Convulsions planétaire et esthétique de la mondialisation

Samira Hodaei était en résidence au Bridderhaus en août dernier
Photo: KM
d'Lëtzebuerger Land du 10.11.2023

Dans ce prisme de convulsions planétaires logées dans un monde qui se détache de tout, poussons-nous l’individualisme cher aux Lumières à ses limites et devenons-nous complètement insensibles et sourds ? Parfois dans cette réalité-là, il y a des moments de soulagement sous la forme de rencontres. Le 3 août dernier, j’ai rencontré Samira Hodaei. Une artiste d’origine Iranienne, née en 1982 à Téhéran. Elle parle peu mais elle échange de manière souriante sur l’état des choses, sur l’Iran, sur le mouvement « Femme, vie, liberté ». Elle parle avec une force calme mais implacable, celle de croire que les choses, malgré les apparences, vont dans la bonne direction. Que l’Histoire ne se cantonne pas qu’un à moment limité, qu’elle navigue en va et vient entre le passé et le présent et fait entrevoir l’avenir parfois. Et qu’elle ne doit pas être liée à la couverture presque désespérée des médias. On était d’accord. J’ai donc voulu voir son travail artistique. J’ai découvert qu’il s’agit d’une artiste attentive et perspicace, à l’exécution minutieuse. Ses peintures et installations analysent l’esthétique de la mondialisation ainsi que des technologies de communication, ce travail interagit avec la culture et l’identité iraniennes, profondément liées à la poésie, à la religion et au pétrole. Samira est basée à Téhéran et à Berlin. Elle est passée et repassera par le Luxembourg.

Land : Commençons par l’espoir autour duquel nous avons échangé quand nous nous sommes rencontrées à la Konschthal cet été à l’une des mémorables soirées Groovy Thursdays. L’espoir d’un changement dans votre pays qui est l’Iran. L’espoir de changements en général

Samira Hodaei : En général en tant qu’êtres humains, nous sommes limités. Nous sommes limités par rapport au temps. Et nous croyons que ce qui se passe en ce moment est simplement horrible, mais quand nous regardons en arrière, dans le passé, les choses ont toujours été horribles, voire pire qu’aujourd’hui. Et en ce moment, la réalité des femmes par exemple en Iran mais aussi ailleurs, est meilleure, les droits s’améliorent ou du moins la connaissance et l’expérience de ces droits. Il y a eu des moments où les femmes avaient temporairement plus de libertés qu’aujourd’hui, elles pouvaient faire plus dans la vie publique, mais il faut considérer ce qui se passe dans la société elle-même, au plus profond d’elle-même, dans les têtes de la majorité des gens. Il faut du temps pour que les changements importants opèrent vraiment.

Et il faut des révolutions ?

Il ne faut pas forcément des révolutions qui amènent le sang dans les rues. Peut-être qu’il faut comprendre la révolution comme un changement profond et à long terme. Je crois que les médias rapportent les faits de manière biaisée, je crois qu’ils donnent l’espoir aux gens que quelque va advenir tout de suite ou très rapidement, mais on sait que les choses qui changent vraiment, prennent du temps.

Nous vivons dans des tourbillons successifs, nous voyons toutes les images, souvent sans filtre et dans un continuum effréné. Faut-il donc admettre une autre temporalité ? Faut-il se montrer patient au regard de l’Histoire, même s’il y a des sacrifices, même si cela fait mal et que dans le contexte du mouvement « Femme, vie, liberté », des femmes meurent ?

Si je pense à l’Iran, les choses ne peuvent pas changer d’un jour à l’autre. Pourtant, la couverture des médias l’année dernière l’annonçait. Les gens, qui ont tellement de souffrances et d’espoir dans leurs vies respectives, ont été déçus rapidement, surtout lorsque les médias se sont désintéressés du problème. Mais les médias quotidiens ne peuvent pas faire autrement, c’est un engrenage auquel ils se sont adaptés, nous nous sommes ajustés. Nous allons tous trop vite. Les choses vont trop vite. Nous ne parvenons pas de souffler ni de réfléchir. De prendre la mesure des changements.

