S’il y a bien une chose dont l’humanité doit être reconnaissante à Apple, c’est de pouvoir désormais aller au restaurant sans être exposé à des cris d’enfants qui dessinent sur les nappes, renversent leurs verres de grenadine, font des croche-pattes aux serveurs et jouent à cache-cache entre les tables. Plus efficace qu’une muselière sur un rottweiler, la combinaison d’un casque audio et d’une tablette ou d’un smartphone avec accès illimité à des vidéos débiles assure une période de calme depuis l’amuse-bouche jusqu’au digestif. Occupée à avaler des nuggets de poulet (ou n’importe quel autre plat trop gras) et à s’abreuver de Fanta (ou de n’importe quelle autre boisson trop sucrée), entièrement absorbée par le petit écran posé derrière son assiette, votre progéniture est plongée dans un état semi-végétatif. Le niveau d’activité de son cerveau, tout juste suffisant à assurer les fonctions vitales minimales, ferait passer l’encéphalogramme d’une limace sous anxiolytiques pour une étape de montagne du tour de France.
Pourquoi culpabiliser ? L’alternative c’est la baby-sitter qui, de toute façon, va également mettre sous le nez de vos gamins des vidéos débiles, sauf qu’elles ne seront sans doute même pas adaptées à leur âge, que vous allez devoir la payer pour ça et que, cerise amère sur le gâteau, il faudra la ramener chez elle à Senningerberg ou Mamer alors que vous n’avez envie que d’aller vous coucher avec votre conjoint.
Notre génération a connu les repas de famille qui durent trois heures. Ceux où l’on se retrouve à côté de cousins qu’on ne voit jamais et à qui l’on n’a rien à raconter. Les restaurants au service désespérément lent, où le cuisinier semble être parti pêcher le poisson que vous avez commandé il y a déjà si longtemps que vous n’avez plus faim à force de manger du pain. Mais c’est lors de ces occasions que l’on a appris à supporter l’ennui. Comment ces jeunes survivront-ils à leurs premiers cours de latin ? Pourront-ils supporter des réunions où leur patron leur présentera la nouvelle stratégie de l’entreprise pour réussir sa transformation digitale ?
La question c’est surtout comment vont-ils s’arrêter ? Du temps où l’on amenait deux feuilles de papier et des crayons de couleur au restaurant, l’intérêt cessait tout seul à partir d’un certain âge, en tout cas si vous n’aviez pas mis au monde le futur Leonardo da Vinci. Mais, là, c’est inépuisable ! Une fois passé les dessins animés de l’enfance, il est tentant d’enchaîner avec des séries dès l’adolescence, qui n’est pas forcément la période où le dialogue familial est le plus facile. Mieux vaut un ado temporairement lobotomisé, qui sourit vaguement à des blagues que vous ne comprendriez pas même si vous les entendiez, qu’un convive passif-agressif. Qui sait, avec le temps, peut-être va-t-il même se mettre à consulter des sites intéressants ou écouter des conférences TED.
Comme toutes les générations avant eux, les jeunes nés dans les années 2000 seront condamnés à toutes les tares par les anciens que nous sommes devenus : absence de respect de l’autorité, égocentrisme, goût démesuré pour les loisirs au détriment du travail, obsession par leur propre image. Les « post-millenials », appelés aussi « digital natives » comme si leurs tétines avaient été remplacées par des écrans pour calmer leurs angoisses, rentrent à partir de maintenant dans le monde du travail. Difficile de savoir combien de Greta Thunberg se cachent parmi nos nouveaux collègues, mais les prochains déjeuners à la cantine s’annoncent houleux. On craignait d’avoir affaire à des « crétins digitaux », obsédés par les récompenses virtuelles en likes ou en followers, mais ils semblent plutôt être le fruit d’un mélange explosif entre une certaine forme d’autisme et une conscience exacerbée des problèmes mondiaux.
S’ils ne connaissent pas l’ennui, en contrepartie, ils ont été largement plus exposés à devoir gérer le stress que nous ne l’avons jamais été. Ils savent qu’un faux pas peut vous rendre tristement célèbre dans le monde entier, que rien ne disparaît jamais. Et, surtout, ils ont vécu leurs épreuves initiatiques dans des conditions bien pires que les nôtres. Par exemple, le premier rendez-vous, c’était déjà stressant il y a vingt ans. Vous deviez vous montrer intéressant, drôle, séduisant. Maintenant, il faut vous montrer plus intéressant que les scénaristes de HBO, plus drôle que les professionnels du stand-up, plus séduisant que des acteurs hollywoodiens. Sinon, sanction : tel un carton jaune sorti de la poche de l’arbitre, l’iPhone va apparaître. Et là vous savez que les probabilités de conclure sont inversement proportionnelles à la durée de vie légendairement limitée de ce genre de modèle.
S’il fallait une dernière consolation, on pourra toujours se dire qu’un jour, à leur tour, ces enfants à écrans deviendront… des parents à cran.