Coopétition : une piste de réflexion pour les entreprises luxembourgeoises

Coopération entre concurrents

d'Lëtzebuerger Land du 11.03.2016

« Si tu peux tuer ton ennemi, fais-le, sinon fais t’en un ami ! » (Machiavel)

Machiavel, au début du XVIe siècle, mêle les concepts de Fortuna et de Virtù pour souligner l’importance, pour l’Homme politique, de la capacité à s’adapter aux circonstances. Cinq siècles plus tard, rien n’a changé. Cette capacité d’adaptation est centrale pour l’Homme politique, mais aussi pour l’Homme économique. Ainsi, les grands décideurs économiques, tout comme les petites entreprises, sont contraints de prendre en compte les différents acteurs de leur environnement et d’envisager parfois des stratégies à priori contre-nature afin de s’adapter aux perpétuels changements politiques, économiques et sociaux.

La coopétition, contraction des termes compétition et coopération, est l’une de ces modalités de l’action stratégique (Nalebuff et Brandenburger, 1996). Plusieurs recherches récentes montrent les bénéfices des stratégies de coopétition. Ainsi, Bouncken et al. (2015), dans une récente revue de la littérature, recensent les recherches sur la coopétition en fonction de grandes thématiques.

La coopétition est décrite comme une stratégie permettant de gagner des parts de marché, une stratégie favorisant le processus d’innovation, une stratégie permettant d’optimiser les coûts dans la supply-chain et enfin, une stratégie de compétition globale qui dépasse très largement les frontières et les enjeux nationaux. Ces thèmes identifiés font réellement sens pour le Luxembourg, qui oriente une grande partie de ses activités sur l’innovation et la logistique dans un contexte de plus en plus globalisé.

Au-delà des bénéfices attendus (effets de synergie, économie d’échelle, innovativité…) et des risques (opportunisme du concurrent) inhérents à la coopétition, se pose la question du comment coopétiter ? En d’autres termes : comment s’y prendre concrètement pour coopérer avec son concurrent ? La théorie des jeux et le célèbre dilemme du prisonnier (Rappoport et Chammah, 1965) montrent que des acteurs concurrents préfèreront l’affrontement plutôt que la coopération à cause du risque d’opportunisme d’un des acteurs. Autrement dit, le talon d’Achille des relations de coopétition est le manque de confiance entre les acteurs. Ceci est particulièrement vrai pour l’initiation de la relation de coopétition. Lorsque la coopération est déjà mise en place, les concurrents gardent en mémoire les actions des uns et des autres, ils ont tendance à préférer la coopération à l’opportunisme puisque leurs relations se réalisent sur une perspective de long terme (Axelrod, 1984).

La question qui nous intéresse ici est donc celle du démarrage de la coopération entre concurrents. Le sociologue Georg Simmel introduit un concept riche qui sera repris ultérieurement par les chercheurs en sciences sociales : le Tertius Iungens (le tiers qui unit). Celui-ci est doté d’une capacité à connecter des personnes en vue d’un objectif déterminé (Obstfeld, 2005). Son action est non-partisane (Simmel, 1950) et médiatrice. La coopétition est susceptible d’être intermédiée par un Tertius Iungens dont le but est de favoriser la relation entre concurrents qui, a priori, n’ont pas de connections entre eux. À la manière d’un marieur, le tiers va unir les deux parties.

Salvetat et Geraudel (2012) étudient le cas de l’industrie aéronautique et spatiale européenne et montrent comment deux catégories d’acteurs peuvent prendre le rôle d’intermédiaires dans la relation de coopétition : les organismes publics et laboratoires de recherche (comme par exemple, en France, le Centre national de la recherche scientifique) qui vont faciliter la coopétition d’une part, et les clients et institutionnels (Thalès Alenia Space ou l’Agence Spatiale Européenne) qui vont forcer la coopétition, d’autre part. Nous faisons remarquer au passage que ces types d’acteurs sont directement ou indirectement parties prenantes du secteur spatial au Luxembourg.

Premièrement, les organismes publics et laboratoires de recherche utilisent leur influence, leur connaissance du réseau et des marchés pour mettre en relation les acteurs. Cette « interdépendance suscitée » est souvent le fruit de la propre volonté des compétiteurs. Ces derniers font appel à l’intermédiaire pour satisfaire leurs attentes. L’accession à un marché peut être facilitée si l’intermédiaire ou le concurrent cible possède une image de marque, occupe une position de référence. La mise en relation coopétitive a pour finalité une légitimation des acteurs sur le marché. Ainsi, l’intermédiaire abaisse l’intensité concurrentielle afin de pouvoir mettre les acteurs en relation. Il met en place une sorte de stratégie d’évitement et pacifie les relations en cherchant à éviter les comportements opportunistes.

Deuxièmement, les clients et institutionnels utilisent leur influence pour contraindre, voire même imposer aux fournisseurs concurrents, de travailler ensemble. Par exemple, ces intermédiaires identifient les opportunités de marchés, sélectionnent les acteurs, et valident les consortia afin de satisfaire leurs propres objectifs : bénéficier d’une meilleure offre tarifaire ou technologique. Ainsi, le client qui impose la coopération entre concurrents génère un mode d’organisation basé sur sa capacité à coordonner, à piloter, à organiser et assurer la gouvernance des relations coopétition. Cet acteur s’inscrit dans une structure intermédiaire de gouvernance trilatérale où il tend à réduire le risque d’opportunisme grâce au contrôle, au maintien du respect des règles et à l’arbitrage des conflits.

Si la coopétition peut s’avérer être une modalité stratégique intéressante pour plusieurs entreprises luxembourgeoises petites ou grandes, il n’en reste pas moins qu’elle n’est qu’une option possible, parmi d’autres, dans la boîte à outils du décideur. Quelques questions essentielles restent à poser au sujet d’une éventuelle création de relation de coopétition : Avec quels concurrents réaliser cette coopération? Pour quels objectifs ? Quel sera le périmètre technologique ? Pour quelle durée ? Faudra-t-il un intermédiaire ? Autant de questions qui appellent des réponses adaptées et prudentes qui prendront en compte les spécificités des acteurs et les contraintes de leur environnement.

Mickaël Géraudel est assistant professeur du Centre de recherche en économie et management (Crea) de l’Université du Luxembourg. Son article est basé sur un projet de recherche en cours.
Mickaël Géraudel
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