Les choses se transmettent par le prisme des images spectaculaires. Il n’y a presque plus de mots, seulement des images. Il n’y a pas de recul, on ne prend pas la mesure des couches de l’Histoire dont sont faits les événements comme les révolutions. Ces couches, par contre, on peut les percevoir à travers l’art, et particulièrement l’art que vous créez. Il y a même une réflexion poétique sur passé.

L’Iran, d’où je viens, est un pays de la poésie. Les Iraniens ont quasi tous chez eux une œuvre mystique du poète Hafez. Ils aiment la poésie aussi parce qu’ils aiment placer des pensées entre les lignes. On peut donner des dizaines de sens différents à une seule phrase. Il n’y a pas de genre en farsi, donc les choses sont plus aléatoires, plus floues. Quand on parle d’amour, par exemple, on ne sait pas s’il s’agit de lui, d’elle, de Dieu. À travers notre langue, on est plus proche de métaphores, du folklore, d’histoires que de faits. Ainsi, on s’intéresse par exemple à l’histoire par le biais de la poésie et non pas à travers des faits réels. Mais j’aimerais revenir aux médias brièvement avant de parler de mon travail. Il y a eu une frustration en Iran, parce que les médias du monde entier se sont rués très vite sur la mort de Mahsa Amini et sur ses conséquences. Puis, assez rapidement, quand il n’y a plus eu de sang dans les rues, ils se sont détournés de ce mouvement féministe colossal. Le combat continue. Chaque femme qui sort dans la rue sans son voile est une petite bataille gagnée. Il n’y a plus de retour possible à la réalité d’avant et ce depuis longtemps. Chaque artiste, chaque écrivain ou cinéaste qui crée ou raconte en se dressant contre la censure participe à cette révolution de longue haleine. La dernière fois que j’ai été là-bas, j’ai vu la beauté de tous ces changements : les danses dans les rues, les embrassades, les gens tellement courageux. Il n’y a plus de retour possible, les choses avancent.

Et l’art dans tout ça…

Je voulais être peintre quand j’étais gamine. Mes parents ne sont pas artistes, mais ma mère dessinait bien et elle aimait ça. Elle aurait voulu être peintre, elle aussi, mais ça ne s’est jamais produit pour elle. Le jour où je lui ai dit que je voulais faire des études d’art, elle était très heureuse. Elle m’a toujours soutenue. Donc j’ai décidé de faire de l’art à partir de quatorze ans au lycée. À l’époque, il y avait deux possibilités pour pouvoir étudier l’art en Iran, soit l’architecture, soit l’art graphique. J’ai choisi l’art graphique jusqu’au diplôme de baccalauréat et puis j’ai été à l’université pour continuer l’étude de l’art.

Après l’université, ou même pendant les études, vous avez commencé votre propre pratique de l’art ?

Je me suis ennuyée à l’université au début, parce que j’avais déjà vu les bases, donc j’ai commencer à travailler comme illustratrice. Mes illustrations étaient davantage des peintures que des dessins d’illustration. On me disait « Tu peux faire tout ce que tu veux, tu sais… » C’était une forme d’encouragement. J’ai aussi été l’assistante d’artistes confirmés et je découvrais tout doucement les matériaux. C’était important pour moi de découvrir mon propre langage artistique. L’époque était assez vivante dans le domaine de l’art contemporain en Iran. Les Émirats Arabes Unis ont commencé à s’intéresser à la scène iranienne et les artistes iraniens ont commencé à vendre leur art, mais moi, ça m’a pris un peu de temps pour présenter mon art au public.

Au regard de votre histoire, mais aussi de l’histoire de votre pays, est-ce que votre propre langage artistique est en lien avec l’art propre à celui créée par une femme? Est-ce que cela est d’une quelle conque importance dans votre pratique ?

