Au vestiaire du Mudam

El Bulgaro’s Corner

d'Lëtzebuerger Land du 28.01.2022

Un musée est dans un certain sens comparable à un pays, à une ville, avec leur réseau routier. Il y a les grands axes, autoroutes, boulevards, leurs embouteillages de visiteurs affluant vers les chefs d’œuvre repérés dans les guides. Il y a, pour d’autres personnes, des chemins de traverse menant à des tableaux ou sculptures qu’elles aiment à retrouver de temps à autre. En l’occurrence, les choses sont plus simples. Nous sommes en hiver, et vous irez sans doute au vestiaire, dans la suite de votre passage à la caisse du Mudam. Mais trop de gens, j’ai peur et en ai fait l’expérience l’autre jour, rateront ce qui devrait les arrêter de suite à l’entrée du vestiaire, à leur droite, sur un petit espace, des deux côtés d’un miroir qui fait par ailleurs de Cornered Solo Show, de Nedko Solakov, une œuvre quasiment inclusive, immersive, comme on dit aujourd’hui. Vous serez en face d’une imposante silhouette noire, au milieu du simulacre, du déploiement d’une rétrospective naine de l’artiste bulgare.

Nedko Solakov, on le connaît bien dans le pays, après ses passages, au Casino très vite après le début du nouveau millénaire, et puis il n’y avait à l’époque qu’à jeter un coup d’œil à travers le hublot d’un Boeing de Luxair pour saisir et lire quelques lignes de lui. De cet intarissable raconteur d’histoires où il joint le dessin au texte, les deux avec une même portion d’humour qui peut se faire grinçant, sur le monde comme il va mal (l’artiste est né en 1957, à Cherven Bryag), sur celui plus restreint de l’art. C’est qu’il aime aller à l’encontre des habitudes, des opinions communes, renverses toutes sortes de codes.

Et là, sur les murs du vestiaire du Mudam, il se fait une fois de plus espiègle en donnant la parole à ses œuvres. I had a dream… Elles lui auraient parlé, prétendu que toutes mériteraient d’être exposées. D’où le subterfuge de les mettre toutes, comme dans un résumé de son propre parcours, dans cette partie à l’écart du musée, it was me who dragged them into the corner… don’t blame the works please, they are very sensitive. L’artiste assume donc la responsabilité, il n’a pas à rougir, avec ces fiches, textes et dessins, quelle belle floraison, comme une jetée de moments qui ont compté au long d’une bonne trentaine d’années. En plus que le regard de Nedko Solakov qui s’avère donc perçant sur ce qui l’entoure, ne l’est pas moins quand il se retourne sur lui-même, comme ses contacts, dans la jeunesse, avec les services secrets bulgares, the shameful secret. Mais l’époque était autre, les conditions de vie dans le pays de même.

Le voici, dès 1993, à la biennale de Venise, une demi-douzaine de participations suivront. Il est à la Documenta, à Kassel, il expose à Pompidou, au Kunsthaus Zurich, à Tate Modern, au MMK à Francfort, et ainsi de suite. Il faut prendre son temps, quitte à obstruer un peu l’entrée du vestiaire, à regarder plus attentivement tous ces papiers collés, s’éparpillant le long du mur. Je me rappelle comment Nedko Solakov, naguère, nous avait fait faire le tour de la galerie du Kunstverein, à Salzbourg, avec ses historiettes ; là, c’est du surplace pour le visiteur, mais quelle exubérance, quelle volubilité pleine d’esprit dans l’étalage.

Il y a le retour sur soi-même déjà mentionné, sans pitié. Il se fait à d’autres reprises avec un sourire plus léger, ce qui ne l’empêche pas de prendre du sens. Les œuvres ont été de la sorte « cornered », et l’artiste de nous dire à notre tour que nous sommes en quelque sorte acculés, ira-t-on jusqu’à parler de contrainte, par la situation actuelle. Clin d’œil encourageant, au contraire, pour nous aider « à mieux accepter l’amertume de la vie quotidienne ».

Lucien Kayser
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