Voyage en Iran

Un foulard, ça glisse, ça se remonte

femme voilée en Iran
Photo: Lucien Kayser
d'Lëtzebuerger Land du 07.12.2018

C’est au début du mois d’octobre, moment du voyage, qu’un nouveau train de sanctions, une nouvelle série d’embargos sont entrés en vigueur, malgré la réticence, voire le jugement négatif de la Cour internationale de justice. Mais le président américain a tenu bon, Trump ne veut rien de moins que de faire plier, non, carrément rompre l’Iran qui devrait mettre le cyprès dans son drapeau. Cela porte maintenant sur la vente de l’or noir, et seuls huit pays, choisis comment, dont l’Italie, peuvent continuer à en acheter, momentanément. Ce qui revient évidemment à mettre sous pression le marché du pétrole.

À lire les journaux iraniens, les deux qui paraissent en anglais et sont sous le contrôle de l’État et du gouvernement (avec des nuances entre les deux, attendons les prochaines élections présidentielles pour remplacer Rohani, le modéré, réélu en mai 2017), dans leurs articles saluent toute visite d’un ministre européen, dans leurs commentaires demandent toutefois que l’Europe fasse plus, notamment sur le Special Purpose Vehicle, sorte de chambre de compensation (voir d’Land 47/18).

Pour le moment, dans les villes, dans la vie de tous les jours de la population, les choses ne semblent guère avoir changé. Mais les voitures Peugeot, en majorité aujourd’hui, ne sont plus vendues en Iran, et Total par exemple est remplacé par un groupe chinois dans le plus grand projet gazier du monde. Autrement, il faudrait encore payer des dizaines de milliards de dollars si l’on maintenait les transactions. Au nom de la loi ou du bon vouloir américains.

Les relations entre pays ne sont évidemment pas exemptes, au-delà d’intérêts, de psychologie. Et celle-là n’a qu’à gagner de la connaissance historique, conscience qui donne du respect à un peuple au passé lointain et glorieux. Conseillons donc à tels hommes politiques, à défaut d’État, de faire un tour à Persépolis, ville incendiée qui témoigne toujours de la puissance de la Perse antique. La parade des Immortels, le cortège des représentants des peuples valent la frise des Panathénées.

1 Non, on ne va pas faire l’inventaire d’un guide touristique. Pour saisir la majesté des ruines de Persépolis, il suffit de passer la porte des nations avec ce qui reste de ses sculptures gigantesques, de jeter un ample coup d’œil du haut d’un des tombeaux creusés dans la montagne : le plateau prend alors un air de chantier moderne, alors que les fouilles n’ont toujours pas livré tous les secrets. Une leçon s’impose : les rois achéménides étaient censés tenir leur pouvoir directement du dieu Ahura Mazda, rien de changé donc depuis les temps préislamiques. Le politique et le religieux vont la main dans la main, en attendant quel siècle des lumières à venir.

À la mosquée de l’imam, à Ispahan, difficile d’y échapper, au « friendly talk » avec un mollah. Très poli, trop peut-être, mielleux, après qu’un gâteau sec a été offert. On se laisse plus volontiers ensorceler par le charme chatoyant des faïences, et se tourne vers les artisans, avec leurs moyens de bord, ils réparent et restaurent. Mais pourquoi dénier à la place royale, centre symbolique de la dynastie safavide, son attrait, celui des bâtiments qui l’entourent, son allure, elle servait autrefois aux grands tournois de polo, comme le montrent toujours des poteaux de but en pierre, comme aux exécutions capitales.

D’une quinzaine de jours, il ne restera pas seulement les souvenirs de tels hauts-lieux. Des jardins ont attaché au moins autant, de même les ruelles du village de montagne d’Abyaneh, les ruines de la citadelle de Naîn, les temples du feu, les tours du silence des Zoroastriens qui pour empêcher de souiller la terre y exposaient leurs défunts pour les faire dévorer par les vautours et livrer leur âme au vent. Jusqu’aux déserts offrent des paysages séduisants, dans le jeu des strates de sable, dans celui des lumières changeantes. Et l’on fait halte à un caravansérail nommé Zin od-Din, le nom ne vous dit rien, francisé en Zinédine…

2 Tout voyage en Iran commence par une mascarade, un déguisement ; dès que l’avion freine à l’atterrissage, voilà que les femmes à bord, sauf quelques-unes qui s’étaient pliées depuis toujours à l’accoutrement, sortent leur foulard. On en reste heureusement au hidjab, voile qui couvre la tête et les cheveux, mais pas le visage (c’est l’affaire du niqab). Plus tard, dans les allées des bazars, les femmes seront nombreuses, et ce n’est pas seulement une question d’âge, à porter le tchador ; il n’est pas obligatoire, sauf pour quelques mosquées et même les Européennes devront s’y soumettre, il a été porté avant l’avènement de l’islam, n’empêche, il fait ressembler un regroupement de femmes, leurs pas, leurs mouvements en s’en allant, à un dessin de Paul Flora et l’envol d’un essaim de ses oiseaux préférés.