Très jeune, je ne me suis pas posée la question. Mais je me rappelle que j’ai dû faire plus d’efforts que mes amis garçons. Les hommes donnaient toujours l’impression d’être plus sérieux et plus constants, leur art même s’il n’était pas abouti était pris au sérieux, voilà et moi, j’avais cette pression quasi constante de devoir montrer des œuvres absolument réfléchies et finies. Il fallait travailler plus en tant que femme pour faire partie du jeu. Il y a de nombreuses femmes artistes dont le travail est vraiment bon. Mais dès qu’elles se mariaient, pour les galeries c’était fini. J’ai entendu et vu cela, si souvent. On soutenait tout simplement plus les hommes. Mais les femmes ont des choses à dire et à créer et au regard des changements, il y aura certainement des choses qui émergeront.

Vous avez créé une installation monumentale intitulée Cinema Europe, pour le Künstlerhaus Bethanien à Berlin. C’était en référence à ce lieu qui a brûlé à Téhéran. Franchement quand on en regarde les photos, on ne se dit pas que c’est un art féminin. Vous n’avez pas d’intention de catégoriser votre art comme féminin ou en lien avec une question de femme ?

Je me rends compte de mon statut de femme, de ma position moins avantageuse face à mes collègues hommes, mais je ne fais pas de l’art féminin ou féministe. Je fais de l’art en écho à la réalité qui m’entoure. Il y a un travail que j’ai fait à Abadan, en Iran, en 2019 pour l’Apprentice Training museum. L’œuvre assez grande est une installation qui s’appelle Presence of an Absence. Le public a cru que c’était l’œuvre d’un homme artiste. Je l’ai montré aussi à Baku et j’ai été témoin de la même réaction. Je crois que c’est parce que c’est monumental, accroché sur une façade et que cela concerne un objet qui appartient aux ouvriers, c’est à dire à des hommes. Un sujet qu’on classerait plutôt comme masculin. Mais pour moi, il y a des strates de mémoires dans ce travail, des histoires qui sont liées à ces hommes et leurs familles respectives et puis à des gestes précis, concrets, répétitifs et durs. Pour décrire plus précisément le projet, j’ai recouvert la façade avec une installation faites de 9 000 gants que j’ai récolté. La façade est celle d’un nouveau lieu culturel lié à l’industrie pétrolière de la ville d’Abadan. Ce sont des gants d’ouvriers de cette raffinerie pétrolière. J’étais subjuguée par l’idée de le faire, j’en avais sans doute aussi peur que ce fut grisant. Ce fut un risque, parce qu’on n’y croyait pas vraiment autour de moi. J’ai installé toute seule d’abord et puis des ouvriers sont venus m’aider. Ils ont validé le projet, l’ont considéré comme étant sérieux et m’ont raconté par la même occasion leurs histoires. Des strates sur des strates sur des strates. C’est ce qui m’intéresse.

Vous venez de faire une résidence d’artiste au Bridderhaus à Esch-sur-Alzette. Il y aura une suite pour montrer votre travail au Luxembourg, je présume. Un travail en lien avec l’Iran et le Luxembourg ?

Oui et j’en suis ravie. Christian Mosar m’a invitée à présenter un nouveau travail en lien avec l’industrie aussi bien luxembourgeoise qu’iranienne. Au cours de ma résidence au Bridderhaus, j’ai effectué des recherches sur l’industrie sidérurgique au Luxembourg en la comparant avec l’industrie pétrolière en Iran. Il s’agit pour moi de comprendre comment l’industrie affecte notre environnement et transforme les paysages ; comment cela provoque la formation de villes et de routes et à quel point cela affecte la culture, la nourriture, le dialecte, mais aussi l’immigration. Ce qui m’a vraiment touchée jusqu’à présent, dans le cadre de ces recherches, c’est que cela m’a permis de connaître davantage de gens ici, d’établir une relation plus étroite et d’entendre leurs histoires de vie. Ce projet sera exposé à l’automne 2024 à la Konschthal.

Karolina Markiewicz
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