En mai 1937, le Luxembourg expulsa Heinz Neddermeyer, l’amant de l’écrivain Christopher Isherwood, vers l’Allemagne nazie

Au nom de l’amour

d'Lëtzebuerger Land du 09.08.2024

« Cela fait six ans aujourd’hui que Heinz a été arrêté par la Gestapo. Il est mort, probablement. Je m’imagine qu’ils ont dû l’enrôler de force dans l’armée. Je me demande si jamais je ne saurai ce qu’il lui est advenu »1. Ces quelques lignes, datées du 13 mai 1943, sont tirées du journal de l’écrivain anglo-américain Christopher Isherwood (1904-1986) et font référence à un évènement qui se déroula partiellement au Grand-Duché de Luxembourg. Le 12 mai 1937, Heinz Neddermeyer, le partenaire de longue date de l’écrivain, fut expulsé du territoire luxembourgeois, où le couple séjournait. Neddermeyer, citoyen allemand, fut arrêté à Trèves, puis condamné à six mois de prison, un an de travaux forcés et deux ans de service militaire.

Cela faisait déjà quelques années qu’Isherwood, qui avait émigré aux États-Unis en 1939, savait que Neddermeyer, désormais marié et père d’un fils, était enrôlé dans la Wehrmacht. Cette information poussa l’écrivain à mener une réflexion sur le pacifisme et son refus de prendre les armes. Cependant il restait très conscient du danger que représentait le nazisme, qu’il dénonçait depuis des années avec sa plume. L’organe de la Ligue des réfractaires et déportés militaires luxembourgeois, Ons Jongen, publia d’ailleurs, le 16 novembre 1946, un compte-rendu d’une traduction française de son roman Goodbye to Berlin (traduit en français sous le titre Intimités berlinoises) soulignant que « jusqu’ici aucun historien, aucun journaliste n’a pénétré le phénomène nazi comme ne l’a fait Christopher Isherwood »2.

Mais ce n’est pas de littérature, ni même du fascisme triomphant en Allemagne, que voulaient parler les deux agents de police qui débarquèrent, le 12 mai, à l’hôtel Gaisser, avenue de la Porte-Neuve à Luxembourg. En effet, ils étaient là pour signifier à Heinz Neddermeyer qu’il était indésirable sur le territoire luxembourgeois. Comme le jeune homme était déjà interdit de séjour en France et qu’il n’avait pas les papiers nécessaires pour passer en Belgique, il n’avait plus d’autre choix que de retourner en Allemagne, que lui et Isherwood avaient quitté en 1933 après la prise de pouvoir des Nazis. Ainsi avait commencé une vie d’errance à travers l’Europe pour Neddermeyer, Isherwood l’aidant financièrement tant bien que mal et cherchant à trouver une solution pour le préserver d’un retour en Allemagne où, homosexuel, sa vie aurait été en danger. D’autant plus que Neddermeyer avait été appelé sous les drapeaux en 1936.

Isherwood avait rejoint Neddermeyer à l’hôtel Gaisser vers la fin du mois d’avril 1937. Le jeune Allemand y était arrivé quelques temps auparavant suite à ses déboires avec les autorités françaises et le non-renouvellement de son titre de séjour en France. Dans Christopher and his Kind (traduit en français sous le titre Christopher et son monde 1929-1939), un de ses nombreux récits autobiographiques, l’écrivain explique que Heinz, légèrement ivre, avait eu le malheur d’avoir une altercation avec la police dans un bistrot parisien. N’ayant pas ses papiers sur lui, il fut arrêté. Lors de l’enquête que menèrent les enquêteurs à son hôtel, on l’accusa de se prostituer et d’avoir séduit une femme de chambre sourde et muette. Les autorités françaises décidèrent donc de l’expulser3. Allemand et homosexuel, Neddermeyer était doublement indésirable sur le territoire français. Il allait en être de même à Luxembourg. En effet, le rapport de la police française finit par être transmis aux autorités luxembourgeoises et il servit de base à l’expulsion de Neddermeyer.

Au départ, Neddermeyer et Isherwood pensaient qu’ils ne seraient que de passage à Luxembourg. Ils comptaient se rendre à Bruxelles, dès que Neddermeyer aurait reçu les documents nécessaires. Leur avocat, maître Salinger, avait entamé des démarches pour que Neddermeyer puisse obtenir la nationalité mexicaine et ainsi régulariser sa situation. Les deux amants connaissaient déjà le Luxembourg, y ayant séjourné en septembre 1935. Ils en avaient profité pour visiter le Mullerthal. Les deux aimaient jouer avec le feu et avaient franchi la frontière allemande à Echternach après que le chauffeur de bus leur eût garanti que les garde-frontières ne contrôleraient pas leurs papiers. Ils en profitèrent pour aller boire un verre dans un bistro du côté allemand, non loin d’un jeune homme en uniforme SS et d’une affiche antisémite, une scène leur paraissant irréelle4.

