De Bauereblues

Vieilles charrues

d'Lëtzebuerger Land du 18.11.2011

Les vaches regardent Julie Schroell et son équipe de tournage avec de grands yeux ronds, et l’étonnement, voire la perplexité, est réciproque. Quand la fille du Sud, historienne et cinéaste, se voit confier, en 2008 par le Centre national de l’audiovisuel (producteur exécutif : Samsa Film / Anne Schroeder), la mission de réaliser un documentaire sur les agriculteurs et leur histoire au Luxembourg, elle suppose qu’il y en a plein et qu’il suffit d’aller dans l’Oesling pour les trouver. Cette naïveté, qui frise l’ignorance, sera son fil rouge à travers tout le film De Bauereblues, une ignorance qu’elle partagera donc avec le gros des spectateurs qui ne sont pas « vum Bauer ». Elle en fait le ressort ironique de son film, très sérieux par ailleurs, commence son exploration du grand Nord du pays comme un road-movie vers l’inconnu, travelling en voiture et musique américanisante (composée par Claude Pauly et Maxime Bender) à l’appui. Jusqu’aux vaches, donc, un petit troupeau devant lequel elle s’arrête pour cette rencontre au sommet.

Deuxième étape : introduction des protagonistes, les huit agriculteurs et leurs familles (ou équipes) qu’elle aligne à la façon des vieilles photos de famille d’antan, sur le palier devant la porte d’entrée, bien proprement installés sur les escaliers, avec une lettre de signalement standardisée – nom, prénom, localité, type et surface d’exploitation, taille du cheptel... C’était la dernière idée originale du film, avant le passage à un documentaire on ne peut plus classique, qui mélange nouvelles images et archives historiques extraites des fonds du CNA. On y rencontre donc Pascal Vaessen et sa femme Carmen du Schleierhaff, qui sont spécialisés dans la reproduction de vaches à lait, la famille Klein avec son énorme porcherie qui produit 9 000 porcs par an à Niederfeulen, la société Van Laar frères à Urspelt qui emploie une vingtaine de personnes pour exploiter 260 hectares et s’occuper de 200 vaches à lait. Jean-Louis Collignon s’est reconverti dans l’agriculture après deux décennies passées dans le secteur bancaire et il a réorienté la ferme familiale de sa femme vers le bio, alors que les célibataires Arsène Streveler, Roger Schon et Gilbert Daubenfeld, tous les trois installés à Surré, constituent l’élément pittoresque du film, avec leurs vannes et leur côté bourru.

De Bauereblues les rencontre tous avec beaucoup de respect, Julie Schroell ne se lasse pas de poser ses questions naïves – « ça vous fait quoi que votre fils ne se soit pas marié ? », « pourquoi les agriculteurs sont toujours en colère ? » –, puis part après chacune de ses questions dans des flash-backs historiques pour replacer les évolutions récentes dans leur contexte : l’Europe, la Pac, la mondialisation, l’évolution technologique, l’organisation syndicale dans la Centrale paysanne après la guerre, la perte des revenus, la désertion des campagnes, les luttes intestines autour de la figure tutélaire de Matthias Berns (l’extrait du Hei Elei opposant Rosch Krieps du Land et Berns sur la question du financement de l’installation à Mersch est un morceau d’anthologie !), les choix stratégiques à faire après les crises alimentaires des dernières années entre intensification de l’exploitation en ayant recours à la chimie ou exploitation bio et extensive... Tout cela est bien proprement expliqué et organisé, très didactique et parfaitement intelligible pour le commun des mortels, déprimant par moments, et d’autres même rigolo – le film parfait pour faire ce travail de sensibilisation pour les réalités d’un métier et l’importance du secteur pour l’autarcie alimentaire dont s’est enorgueilli la ministre de la Culture, Octavie Modert (CSV), lors de la présentation du film mardi dernier.

Peu inventif visuellement, De Bauere[-]blues prouve définitivement que le documentaire (historique) autochtone est arrivé à un moment crucial de son évolution : né suite à l’appel public à dépôt de films privés et d’amateurs du CNA, ce type de documentaire, après avoir fait le tour de la deuxième guerre mondiale et de l’histoire de la sidérurgie, afin d’en documenter et archiver des traces audiovisuelles, touche à ses limites, esthétiques aussi bien que thématiques. Trop convenus, trop bienveillants peut-être. Les films de nature sont actuellement en vogue – normal, en temps de crise, voir le récent Schrebergaart de Yann Tonnar –, et Jean Back, le directeur du CNA, a annoncé que « tous les secteurs économiques » allaient y passer. Le prochain qui nous intéressera sera celui sur la place financière.

josée hansen
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