À quelques jours de Noël, La Provençale tourne à plein régime. Visite des Halles de Luxembourg, un site qui ne dort (presque) jamais

Plongée dans le ventre de Luxembourg

d'Lëtzebuerger Land du 23.12.2022

En 1869, Émile Zola publiait Le Ventre de Paris, troisième roman de la série des Rougon-Macquart. L’histoire se déroule presque entièrement dans les pavillons des Halles au centre de la capitale. Un siècle plus tard, le marché international de Rungis ouvrait ses portes et allait devenir le plus grand marché de gros d’Europe. Coïncidence sans doute, la même année, l’épicerie fine Weber Sœurs sur la Grand’Rue de Luxembourg, est reprise par Camille Studer. L’homme a été à l’origine du premier supermarché du pays, le Cactus de Bereldange. Il est rapidement rejoint par Michel Eischen et Jean Schmit (qui sera remplacé en 1975 par Georges Arendt). La première pierre à l’édifice qui va devenir La Provençale est ainsi posée. Le nom choisi est la marque d’une époque où les livres de cuisine regorgeaient de recettes de sardines, poulet, écrevisses, moules ou foie de veau « à la provençale ». Pour le trio de tête, il s’agissait d’emblée de proposer des produits difficiles à trouver ailleurs, pour « mettre des couvercles là où il y a des trous », selon l’expression du patriarche, décédé en 2020. L’historique de la société rappelle les ouvertures successives de deux marchés en gros ; de poissons et crustacés frais, fumés et congelés à Hollerich en 1970, puis de fruits, légumes, volailles, gibiers et fromages à Bonnevoie en 1973. L’installation à Leudelange date de 1979, d’abord sur une surface de 4 000 mètres carrés, progressivement étendue à 18 000 mètres carrés en 1990, puis à 23 000 en 1998, après un grave incendie en 1992 qui a détruit une grande partie des bâtiments.

Aujourd’hui, le site s’étend sur une surface totale de sept hectares. La Provençale ne compte pas en rester là au vu de l’acquisition de terrains voisins en 2020, « pour avoir une réserve foncière pour nos futurs développements», note Georges Eischen, associé-gérant de l’imposant grossiste. Avec Jo Studer et Jeff Arendt, il représente la deuxième génération d’associés. Ils ont repris les parts de leur père respectifs en décembre 2012, après avoir fait leurs armes pendant plus de vingt ans. « On a tous les trois joué ici, travaillé ici et sûrement pleuré ici », se remémore-t-il. Pour expliquer les agrandissements réguliers, il a recours à une formule surprenante : « L’histoire de la Provençale, c’est l’histoire d’une entreprise qui a toujours été persécutée par ses clients. » En d’autres termes, il précise : « On n’a jamais dit non à nos clients. Pour obéir à leurs demandes, il fallait grandir. » Les chiffres qu’égrène le patron montrent la (dé)mesure de ces demandes : L’entreprise compte aujourd’hui 40 000 produits référencés, plus de 2 500 livraisons par jour, avec 180 camions et plus de 1 500 employés. Avec une croissance de cinq à six pour cent par an, les volumes actuels ont dépassé ceux de l’avant-Covid en 2019. Un succès que Georges Eischen explique par une constante adaptation aux situations. « Pendant le corona, quand d’autres ont arrêté, nous avons continué les livraisons. » Il ajoute toujours faire ce qu’il faut pour avoir les marchandises à disposition, « en augmentant les capacité de stockage, en payant rubis sur ongle et au prix demandé pour être les derniers à ne pas être livrés ».

Fournissant des clients dans toute la Grande Région – de Namur à Nancy, de Coblence à Verdun – La Provençale garde un œil sur la concurrence. « On a identifié 66 grossistes alimentaires dans un rayon de 200 kilomètres. Il y a de très gros groupes internationaux ou des petits locaux, des spécialistes de certaines familles de produits ou des généralistes. Nous devons nous différencier par l’offre de produit et la qualité des services », avance Georges Eichen. La prise de commande est un des atouts de l’entreprise luxembourgeoise. Une équipe d’opérateurs plurilingues assure le contact téléphonique avec les clients jusqu’à minuit pour des livraisons dès le lendemain matin à sept heures. Depuis 2019, la digitalisation a permis de faciliter les commandes. « Aujourd’hui 70 pour cent des commandes passent par le web. Ainsi, le client n’attend plus au téléphone, il a beaucoup plus d’informations sur les produits et il y a moins d’erreurs ». Un changement de paradigme qui a connu un peu de résistance – « Il n’y a pas si longtemps, certains écrivaient leur commandes sur un sous-bock de bière et le passait dans le fax » – mais qui fait la fierté de la direction. « Beaucoup de clients découvrent sur notre portail des produits qu’ils ne savaient pas que l’ont vendait voire qu’ils ne connaissaient pas et qu’ils ont adoptés aujourd’hui. » 93 pour cent du chiffre d’affaires est réalisé à travers les commandes et les livraisons, à destination des professionnels de la restauration, des collectivités, mais aussi des enseignes de grande distribution. Les professionnels représentent en plus la moitié des ventes en magasin. Il ne reste donc même pas cinq pour cent du chiffre réalisé par les particuliers. Moyennant l’achat d’une carte (à cinquante euros, remboursés si mille euros sont dépensés dans l’année), monsieur et madame Toutlemonde peuvent faire leurs courses à Leudelange. Une clientèle de niche, qui recherche certains produits plutôt que des prix cassés. « Nous ne sommes pas des marchands de pots de chocolat à tartiner, nous sommes des marchands de plaisir », justifie Georges Eischen.

