Les affaires Caritas et Havilland mettent en question la responsabilité des conseils d’administration

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Photo: Sven Becker Les locaux d’Havilland, avenue JFK au Kirchberg (archive)
d'Lëtzebuerger Land du 30.08.2024

Sur Linkedin la semaine passée, Charles Muller met les pieds dans le plat. « Recent governance scandals in non-profit organizations raise a critical question : are boards of directors truly prepared for their responsibilities ? » L’avocat, administrateur indépendant et ancien candidat écolo aux municipales, par ailleurs président de l’asbl Finance & Human Rights, se réfère à l’affaire Caritas et au détournement de 61 millions d’euros dont l’organisation a été victime ces derniers mois. Son directeur général, Marc Crochet, a déposé plainte le 16 juillet. Caritas est dirigée par un conseil d’administration non-rémunéré et nommé par l’archevêque. Il est présidé depuis 2013 par l’ancienne ministre de la Famille CSV, Marie-Josée Jacobs. Cet organe de gestion n’a rien vu de l’arnaque au président dont la directrice financière aurait été victime. selon la thèse des enquêteurs, dévoilée par l’administration judiciaire (dans une communication assez inédite, soit dit en passant, révélatrice de l’émoi suscité par le détournement). « Le fraudeur se fait passer, par téléphone ou courriel, pour un dirigeant ou un représentant du dirigeant de l’entité et réclame un paiement international urgent, le plus souvent vers des comptes bancaires d’établissements situés dans d’autres pays, mais en tout cas vers des comptes gérés par l’arnaqueur », détaille le parquet. Or, selon Reporter, on parle ici de 120 virements de 500 000 euros ordonnés entre février et juin, moyennant (entre autres) des autorisations de découverts et des lignes de crédits astronomiques auprès des banques BGL et Spuerkeess. Il n’est plus question-là du one shot qui caractérise traditionnellement l’arnaque au président, mais un véritable open bar qui soulève des questions de gouvernance du côté de Caritas (et aussi, certainement, des banques).

« Trop souvent, ces rôles (d’administrateurs) d’asbl sont vus comme honorifique et dépourvus de risque, une erreur manifeste », commente Charles Muller sur le réseau social de l’ultrabienveillance. L’ancien associé de KPMG et numéro deux du lobby des fonds (Alfi) propose d’imposer une « gouvernance rigoureuse » aux grandes asbl dotées de budgets de plusieurs millions d’euros et de missions publiques. « What if the Institute of Directors (ILA) stepped in to train these administrators ? », demande celui qui est membre affilié de ladite fédération des administrateurs. Son directeur général, Philipp Von Restorff, masque à peine son étonnement : « Well, Charles, that is precisely what we do ». Le transfuge de l’ABBL, le lobby des banques, invite alors son interlocuteur à rejoindre le groupe de travail de l’ILA sur les asbl. « Care to join ? », demande Von Restorff. « With pleasure », répond Muller.

Le groupe de travail « Non profit organizations » (NPO) de l’ILA est présidé par Pierre Margue, ancien cadre de Banque de Luxembourg, Clearstream et SES, aussi père de la ministre de la Justice, Elisabeth. Sollicité pour savoir si son « committee » allait redoubler d’effort pour former les administrateurs d’ONG (des organisations agrémentées par le ministère de la Justice), l’intéressé informe qu’il ne « fait plus partie de ce groupe que l’ILA est en train de réorganiser ». Un malaise ? En tout cas le signe que les lignes bougent dans le monde feutré des administrateurs. L’annuaire de l’Ila est le who’s who de la notabilité d’affaires, « le prolongement du Rotary », plaisante un observateur. On retrouve au conseil d’administration des représentants des Big Four, des grands cabinets d’avocats et des banques, signe de la proximité avec la place financière. Des jeunes générations, comme la fratrie Mousel avec Emmanuelle (associée chez Arendt & Medernach) et François (big boss de PWC). Puis du personnel plus aguerri comme Marc Feider (associé Allen & Overy, dorénavant A&O Shearman) ou Marjolijne Droogleever Fortuyn, BNP Paribas et, depuis novembre, épouse du Premier ministre, Luc Frieden.

En 2018, alors membre du groupe de travail « NPO » de l’ILA, cette dernière avait cosigné une série de recommandations. L’une d’elle est « Adopt the four-eyes principle as standard ». Deux personnes sont requises pour approuver une décision. Ou encore : « Show all reporting obligations and information flows between the various bodies (particularly for organizations depending on public donations) ». Les administrateurs doivent faire en sorte que les activités et les procédures sont régulièrement adaptées au cadre réglementaire et aux besoins des bénéficiaires, préconise l’Ila, s’appuyant sur les recommandations de Don en confiance, une asbl dont Caritas est membre. Des recommandations manifestement passées inaperçues.