En lisant les souvenirs d’Isherwood, on se rend compte que le Luxembourg lui plaisait. « Il y avait quelque chose de sécurisant concernant le Luxembourg, parce qu’il était si petit. On avait même un sentiment d’intimité, de protection quand on regardait les photos de la grande-duchesse Charlotte au visage boudeur et de son fils adolescent, le prince Jean avec son charmant sourire, exposées dans les endroits publics »5, écrivait-il dans ses mémoires. Pourtant il n’était pas trop optimiste concernant les démarches de l’avocat et semblait se douter que les explications de maître Salinger n’était pas entièrement fiables. Le 5 mai, il écrivait à sa mère, qui était au courant de la nature amoureuse de sa relation avec Neddermeyer, pour lui expliquer que l’avocat leur avait promis des nouvelles jusqu’à la fin de la semaine. Mais Isherwood ne voulait pas trop s’étendre sur ce sujet : « J’espère qu’il [Salinger] a raison. À part ça, tout va bien. Nous avons du beau temps, en général. Je te donnerai tous les détails quand je serai à Bruxelles. Le rapport [de police] français s’est bien-entendu avéré très exagéré »6.

Exagéré ou pas, le rapport provoqua l’expulsion de Neddermeyer. Neddermeyer et Isherwood se dirent adieu à la gare de Luxembourg, Heinz prenant le train pour Trèves où Salinger était censé le rejoindre. Isherwood, quant à lui, se rendit à Bruxelles. Dans le train il s’en voulut de ne pas avoir essayé de faire passer la frontière belge clandestinement à Heinz, une action que leur avait déconseillée l’avocat. De la fenêtre de son wagon, il observa « des lapins sans passeport détalant dans tous les sens. Des oiseaux sans visa volant çà et là, ne sachant même pas dans quel pays ils se trouvaient. Ils passaient en Belgique et en revenaient, sans remarquer la moindre différence entre l’herbe et les arbres »7.

Maître Salinger engagea un avocat allemand pour préparer la défense de Neddermeyer. Cet avocat rejoignit Isherwood en Belgique pour élaborer une stratégie à suivre durant le procès. Bien vite, il fut clair que la présence de l’écrivain au tribunal serait contreproductive. La stratégie serait de noircir le personnage d’Isherwood dans le but d’exonérer le jeune Heinz qui aurait été débauché par cet écrivain britannique décadent « trop efféminé même pour être antinazi ». Confessant une « ausgesprochene Sucht zur wechselseitigen Onanie »8, Neddermeyer fut condamné, mais il évita les camps de concentration. Il survécut à la prison, aux travaux forcés et à la guerre. Isherwood et Neddermeyer ne se reverraient qu’en 1952, à Berlin.

Le journal intime d’Isherwood indique cependant que leur séparation l’avait fortement marqué et qu’elle influença certaines de ses décisions. Le recrutement de Neddermeyer dans l’armée allemande alimenta les réflexions de l’écrivain sur le pacifisme. Le 17 juin 1942, il notait les remarques suivantes dans son journal : « Heinz est dans l’armée nazie. Je ne pourrais pas tuer Heinz. Donc je n’ai pas le droit de tuer quelqu’un d’autre non plus. […] Bien entendu, il y a une douzaine de chemins pouvant vous conduire à devenir pacifiste. Et je ne doute point que bien des gens arrivent à cette conclusion honnêtement en se basant sur des principes généraux : Ils savent simplement qu’il est mal de tuer »9. Mais pour lui la situation était un peu différente. Ce n’était pas la raison, mais la passion qui l’avait conduit à adopter une position pacifiste.

Il est significatif que quelques lignes plus bas dans son journal, Isherwood fit une référence à la pensée védantique de Swami Vivekananda (1863-1902), le disciple de Ramakrishna (1836-1886), qui promouvait la non-violence. Aux États-Unis, Isherwood allait consacrer une grande partie de sa vie à la Vedanta. Dans une interview qu’il accorda à la Paris Review en 1974, il rappela d’ailleurs l’influence de Vivekananda sur Gandhi, l’apôtre de l’Ahimsa, la résistance non-violente10. Mais pour Isherwood, il semble bien que ce fut Heinz Neddermeyer et l’amour auquel il osa donner un nom qui le firent épouser le pacifisme.

1 Christopher Isherwood, Diaries Volume One: 1939-1960,
sous la direction Katherine Bucknell, New York, Harper Collins, 1997, p.290.

2 A.B., “Intimités berlinoises”, Ons Jongen 22 (16 novembre 1946), p.12

3 Christopher Isherwood, Christopher and his Kind: 1929-1939, London, Eyre Methuen, 1977, p.204.

4 Isherwood, Christopher and his Kind, p.165.

5 Isherwood, Christopher and his Kind, p.207.

6 Christopher Isherwood, Kathleen and Christopher: Christopher Isherwood’s Letters to his Mother, sous la direction de Lisa Colletta, Minneapolis et Londres, University of Minnesota Press, 2005, p. 94-95.

7 Isherwood, Christopher and his Kind, p. 208.

8 Isherwood, Christopher and his Kind, p. 210.

9 Isherwood, Diaries Volume One: 1939-1960, p. 228.

10 Christopher Isherwood, “The Art of Fiction XLVIV”, The Paris Review 57 (Printemps 1974), p. 142.

Laurent Mignon
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