comment avez-vous perçu, en tant que diplomate, la sortie de l’ambassador nominee Stacey Feinberg devant le Sénat américain pour son audition, disant qu’elle voulait « éduquer » le Luxembourg « à la menace chinoise » ?

Je ne préfère pas commenter.

Vous évoquiez la semaine passée l’alliance stratégique pour une Europe souveraine entre le Luxembourg et la France. Vous faisiez référence à quoi ?

La France et le Luxembourg sont assez en phase sur cette vision d’une Europe souveraine, développant son autonomie stratégique. Nous essayons de renforcer le pilier européen de l’OTAN car il faut à avoir en tête que le soutien américain change de forme et d’intensité. Nous débattons aussi à 27 de la défense européenne et de ses bases industrielles et technologiques. Cette discussion a lieu avec tous les partenaires européens, dont le Luxembourg qui mise beaucoup sur l’innovation avec le secteur spatial, l’IA ou encore le cyber. Ce sont de nouveaux outils primordiaux face à l’émergence de nouvelles conflictualités. Il faut se tenir prêt. Et là, je pense qu’on a quand même des positions proches. Sur le plan bilatéral, très concrètement, il y a une coopération très étroite avec la France puisque le bataillon belgo-luxembourgeois va être équipé de matériel français.

Vous avez dit vouloir aider le Luxembourg à développer sa base industrielle et technologique de défense. Quelle forme cela pourrait avoir ?

Pour le Luxembourg, il y a trois secteurs majeurs que sont le cyber, le spatial et les drones. Cela va être déterminant pour nous aussi. On ne sera pas le seul partenaire du Luxembourg, mais on peut être un partenaire important. Là, nous n’en sommes qu’au début. Cela pourrait passer par des joint-ventures par exemple. Des entreprises françaises du secteur de la défense sont déjà présentes ici. Par exemple, Thales Cyber Solutions et Thales Alenia Space. 

Pierre Sorlut
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