Heureux qui a fait un beau voyage

Kaléidoscope indien

Un Hindou devant un monument musulman
Photo: Lucien Kayser
d'Lëtzebuerger Land du 05.01.2018

Le mot, galvaudé sans doute, est à sa place, tellement un voyage en Inde (le nord du pays seulement, mais si varié déjà) s’apparente à pareil tube, ses miroirs, ses petits objets coloriés et les dessins infiniment produits ; c’est pour de bon une suite rapide d’impressions, comme le veut une définition plus large, de sensations vives ; les couleurs y sont, intenses, mais elles s’avèrent fortes pour d’autres raisons. Même en s’en tenant, à la façon d’un guide touristique, aux curiosités, aux lieux et sites qu’on dit incontournables, quitte à y ajouter une part plus ou moins grande de subjectivité. Il y a cette façon-là de voyager, de voir du pays, de rencontrer des gens, même si aujourd’hui il n’est plus de découverte à faire, nous ne connaissons que trop par tant d’images ce qui se révélera pour de vrai. Mais disons-le de suite, la splendeur du Taj Mahal, c’est impressionnant quand même, cette masse de marbre blanc au bout de la perspective, au bout de la ligne d’eau.

Il ne faut pas en rester aux cartes postales, aussi grande que soit la fascination. Il faut plonger dans la réalité, la vérité du pays, des gens, même si le séjour se réduit à une quinzaine de jours. Et le meilleur moyen, oui, on ne trouve pas mieux que les journaux, heureusement qu’en Inde, il en existe, The Times of India, The Hindu, en langue anglaise, pour mieux connaître là où l’on met les pieds. Après l’émerveillement et l’horreur, révélons d’emblée que cette dernière restera pour toujours liée à la ville sainte, Varanasi ou Bénarès, sur les rives du Gange, après pareils saisissements, on lira ce qui a fait l’actualité (qui semble toutefois installée depuis longtemps, pour bien longtemps) à la fin de l’année 2017.

De Delhi, vers l’ouest, on entre dans le Rajasthan en suivant la route que prenaient jadis les caravanes, et le commerce y fit la fortune des marchands marwaris. Ce qu’il en reste, leurs anciennes demeures, les havelis aux façades richement décorées, mais en grand nombre menaçant ruine, si elles ne sont pas transformées en hôtels de charme. Entrée en matière qui ne peut que séduire, les forts et les forteresses mogholes feront de même, tout en tenant compte de leur caractère guerrier. Et les villes se feront plus bruyantes que la campagne du Shekhawati. Entretemps, on aura traversé le désert du Thar, vers la frontière pakistanaise, et comme tout le terrain le long de la route est occupé par les militaires, pas besoin de s’interroger longuement sur les relations des deux pays.

Jodhpur, Ranakpur, Udaipur, Jaipur… leur suffixe commun dit simplement la qualité de ville, l’une étant dite bleue pour ses maisons couleur indigo que surplombe, véritable nid d’aigle, le fort de Mehrangarh, l’autre rose, et changeant au fil de la journée et de la course du soleil, c’est scintillant, puis plongé dans l’ombre, le Palais des Vents, à Jaipur, on ne s’en lasse pas, au milieu d’un trafic désordonné (du moins d’après nos habitudes européennes). Et comme on aime avoir ses repères, on qualifiera Udaipur de suisse, les montagnes et les lacs y sont, et puis, c’est frappant, Udaipur doit être la ville la plus propre d’Inde, à peine un bout de papier par terre.

Quittons les citadelles, déchaussons-nous pour les temples, on frayera de la sorte les trois grandes religions de l’Inde, aux côtés de l’hindouisme et du bouddhisme, celle qui est moins connue, avec quand même neuf millions d’adeptes, le jaïnisme, plus porté encore vers l’ascétisme, plein de respect de la vie sous toutes ses formes (mais interdisant l’entrée du temple aux femmes au moment des règles). Ah ! les temples sont très loquaces, de même en matière amoureuse, érotique. Nagda, Khajuraho, tout l’art du Kâma-Sûtra y défile dans la pierre, toutes les formes d’échange d’énergies (pour dire les choses gentiment), comme les prône le tantrisme (qui remonte au Ve siècle, on en est loin dans l’Inde d’aujourd’hui, à se demander comment ces représentations licencieuses n’ont pas trouvé fanatisme destructeur).