La gouvernance de la fondation ne semble d’ailleurs pas remise en question. L’archevêché renouvelle sa confiance en les administrateurs des deux entités de Caritas spoliées en en recyclant dans le comité de crise mis en place le 28 juillet et présidé par Christian Billon, conseiller économique et ancien secrétaire général de l’administration des biens du Grand-Duc. Ce comité est censé redonner confiance en l’organisation pour lui permettre de recevoir des dons aussi vite que possible. Y siègent notamment Marie-Josée Jacobs et Marc Hengen (fondation Caritas). Ce dernier, également président du lobby des assureurs (ACA) a été entendu par l’archevêque, Jean-Claude Hollerich, et son équipe au début du mois d’août. Selon 100,7, le conseil d’administration de la fondation avait identifié des faiblesses dans la gestion financière et avait mandaté l’an passé un consultant pour y remédier. Les déficiences dans la conduite du département financier ont été présentées en février, les recommandations formulées en mars, juste après que les premiers virements ont été effectués vers l’Espagne, relate le média public. Contactée mardi au sujet des problèmes identifiés dans la gestion des finances et sur les éventuelles procédures de remédiation mises en place par le conseil d’administration, Caritas n’avait pas encore répondu ce jeudi. La demande de retour d’expérience de la présidente Marie-Josée Jacobs est elle aussi restée lettre morte. Le Premier ministre, Luc Frieden, a recommandé au comité de crise de s’attacher les services de PWC pour enquêter sur la fraude, informe Reporter. Son département Forensics est dirigé par Michael Weis, lequel travail dans le Committee Fraud & Integrity de l’ILA.

L’actualité questionne encore la responsabilité des administrateurs dans le secteur financier. Le retrait de la licence de Banque Havilland officialisé le 2 août par la Banque centrale européenne et le sursis de paiement consécutif décidé le 9 par le tribunal commercial soulèvent aussi des soupçons de mauvaise gestion de la part du conseil d’administration de l’établissement. Ces actes synonymes de mise en péril de la banque et de ses 130 emplois trouvent leur origine dans les déficiences de son dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LBC/FT). Ces problèmes avaient été sanctionnés une première fois en 2018 par la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF). La banque s’était alors adjoint les services de trois administrateurs indépendants de renom pour guider la remédiation en les personnes de Frédéric Genet (ex-SGBT et KBL), Virginie Lagrange (ex-UBS et Credit suisse et maintenant présidente de l’ILA) et Fernand Grulms (ancien chef de Luxembourg for Finance). Tous ont quitté l’organe de gestion début 2021 alors que la CSSF lançait un deuxième contrôle poussé du dispositif LBC/FT… un contrôle qui a abouti cette année à une deuxième sanction du régulateur. Celle-là fatale.

La présence (bien légitime) d’administrateurs indépendants, censés apporter une expertise et des compétences complémentaires à celles des représentants de l’actionnaire au board, ne suffit parfois pas. « Quand le propriétaire s’entête dans une politique que l’on réprouve, alors la seule solution consiste à lever le camp », souffle un observateur. L’ILA pousse pour que les entreprises s’associent les services de non-executive directors. C’est même recommandé par la CSSF dans certaines activités financières. L’ILA a été créée en 2005 par Patrick Zurstrassen dans le sillon d’un scandale Enron qui avait révélé (en 2001) les abus de la maximisation de la valeur actionnariale et l’intérêt d’une gouvernance d’entreprise plus durable. Au Luxembourg, les dizaines de milliers de holdings, les milliers de fonds d’investissement et les centaines de banques (jusqu’à plus de 200) ont requis de plus en plus d’administrateurs. L’ILA rassemble 3 136 d’entre eux, selon les chiffres communiqués cette semaine : 2 278 sont des membres affiliés (via des entreprises), 858 sont des membres individuels. L’ILA compte 199 « certified directors », des administrateurs qui ont suivi des formations spécialisées comme celles que l’Insead prodigue. L’organisation recense en outre 131 « certified corporate governance officers », une fonction interne à l’entreprise, pour notamment mettre en œuvre au quotidien les décisions prises par le conseil d’administration.

Selon une étude publiée l’année dernière par l’ILA, 78 pour cent des administrateurs répondants résident au Luxembourg. 34 pour cent ont la nationalité luxembourgeoise et 35 sont originaires des pays limitrophes. 67 pour cent sont des hommes. 77 pour cent ont entre 51 et 70 ans. Pour les mandats classiques, la rémunération (directors fees) se situe pour trois quarts entre 10 et 50 000 euros. À 65 pour cent pour les présidents (chairpersons). Mais les mandats de président permettent plus souvent de gagner plus que 50 kE. Un mandat de président est très bien payé dans la banque ou l’assurance (majoritairement entre 50 et 150 000 euros par an). Il faut compter entre quatre et dix réunions par an, correspondant à environ 55 heures de travail annuel par mandat au conseil. Autour de 90 pour les membres de comités. L’étude ne dit pas combien de mandats exercent les administrateurs en moyenne. Mais chacun d’eux dit payer annuellement (en moyenne) un peu plus de 4 600 euros en assurance. Et 92 pour cent des répondants disent avoir suivi au moins une formation pour directeur indépendant. L’ILA organise des formations et ambitionne de « professionnaliser » l’administration d’entreprise, selon les termes de son directeur général Philipp von Restorff, rencontré lundi. L’organisme qui vit des souscriptions (450 euros annuels pour les membres individuels) et des revenus des formations emploie onze personnes. Ils seront bientôt quinze selon son directeur.

