On prédit que dans quelques années tout va être tokénisé,
le monde entièrement indexé sur le numérique, faut-il s’en réjouir ?

Le grand déplacement

d'Lëtzebuerger Land du 18.02.2022

Les lecteurs du Land ont été bien servis ces dernières semaines, plus rien ne devrait leur être étranger des NFT (non fungible tokens) ou des influenceurs. Je les mets dans le même sac, ils appartiennent au même monde, fait de bitcoins, de réseaux sociaux, et j’en passe et j’en oublie, ce n’est pas ma tasse de thé. Plus de secret donc sur le marketing d’influence, et pour les jetons, les lecteurs auront appris que nos amis Brognon et Rollin ont proposé (avec du succès) des œuvres numériques, trouvé des collectionneurs. Dans un numéro récent du Monde, Neïl Beloufa, artiste investi dans les NFT, est allé loin, pour énoncer de nouvelles relations galeries-artistes, ça se passerait alors sur la blockchain, qu’un esprit naïf soupçonne à tort ou à raison peu regardante sur le blanchiment d’argent ou l’évasion fiscale.

Un autre système de marché, sans plus, est-on peut-être tenté de dire. Et personne ne niera que l’art, dès qu’il fut sorti des cavernes, entrant dans les palais comme dans les cathédrales, a toujours eu partie liée à l’argent, aux affaires. Avec tous les risques de tromperie, de supercherie possibles, exemple pas si lointain, et chose avouée est à demi pardonnée, comme il n’y a pas eu de mal véritable pour personne, le crâne serti de diamants de Damien Hirst, produit pour 18 millions d’euros, prétendument vendu pour 75 millions, alors qu’il n’a à aucun moment quitté le coffre-fort de l’artiste menteur.

L’œuvre s’appelait, s’appelle toujours For the Love of God, alors qu’il ne s’agissait que d’une affaire, d’une opération de marketing. Où la valeur (réelle) compte peu, il entre en jeu, bien coûtant, la narration faite autour. Et dès lors les influenceuses (nombreuses) et les influenceurs prennent de plus en plus la place des critiques que les journaux ont du mal à payer (vous souriez, ça vaut aussi pour la critique gastronomique). Ces célébrités souvent, ou leaders d’opinion, tant qu’ils en restent dans le lifestyle, on s’en ficherait. Dans l’art, c’est autre chose, même que lui non plus n’en a jamais été dépourvu, artistes en premier, enseignants, directeurs de musées, commissaires, critiques justement. Mais la dénomination des derniers est signifiante : fixer des valeurs, autres que le fric. De sorte qu’il faut toujours suivre longtemps un critique pour connaître son canon esthétique, et après juger par soi-même.

Aujourd’hui, avec le boom des réseaux sociaux, des blogs, il en va autrement, dans l’accélération du monde où nous vivons, avec une approche de la communication qui fait la part belle aux agences dont la plus connue en France se vante du plus grand réseau professionnel mondial sur LinkedIn. De la stratégie de communication et d’influence, voire de publicité plus que d’autre chose. Avec, au bout, des textes qui sont simplement repris, de journal en journal, de région en région. On objectera que très souvent ils s’en tiennent à une simple information, sans jugement ; le pis de tout cela, tout finit par être mis sur un pied d’égalité, la place qui revient à l’un et à l’autre ne fait plus de différence. Qu’on ne vienne pas argumenter démocratiquement, il n’est pas vrai, en art, que tout se vaut (malgré les divergences qu’il peut y avoir : je reconnais une valeur, et pourtant ce n’est pas ce que j’aime ou vers quoi je tends).

On a fêté la Saint-Valentin lundi dernier, et comme pour toutes les fêtes, quelles qu’elles soient, le commerce veut bien en profiter. Ainsi tel musée, eh oui, le Belvédère de Vienne, car en plus il est demandé aux musées de plus en plus de pourvoir au maximum eux-mêmes à leurs besoins financiers. Alors les responsables se sont jetés sur leur tableau le plus célèbre, un Klimt, Le Baiser, que tout le monde connaît, et en plus c’est bon pour la fête des amoureux. Bien sûr qu’ils n’allaient pas le vendre, quant aux puzzles de leur boutique, pardon shop, eux, à quelques dizaines d’euros, ne rapportent pas assez, et c’est hors de mode. Ils ont pixelisé et tokénisé l’icône, en dix mille unités, pas moins, à 1 850 euros. Cela pourrait rapporter gros, bien plus que ce que les Offices, à Florence, ont gagné, maigres 150 000 euros, avec un autre clone digital. Seulement, mardi dernier, il y a eu un tirage au sort : avec beaucoup de chance, vous eûtes les lèvres de la femme à offrir, autrement, il fallut se contenter d’un petit carré plus banal, il est vrai de décoration splendide.

Permettez, en conclusion, un moment de nostalgie. Il nous ramène en 1959. Yves Klein, celui du bleu IKB, vous savez, eut l’idée, largement en avance sur notre monde virtuel dans sa mystique symbolique, d’une vente de « sensibilité picturale immatérielle », matérialisée quand même par des chèques, des reçus imprimés remis à l’acquéreur d’un volume ou d’une zone. On ne payait pas une somme d’argent, mais quelques grammes d’or ; la structure des reçus portait de la peinture dorée, en plus de l’encre rose renvoyant au sang de l’artiste qui signifiait de la sorte s’engager pleinement dans cet acte. Avouez, ça avait une toute autre gueule, c’était il y a plus de soixante ans.

Lucien Kayser
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