La religion, ça peut être donc cette liberté, c’est plus souvent le contraire. Voire la dénégation même de la vie, dans la misère et l’attente du paradis, qui a pour nom nirvana en l’occurrence, disparition justement du désir, puisque l’individu est comme absorbé définitivement dans l’âme universelle. Bon, si l’on y croit, mais Bénarès, en fin de parcours, ça vous retourne l’esprit et l’estomac, ça vous plonge au fond de l’abomination religieuse, à aller au bord du Gange, sur les ghâts, escaliers qui descendent vers le fleuve, lui rythme la vie, le soir avec la cérémonie des prières, le matin avec les premières ablutions. La vie de tous, de trois groupes. Sur des estrades, comme pour des spectacles de son et lumière, il y a les officiants, eux défendent leur rang, leur position dans la société, la religion, ça sert aussi à cela, à l’instar des castes, au point que telles des corporations ils se font de la concurrence le long de l’effroyable promenade. L’approche en a déjà donné des frissons, à la rencontre des estropiés du cœur et du corps, avec pour seul but qui leur reste, terminer dans un linceul blanc à l’une des extrémités des ghâts, là où de jour et de nuit les flammes dévorent ce qui reste des humains. On peut s’en approcher en barque, et les touristes, ces voyeurs du troisième groupe, ne se privent pas la plupart du temps de prendre des photos. Même dans l’oubli de la moindre pudeur, des pires blessures, déformations, comme telle jambe à la dimension d’un arbre plusieurs fois centenaire.

Il ne fallait pas rester sur ces images-là. Heureusement, le matin, au soleil levant derrière ce qui s’apparente à une île faite du sable charrié par le Gange, l’impression est tout autre, paisible, picturale. Les reflets dans l’eau, les oiseaux qui volent dans tous les sens, et les escaliers qui la veille tenaient de la cour des miracles, s’adoucissent dans la lumière naissante, une rade avec son harmonieuse courbure de couleurs.

1 Puisqu’on en est là, poursuivons avec la religion. L’Inde est censée être un pays laïc, l’a été peut-être avec le Parti du Congrès au pouvoir ; il l’a perdu pour toutes sortes de manigances, et ne semble pas près de le retrouver. En face, Narendra Modi, l’actuel Premier ministre, et son part BJP (Bharatiya Janata Party, qu’on peut traduire par parti du peuple indien, rien de moins), de droite nationaliste hindoue, jouent trop subtilement de sa proximité religieuse, de son rejet et des fois bien plus de la partie musulmane de la population. Avec des programmes économiques libéraux (et l’Inde dépassera Anglais et Français), le soutien leur est assuré des hautes castes, des milieux commerçants. Alors que le Parti du Congrès a bien du mal à prendre de la distance, indispensable, avec la famille Nehru-Gandhi ; la dynastie politique se poursuit, Rahul a succédé le mois dernier à sa mère à la tête du parti.

Pour le BJP et les organisations qui l’entourent, plus encore que la religion hindoue au sens strict, c’est l’« hindouïté » qui compte, sorte de retour à une supposée culture indienne originelle. Où à la place d’une mosquée rasée en décembre 1992, il est question de construire un temple dédié au dieu hindou Rama. Dans les journaux, les responsables enjoignent à Rahul Gandhi de prendre position, et dans le même esprit, le somment de se déclarer, quand son nom, par mégarde ou par malhonnêteté, se trouve sur la liste des visiteurs non-hindous d’un temple où il faut décliner sa religion.

Il est vrai que l’Inde, conséquence de son passé british, ne connaît pas vraiment le terme de laïcité ; la constitution de 1948 pose toutefois l’interdiction de tout signe, marque, nom ou vêtement indiquant une religion. On est loin de cette exigence, aujourd’hui, alors que le terme de sécularisme a fait son apparition dans le texte constitutionnel en 1976.