Charles Muller parle, lui, d’un besoin en « contrôle qualité » des administrateurs. « Tout le monde peut devenir administrateur du jour au lendemain », explique l’avocat. Il suffit de revendiquer le titre. Les premiers mandats peuvent être obtenus en bradant son tarif auprès de groupes qui ont besoin d’administrateurs pour leurs sociétés anonymes et qui n’ont pas envie de payer cher. Ce jeudi, la CSSF envoie au Land toute une série de critères permettant de déterminer si les administrateurs du secteur financier sont « fit and proper », un prérequis. Relevons par exemple :« Les membres des conseils d’administration doivent avoir les connaissances, les compétences et l’expérience individuelles adéquates. Tous les membres doivent faire preuve d’une bonne réputation professionnelle. » Ces exigences offrent une grande marge d’interprétation. Dans le Bank Committee de l’ILA siège une membre du comité de direction de Havilland qui occupait avant celui d’Edmond de Rothschild, les deux banques en tête du classement des sanctions de la CSSF pour manquements dans le dispositif LBC/FT. Figure parmi les administrateurs qui enchainent les mandats d’envergure dans la finance locale un Luxembourgeois impliqué dans l’affaire Madoff, chez le dépositaire des fonds UBS puis chez l’auditeur Ernst and Young. Le scandale des fonds madoffés, Luxalpha et Luxembourg Investment Fund, a donné lieu à l’inculpation d’administrateurs des sociétés impliquées. Une absolue rareté. Peut-être une exception en matière de manquement le cas échéant, le procès ne s’étant pas (encore) tenu.

Les médias proches du monde des affaires relaient régulièrement le message de l’impérative responsabilisation des administrateurs. Les obligations qui leurs incombent sont lourdes, en théorie. Ils doivent s’assurer que les sociétés qu’ils administrent respectent la loi et que la gestion est opérée en bon père de famille. Les fraudes des administrateurs, comme les faux ou les abus de biens sociaux, sont poursuivies et condamnées parce qu’elles sont aisées à caractériser. Citons en exemple celles de l’ancien président de Hitec, Nicolas Comes, qui a fait amende honorable de son recours abusif à la carte bleue de la boîte et à la possibilité de cacher des revenus en Suisse (d’Land, 3.6.2022 et 23.7.2021). Il est en revanche plus compliqué de déterminer les responsabilités d’un administrateur pour une éventuelle mauvaise gestion et d’en chiffrer les dommages. Cibler l’entreprise elle-même est privilégié depuis qu’il est permis de le faire (en 2011). Ainsi, selon les informations du Land, dans l’enquête pénale visant un blanchiment allégué chez Edmond de Rothschild dans le cadre du détournement du fonds souverain malaisien 1MDB, aucun des quatre inculpés n’est administrateur. Parmi eux, figure en revanche la banque elle-même.

La poignée de juristes spécialisés en droit des sociétés sollicités cette semaine, à l’ILA ou dans les cabinets d’avocats, n’ont précisément identifié aucune décision de justice condamnant des administrateurs indépendants pour mauvaise gestion. « Cela arrive, mais rarement », corrige Nicolas Duchesne. L’avocat fait valoir de nombreux moyens pour mettre fin à ladite responsabilité : les décharges validées par l’assemblée générale en fin d’exercice (sauf pour fraude) ou des clauses limitatives de responsabilité à la signature du mandat. Puis il y a ces polices d’assurance souscrites par les administrateurs. Plus simple de s’indemniser auprès d’elles que d’engager des poursuites au civil contre des administrateurs. « Dans la grande majorité des manquements, ces derniers seraient en outre sanctionnés solidairement, le cas échéant, principalement parce que la société tarde à publier ses comptes », relate Nicolas Duchesne. Les amendes se situent entre 500 et 25 000 euros. « However, these fines are not considered effective as they have been applied in a limited way », relèvent les inspecteurs du Groupe d’action financière (Gafi) dans leur dernier rapport. Une dizaine d’amendes par an y sont recensées.

Depuis 2021, la supervision des « administrateurs professionnels » est opérée par l’Administration de l’enregistrement et des domaines (AED) et le Gafi souligne un certain laisser-aller (tout en précisant que le risque est modéré). « The AED only has seven supervisors for on-site inspections, and this appears to be a low number considering the supervisory population and the need to sustain recent efforts (such as inspecting professional directors », écrivent les inspecteurs de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Avant la rédaction du rapport publié en septembre dernier, aucune des 204 « obliged entities » (rassemblant 688 administrateurs) n’avait fait l’objet d’un contrôle sur place. En mai, la CSSF avait aussi rappelé le wake-up call du Gafi au sujet de l’exposition des fondations et asbl là des fraudeurs dans leurs transactions à l’international. C’est ballot.

Pierre Sorlut
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