Parallèlement à la croissance, le défi de la main d’œuvre est de plus en plus prégnant. « Tous les secteurs rencontrent des difficultés de recrutement et c’est encore plus criant chez nous où la variété des métiers est très large », constate l’associé-gérant. Il énumère non seulement dans les métiers de bouche que l’on s’imagine – la boucherie, la poissonnerie, les vins ou les fromages – mais aussi dans tout ce qui concerne la technique, la logistique et la sécurité – préparateurs, chauffeurs, électriciens, mécaniciens, menuisiers... « Nous recrutons dans 80 métiers différents. Faute de trouver le mouton à cinq pattes, nous proposons des formations en interne pour accompagner nos salariés. » Aussi, pour La Provençale, valoriser la mobilité et l’ascension en interne est une manière de « donner une chance aux gens qui n’ont pas eu de chance. Ces personnes qui n’ont pas pu compléter une scolarité ou une formation valent au moins autant la peine que d’autres. Ce sont souvent les meilleurs collaborateurs qui soient car ils vont saisir les opportunités et rester jusqu’à ce que la retraite nous sépare. » Et Georges Eischen d’insister : « Nous faisons un métier de service, toute l’année, tous les jours. Nous allumons les lumières le dimanche soir et nous les éteignons le samedi soir. Notre force est de pouvoir compter sur nos équipes. »

Une autre issue pour faire face à la pénurie de main d’œuvre est d’automatiser le plus possible les travaux les plus pénibles. « Un petit vingt millions d’euros » sont investis dans un « buffer d’expédition » qui doit permettre aux commandes distribuées sur plusieurs zones de production de manière désynchronisée, d’atterrir automatiquement sur les bonnes palettes qui vont dans les bons camions, et ce, au rythme de 7 000 caisses par heure. Ce sont déjà des robots élévateurs qui aident les préparateurs dans l’immense réserve pour les surgelés où le thermomètre affiche -21 degrés ou dans le stock du frais, où il ne fait pas plus de trois degrés. Autre installation impressionnante, celle où les caisses et cagettes qui servent aux livraisons sont nettoyées et entreposées avant d’être réutilisées.

Vu son poids comme grossiste et distributeur, La Provençale entend jouer un rôle pour développer la production locale. Un quart du chiffre d’affaires actuel provient de produits locaux. C’est principalement le cas dans la boucherie où cinquante pour cent des produits de bœuf et de porc proviennent d’exploitations locales et dans les surgelés (notamment avec les pains et les glaces) où trente pour cent du chiffre est issu de production locale. Les légumes luxembourgeois en revanche ne représentent que dix pour cent du total et les fruits moins de un pour cent. Pour favoriser ces approvisionnements, La Provençale noue des accords avec des agriculteurs. Un des premiers deals s’est conclu avec la famille Hoffmann à Steinsel qui procure des asperges depuis douze ans. « La rencontre s’est faite par hasard. Je leur ai pris vingt kilos un lundi de Pâques, puis encore vingt kilo le lendemain. À l’époque, ils exploitaient un demi-hectare. On s’est mis d’accord pour qu’ils plantent plus et nous achetons toute leur production. Aujourd’hui ils ont cinq à dix hectares et font aussi des fraises, des framboises ou des poires pour nous », rembobine Georges Eischen. Ce modèle a été reproduit avec divers agriculteurs et éleveurs auprès desquels le grossiste s’engage sur des prix et des volumes. « On est connu dans le monde agricole pour avoir une seule parole et pour faire en sorte que chacun gagne sa vie. » Ainsi, Marc Nicolay fournit 6 500 tonnes de pommes de terre chaque année. Un tiers est transformé en frites, un tiers est épluché pour les collectivités et le reste se partage entre les pommes de terres brutes, seulement lavées et la production de chips.

Ce sont les Lët’z Chips, un des produits phares qui porte la mention Lët’z. La marque Lët’z Eat était la première, née d’un souci de marketing. « Nous commercialisions des salades préparées par un traiteur qui ne voulait pas voir sa marque sur les étiquettes (à savoir Caterman, le traiteur de Cactus, ndlr). On a créé la marque Food to go avant de voir que les stations Goedert l’avait déjà prise. On a refait toutes les étiquettes avec le nom Lët’z Eat. Ce premier nom est passé assez inaperçu. » Les Lët’z Frites ont suivi, puis les chips. Le spritz et les limonades (Lët’z limo et Lët’z Kola) connaissent aujourd’hui un beau succès. Le projet est à chaque fois de remplacer un produit industriel international par une production naturelle locale en cherchant des partenaires pour fournir les ingrédients et se charger de la fabrication. « Pour le cola, on espérait développer une filière de betteraves sucrières, mais on s’est rendu compte que la transformation, en Belgique, n’était pas écologiquement soutenable et que la traçabilité n’était pas garantie. ». La Provençale s’est alors tournée vers la Brasserie Simon qui a investi 1,5 million d’euros pour les machines, contre une garantie de volumes vendus. Le mot passe désormais parmi les producteurs et divers débouchés sont à l’étude. « Quelqu’un est venu il y a quelques semaines avec dix tonnes de graines de courges. On est en train de voir si on peut en faire de l’huile pour la boulangerie... » De plus en plus d’agriculteurs poussent la porte de Georges Eischen avec des propositions. « Moi, ça m’amuse. Je préfère discuter avec des paysans luxembourgeois qu’avec Nestlé ou Unilever ». On verra peut-être prochainement dans les rayons des supermarchés du Lët’z quinoa ou des Lët’z lentilles...

France Clarinval
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