« Who’s Pseudo-Secular Now ? », se demandait un autre chef de parti politique le 27 novembre 2017 dans The Times of India. Toujours au sujet du temple dédié à Rama. Et de conclure : « The state has no business to dabble with the multiplicity of ever-changing beliefs of the people. Citizens are competent enough to pay for their own gods. »

2 La religion pourrit la vie politique, elle empoisonne la vie des gens, et particulièrement celle des jeunes filles et des jeunes hommes, les relations entre les sexes. On dira que toutes, et les religions n’y sont pas seules, considèrent les femmes comme dangereuses, n’est-ce pas une femme qui a cru le bonimenteur de serpent. Et la sexualité comme de la dynamite. En Inde, la femme, pour la rendre inoffensive, passe du contrôle de son père, de sa propre famille, à celui de la famille de son époux ; les mariages s’arrangent, et même aujourd’hui, il arrive trop souvent que les époux ne font connaissance que quand c’est déjà trop tard. On a choisi pour eux, on a demandé l’avis des brahmanes (il y a un contrat à établir, une dot à payer au mari et à sa famille), des astrologues (les Indiens en sont friands, témoin pour des choses que le ciel et les astres peuvent nous dire, l’extraordinaire observatoire Jantar Mantar, à Jaipur).

Pareille situation n’est évidemment pas faite pour l’émancipation des femmes ni pour la bonne entente entre les sexes. D’un côté on exacerbe le désir, on aboutit à de la violence, de l’autre on encourage la soumission. Et faute de faire le nécessaire dans l’éducation, dans un difficile changement des mentalités, il ne reste que le moyen extrême de la répression, un des États a rétabli la peine de mort pour les crimes sexuels.

Le 3 décembre, The Times of India a publié un entretien avec Catherine MacKinnon, une juriste féministe américaine, et le titre suffit en ces temps de harassement sexuel : « No means no is fine but a number of women aren’t in a position to say no. »  En Inde plus qu’ailleurs. « (They) are not believed when they do report it – so it’s completely about her, when it should be about him. »

Le même jour, dans le même journal, quelques pages plus loin, quelle surprise de découvrir une bande dessinée, Agent Rana, avec une première image montrant une jeune femme attachée à un lit. Une brute lui fait face et savoir qu’elle ne doit pas s’attendre à ce qu’il lui fasse ce qui est prévisible, non, il fera pire… et sur une dernière image, on ne voit que le bras de la jeune femme, sa main à lui qui y écrase une cigarette. « Help me ! Someone please save me from this monster… This pervert… » Je veux bien que dans la suite de la bande dessinée un sauveur vienne, délivre la jeune femme, et que le bien triomphe ; il reste que le journal est peu inspire de mettre pareilles images après les paroles de MacKinnon. De la pure schizophrénie.

Un espoir reste, de fortes chances que les choses changent, du moins dans les grandes villes et les études que font ensemble les deux sexes. Ce qui prendra du temps, mais un jour peut-être les champions en électronique le (re)deviendront aussi en matière amoureuse.

3 Dans les grandes villes justement, un autre défi ; les journaux en ont fait leur une, car jamais la pollution de l’air n’a été telle, sans véritable réaction, se plaint-on. Une concentration des particules extra-fines (les PM2.5) supérieure à Pékin, Delhi battant tous les records, avec des pics, en novembre, d’une intensité atteignant près de trente fois le taux maximum préconisé par l’Organisation mondiale de la santé (qui lui est de 25 microgrammes par mètre cube d’air).

Le 20 décembre, enfin, une réaction (alors que le projet d’une circulation alternée a été rejeté par un tribunal). À Delhi, on a testé un brumisateur géant, sorte de canon anti-smog, pour faire tomber les particules. Dans l’espoir sans doute que le climat fera le reste.

Une manière là encore de résignation (qui de façon générale tient de la religion). On subit, pas question ni de lutte des castes, ni de lutte des classes. Alors que l’Inde est avec le Moyen-Orient en tête pour les écarts sociaux, le plus petit pourcentage détenant la plus grande masse de richesses. Dans le rapport sur les inégalités mondiales, la part de revenu des dix pour cent les plus aisés atteint 55 pour cent au Moyen-Orient, jusqu’à 61 pour cent, en Europe on est à 37 pour cent). L’Inde, un pays entre richesse (61 multimillionnaires) et pauvreté, misère totale ; une classe moyenne inexistante. Irrémédiablement ?

Lucien Kayser
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