C’est un fait, la musique contemporaine connaît un regain d’intérêt. Comme si elle bénéficiait de l’atomisation des liens sociaux et de la fin de l’hégémonie de la musique pop, dans un marché ouvert à tous les styles. Ironie de l’histoire, cette musique en rupture avec les canons esthétiques traditionnels est de plus en plus convoquée par les bricoleurs techno d’aujourd’hui.
Est-ce parce que son père nazi tombe au front, et que sa mère, dépressive, sera « éliminée » comme aliénée mentale selon le programme d’euthanasie préconisé par le IIIe Reich, que Karlheinz Stockhausen (1928-2007) deviendra un artiste de la tabula rasa, creusant toujours plus loin dans sa propre galaxie pour réinventer l’ordre des planètes ? Toujours est-il que, bâtissant un univers musical éminemment personnel, le natif de Mödrath, près de Cologne, n’a eu de cesse d’explorer la qualité acoustique par la recherche de formes sonores inouïes, et que sa musique ne ressemble à aucune autre, ce qui ratifie l’accueil très négatif que lui a réservé l’establishment musical. Si sa musique ne contient pas d’émotions humaines – « je suis plus un physicien qu’un rêveur », aimait à dire K.S. l’extraterrestre, le compositeur venu d’ailleurs –, elle n’en parle pas moins à la sensibilité et non point seulement à l’esprit. Piliers de sa création, sa foi religieuse et son goût pour la technologie guident ses recherches.
Stockhausen incarne l’une des plus vertigineuses aventures musicales du XXe siècle. Et c’est sans peine que l’on peut enfiler les superlatifs à son sujet. C’est le plus fécond des compositeurs de son temps, le plus singulier, le plus ambitieux, le plus visionnaire, le plus novateur, celui qui a tout expérimenté, même la musique… sans notes et sans partition ! C’est le prophète d’un mysticisme halluciné, qui entrevoit, après la période matérialiste que nous vivons, dominée par le monde de l’argent et la médiocrité, un nouvel âge d’or pour la dignité humaine, pour l’art et, notamment, pour la musique, qui ne sera plus consommée comme un vulgaire produit. C’est aussi l’homme d’une titanesque fantaisie qui voit généralement les choses en grand. Exemples : Sirius, grande fresque cosmique utilisant les mélodies du cycle du zodiaque ; Helikopter-Streichquartett, où chaque membre d’un quatuor officie dans un hélicoptère, ou encore Licht, opéra d’une durée de 35 heures étendu aux sept jours de la semaine, à côté duquel la Tétralogie de Wagner ressemble à un clip de Lady Gaga.
Mantra pour deux pianos, deux modulateurs en anneau, deux wood-blocks et deux jeux de cymbales antiques, en revanche, déroge à la règle. Sa durée n’avoisine qu’une heure, son effectif ne mobilise que trois artistes. Pourtant, c’est une immense construction polyphonique et polyrythmique, couronnant toute la littérature pianistique de l’après-guerre, en ce qu’elle synthétise une infinité de styles pianistiques et toutes sortes de traditions extra-européennes, notamment balinaise. Œuvre originale et forte, à la maturité rayonnante, aux traits fulgurants, ne ressemblant à rien de connu, datant de 1970, elle reflète bien les innovations de l’époque. Ce nonobstant, elle brave l’épreuve du temps et passe avantageusement dans les oreilles des années 2010. Il faut dire que, revisitant la forme « cycle à variations », le pionnier de la musique électronique y fait appel à un langage d’une grande clarté mélodique et harmonique. « Miniature musicale de la macrostructure homogène du cosmos », « graine qui va produire un arbre énorme, tout un monde », l’œuvre reflète bien l’idéal cosmique vers lequel tend le Stockhausen démiurge hors norme.
Le compositeur déteste que ses interprètes soient comme « des enfants de chœur bêlant des directives précises et aliénantes ». Message reçu par le Luxembourgeois Pascal Meyer et la Canadienne Xenia Pestova, deux pianistes parmi les plus libres et limpides en musique contemporaine, auxquels on peut faire confiance pour nous faire pénétrer dans les arcanes de cette œuvre capitale, qui fit date et qui est devenue un classique du répertoire pianistique contemporain. Épaulés aux manettes d’un dispositif électronique par le Néerlandais Jan Panis, assistant du compositeur de 1982 à 1992, ils réussissent une performance d’exception, en déclinant avec un aplomb confondant et une pertinence exemplaire, toutes les facettes de cette œuvre exigeante, faite d’une formule sonore de treize sons qui ne cesse de se répéter sous des formes développées ou contractées et dont les résonances sont comme un jeu de planètes imaginaires.
« Il y a, explique Stockhausen à propos de Mantra, une périodicité fondamentale dans l’univers : il se dilate et se contracte. Il respire. Dieu respire tout le temps ». « Le souffle de Dieu est le son fondamental de l’univers », déclarait le compositeur dont la musique doit tant à une inspiration hautement spirituelle. Beaucoup riaient à l’époque, mais aujourd’hui, les scientifiques nous confortent dans son intuition d’une « harmonie des sphères », deux astronomes américains venant de découvrir que les « trous noirs » dégagent un si bémol de 55 octaves plus grave que notre fréquence… et qui produit des vibrations !
Réalisation-clé et témoin privilégié d’une époque de la musique de notre temps, ce disque est un must. Embarquez-vous à peu de frais pour un voyage intersidéral. Ivresse garantie !