Le Luxembourg Sinfonietta est un ensemble à géométrie variable composé de musiciens qui, sous la houlette de leur chef et fondateur Marcel Wengler, se dédient corps et âme à l’exécution des partitions contemporaines. Il a valeur de modèle, tant est probe, pertinente et prenante la manière dont il investit des œuvres qui exigent non seulement une concentration hallucinante, mais encore un art de soliste allié à une aptitude particulière à se fondre en s’écoutant pour ne rien trahir des sonorités inouïes du bel aujourd’hui musical. Loin de se satisfaire de son rôle de promoteur-défricheur des musiques de notre temps, mais ambitionnant de faire de Luxembourg un foyer européen d’innovation musicale, le LS organise depuis 2001 le International Composition Prize Luxembourg.
Faisant d’une pierre trois coups, la Lëtzebuerger Gesellschaft fir nei Musek vient de sortir une fournée de trois CD que l’ensemble de Marcel Wengler a gravés lors des concerts finals des éditions 2006, 2007 et 2008 de ce prestigieux concours. L’occasion de faire oreille neuve …et un sort aux clichés qui perdurent à propos de la musique contemporaine. Si elle hérisse encore bien des sensibilités, si elle se heurte encore à d’outrés « rejets arrogants et béotiens », c’est qu’il y a « régression de l’écoute », comme l’explique le philosophe et musicologue Theodor W. Adorno. Étrange misonéisme, en effet, car, à côté de la camelote de tels tocards bafouilleurs peu inspirés, il existe, comme ces gravures éditées par la LGNM en portent témoignage, des créateurs authentiques s’adonnant à autre chose qu’une « musique d’alambics » (Berg) ou une « frénétique masturbation arithmétique » (Boulez).
Interrogeant l’écriture soliste pour piano, le premier album réunit les pièces des finalistes du concours millésimé 2006, soit cinq sur 126 présentées par autant de candidats originaires de 41 pays. Il nous offre la naissance de Angst II de la compositrice chinoise Alice Ho, une page empreinte – comme le suggère son titre – d’une angoisse profonde, et dont le pianiste Zénon Bialas rend de manière captivante les oscillations entre rêve et réalité, longues plages de silence méditatif et climax dramatiques oppressants. Malgré l’implication de Xenia Pestova au piano, Equal Parts de l’Écossais Iain Matheson laisse perplexe, nonobstant une science indéniable des effets sonores.
Passing rain de la Japonaise Maki Nakajima est une musique complexe, dont Pascal Meyer restitue la trame élaborée dans une splendide ivresse poétique de timbres tantôt mordorés tantôt stridents. L’Ukrainien Alexander Shchetynsky détient sans doute l’un des langages les plus personnels de cette sélection : attachants dans leur densité d’écriture, séduisants dans leur diversité d’inspiration, les deux mouvements du Chamber Concerto sont taillés par Annie Kraus et ses chevaliers servants comme de lumineux diamants. Mais la palme d’or du cru 2006 revient à Barnaby Hollington pour Mechanical Avunculogratulation, une pièce enlevée et enjouée, mêlant langages tonal, atonal, polytonal, minimaliste et sériel, et dans laquelle le jeune Britannique imagine, à la faveur d’une démarche digne d’un pataphysicien, des « machines for greeting uncles ».
Sur un total de 152 compositeurs de 38 pays, le palmarès de l’ICPL 2007 a retenu, au terme d’un écumage draconien, quatre noms. Sinfonietta Concertante de l’Australien Gordon Hamilton apparaît comme une expérience intéressante de distorsion du temps musical. En revanche, je ne sais pas très bien par quel bout prendre une page comme The Fifth Station de Akihiro Kano. Fétichisant le chiffre cinq, le Japonais se fend d’un agrégat composite sans ossature perceptible – puzzle d’une facture sonore désarticulée phagocytant tout sur son trajet. Passé cette amère déconvenue, nous voilà captifs de Mare Tranquillitatis III du Canadien Robert Lemay. La pièce impose comme une palpation du silence où l’on sursaute à des sons qui, dans un environnement sonore au calme trompeur, éclosent soudain sans crier gare. De plus, la division en quatre groupes distincts d’instruments produit un effet de spatialisation permettant des échanges antiphoniques ainsi qu’une stratification des couleurs, harmonies et rythmes créant une gradation dans l’intensité de l’écoute.