Dira-t-on que les femmes iraniennes, les jeunes quand même en majorité, s’en sont accommodées, comment faire autrement, pour échapper aux pasdaran, aux gardiens de la révolution, et arrivent même à en tirer des effets de séduction. Il y a d’abord le fait de bien choisir son hidjab, un foulard plus léger, des teintes pastel ; et puis volens nolens, un foulard, ça glisse, laisse voir un court moment plus de mèches qu’il n’est permis ; enfin, il faut le remonter, et le geste de la main est loin d’être innocent, en dit long. Des jeunes femmes vont jusqu’à enlever carrément leur foulard dans une salle de prières et se font photographier tête nue. Fantasme masculin, peut-être, je ne crois pas, les preuves existent. Et l’on verra plus loin tout ce qu’on peut rattacher à la chevelure, on n’exagérera jamais sa charge sémantique et séductrice.

Puisqu’il est question de femmes, plus encore que les Iraniens en général, elles sont ouvertes à connaître l’étranger, au dialogue. Malgré l’obstacle des langues. Et je ne vois pas où notre petit groupe, de huit personnes, aurait pu être mis à contribution de telle sorte pour prendre des photos, les uns se mêlant aux autres. On est loin, très loin de la méfiance attribuée à l’islam à l’égard des images. Décidément, Idriss, le jeune berger de Tabelbala pris en photo par une touriste, à qui Michel Tournier, dans la Goutte d’or, fait traverses la Méditerranée pour récupérer son identité, n’a rien en commun avec ces enseignantes croisées à plusieurs reprises, d’une halte à l’autre. Sa quête à lui ne peut être que décevante, se perdant dans la grande ville moderne ; contre l’image, il lui restera le retour à la parole et au signe abstrait.

Parole de poète, en l’occurrence Louis Aragon, dans le Fou d’Elsa, qui veut que l’avenir de l’homme soit la femme. À voir le comportement des femmes iraniennes, leur ouverture d’esprit, leur esprit d’initiative, il n’y a pas à craindre pour l’avenir su pays. Si tant soit peu le couvercle qui pèse laisse passer un peu de ciel bleu.

3 Il n’est pas de façon plus appropriée de quitter l’Iran que d’aller faire un tour du côté du mausolée de Hâfez, en face du parc Melli, à Shiraz (et de s’étonner de suite que les gens doivent payer pour rendre hommage à l’auteur du Divân, qui est avec Saadi le poète le plus populaire du pays. L’un au XIIIe siècle, Hâfez au XIVe, les deux ont initié le ghazal, poème de l’amour, physique et mystique, dans un langage accessible, non dénué toutefois d’élégant mystère auquel on prête des fois un message ésotérique. Cela dit, Hâfez sait être direct, et je soupçonne, si tel distique évoque comme un concours de poésie parlée, qu’on n’en soit pas restés là : « La nuit dernière en notre cercle on fit le récit de Ta chevelure/ Jusqu’au cœur de la nuit on parla de la chaîne de Tes cheveux ». Ah, les religieux savent bien ce qu’ils font, ils ont lu Hâfez, qui ne le cède pas à Baudelaire, aux souvenirs qui dorment dans la chevelure, où le moi poétique plongerait sa tête amoureuse d’ivresse.

L’ivresse, c’est tout ce qu’ils abhorrent, qu’ils rejettent, de quelque nature qu’elle soit. Mais soyons justes, c’était l’attitude déjà bien avant. Celle qui a renouvelé le ghazal au XXe siècle, morte hélas à l’âge de 32 ans, en 1967, dans un accident, Forough Farrokhzad, traduite en français aux éditions des Lettres Persanes (on ne pouvait trouver mieux comme appellation), cette poétesse a dressé son lyrisme moderne contre une société répressive à qui la sexualité a toujours servi pour la domination. Farrokhzad, pour qui son commentateur Christian Jambet parle « d’un corps vivant de l’esprit de la poésie », et ce corps parle haut et fort, n’a pas hésité à s’exprimer en tant que femme : « Je viendrai, j’émergerai/ avec mes cheveux charriant leurs senteurs sédimentaires… J’ai péché, péché dans le plaisir/ dans des bras chauds et enflammés ». Et Farrokhzad ne méconnaît pas le danger auquel elle s’exposait déjà naguère, elle le défiait, et son ordre est sans appel : « Ne scelle pas mes livres au cadenas du silence ».

Fateme Ekhtesari est née une vingtaine d’années après la mort de Farrokhzad. Plus radicale donc, dans la revendication, dans son expression. Et les risques étaient devenus plus gros. Elle a été arrêtée, condamnée comme son compagnon à une centaine de coups de fouet et une dizaine d’années de prison, on sortait à peine de l’époque noire d’Ahmadinejad, et ils avaient été accusés d’avoir insulté le sacré, en plus de propagande contre le régime, et chose aggravante, ils s’étaient embrassés. Ils ont pu fuir fin 2015. Il est des choses avec lesquelles on ne plaisante pas, et tous les tartufes du monde s’accordent là-dessus.

PS qui n’a rien à voir, et pourtant : notre jeune guide, compétent, prévenant, une belle idée qu’il se fait de la France, le pousserait à y poursuivre ses études. Juste au moment où il en parle, le gouvernement français projette de faire monter les droits d’inscription des étudiants extra-communautaires, de 170 à 2 770 euros par an en licence, de 243 et 380 à 3 770 en master et en doctorat. Et Monsieur Philippe de situer ces mesures dans une stratégie d’attractivité. À pleurer un grand coup, à éclater de rire quand il sera question prochainement de francophonie.

Lucien Kayser
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