Premier prix et Prix spécial du public de l’ICPL 2007, Triplicity de Nicholas Casswell met en relation trois idées musicales, à la faveur d’un processus d’« involution », dirait le philosophe Gilles Deleuze, i.e. de différenciation allant de l’hétérogène à l’homogène – ce qui nous vaut un jeu étincelant de réductions contaminant le tissu orchestral de l’intérieur.
Estampillé « Europa meets China » et regroupant six Concertos pour sheng et orchestre, l’album de l’édition 2008 du ICPL nous emmène à la découverte de la musique contemporaine chinoise. Le sheng est un instrument traditionnel chinois – sorte d’orgue à bouche – vieux de plus de 4 000 ans. Six Paths de Stephen Yip se réfère au cycle de Samsara. Chaque épisode fixe, dans une écriture élusive, une étape dense, pleine et soudaine du cycle des réincarnations pour aussitôt s’engouffrer dans un autre univers aussi concentré dans la concision. It is what it is ! de Lok-yin Tang fait référence à une parabole mondialement connue du grand philosophe chinois Zhuang Zhou (IVe s.iècle avant Jésus-Christ), Le rêve du papillon : le sage y rêve qu’il est un papillon, et se réveillant, se demande s’il n’est pas plutôt un papillon qui rêve qu’il est Zhuang Zhou. La compositrice pose la question de la nature profonde de la réalité en faisant dialoguer, dans un langage riche en évocatrices harmonies imitatives, le sheng – souverainement joué par Wu Wei – avec des instruments occidentaux.
Xiaozhong Yang est le père de la technique compositionnelle dite de « régression non-linéaire ». Dans Horsetail Whisk II, pièce d’une intensité radicale mais jamais dérangeante, c’est avec une précision d’orfèvre et un appétit de construction aussi implacable que discret qu’il cisèle l’évocation musicale de l’attribut magique du taoïsme chinois, censé « dépoussiérer » le cœur de la vulgarité pour le faire accéder à la lucidité. Phoenix calling de Kee Yong Chong est un vibrant hommage aux victimes des catastrophes naturelles particulièrement meurtrières du Sichuan et du Myanmar. Chacun de ces cataclysmes suscite sa propre décharge expressive sans que jamais la ligne directrice ne se départisse d’une retenue intransigeante.
Le miracle, dans ce pèlerinage de l’écoute, est que le soliste Wu Wei (dont l’instrument a la forme de l’aile du Phénix) arrive à y imposer des paysages sonores d’une (dé)tonnante intensité. Autant l’oiseau fabuleux de Chong figure l’espérance et la paix, autant Threnody for the Earth de Lan-chee Lam nous plonge plus dans la douleur et la déréliction que dans la libération. Rendant, elle aussi, hommage aux milliers de victimes du séisme qui a dévasté la province du Sichuan, le 12 mai 2008, la compositrice, tout en s’inspirant dans ce thrène des rythmes percussifs très agressifs qu’on trouve dans le Nord de la Chine, sollicite toutes les ressources du sheng (clusters polyphoniques, battements virtuoses de l’anche, etc.).
Mo, en chinois, est un mot passe-partout (on lui connaît pas moins de onze acceptions). Jouant sur une polysémie qui lui sert d’adjuvant stimulant l’inspiration, Huang Ruo signe une œuvre minutieusement dosée de perfection technique, de somptuosité sonore et d’intensité expressive. Conjuguant différents genres, cultures et influences, mariant techniques de composition orientale et occidentale, Mo convainc surtout par son unité organique.
Ascètes de l’inouï, apôtres de la bonne nouvelle musique, animés par une foi qu’aucune difficulté ne rebute, galvanisés par la direction énergique du charismatique Wengler, les musiciens du Luxembourg Sinfonietta font vivre toutes ces partitions inédites avec une efficacité féline et une aisance proprement confondante. Nul doute que l’ensemble, fort des quelque 800 œuvres qui ont été composées à son intention et dont il a assuré la première mondiale, est aujourd’hui l’une des meilleures formations dédiées à la création contemporaine.