Cinémasteak

(Dé-)faire l’histoire : cinéma remix

d'Lëtzebuerger Land du 16.12.2022

Jean-Luc Godard a fait son entrée dans le cinéma dans les années 1950 en tant que critique aux Cahiers du cinéma. Une époque de liberté, peu institutionnalisée, au cours de laquelle on peut encore accéder à la réalisation sans forcément passer par la sélection drastique d’une école de cinéma. Une chance pour celui qui bénéficiera de l’aide inconditionnelle du producteur Georges de Beauregard pour À bout de souffle (1960), premier long-métrage qui marque le lancement de sa carrière professionnelle.

Après avoir multiplié les réalisations formellement audacieuses derrière la caméra, Godard se lance au terme des années 1980 dans une vaste entreprise encyclopédique et cinéphilique basée sur des plans prélevés à différentes sources filmiques et picturales. Ce seront ses Histoire(s) du cinéma, un projet expérimental qu’il entame en 1988 et qu’il achève dix ans plus tard en même temps qu’une publication éponyme aux éditions Gallimard en quatre épais volumes. Comme l’indique son titre, l’histoire du cinéma devient le sujet et le matériau même de son opus. Les images de son panthéon personnel se mêlent à celles, documentaires, de l’Histoire et de ses grands drames, à commencer par la Shoah, tragédie qui constitue pour Godard le point aveugle du vingtième siècle, son impensé, son infilmé. Quitte à oublier les images prises par les opérateurs Soviétiques et Américains à la libération des camps parmi lesquels figuraient certains réalisateurs importants comme George Stevens ou John Ford.

Dans ce projet au long cours, ce n’est donc plus le filmage à proprement parler qui compte mais le montage, élément charnière sur lequel se concentre désormais toute l’attention du cinéaste. La démarche de Godard consiste à piocher dans n’importe quel film ses images de prédilection puis à les réagencer à côté d’autres fragments pour constituer un nouveau récit. Au (dé-)montage des films s’ajoute le collage effectué par des énoncés écrits ou oraux qui s’entrechoquent, mais aussi la typographie qui prend, elle aussi, une part de plus en plus importante au sein de son esthétique déconstructiviste. Comme à son habitude, Godard reprend à son compte des procédés qui ne viennent pas de lui, mais des marges de l’art. Des cinéastes soviétiques (Choub, Vertov, etc.), il reprend, à la suite de Guy Debord qui le précède largement dans la voie du recyclage filmique, le procédé du détournement qui permet de s’emparer des films de « l’ennemi » (ici les grandes productions capitalistes hollywoodiennes principalement) pour en retourner le sens dans une direction opposée. La déclinaison du film sous une forme livresque, tout comme le fait de donner la primeur au texte sur la lisibilité des images lui viennent du lettrisme (Isou, Lemaître), mouvement d’avant-garde ayant émergé à Paris au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Enfin, l’idée même de concevoir une œuvre à partir d’éléments exogènes trouve sa source dans le 19e romantique : c’est le poème infini dont rêvait Friedrich Schlegel.

Comme si, face aux poussées du néolibéralisme dans les années 1980, le cinéaste avait définitivement opté pour un hermétisme saturé de références culturelles contre la littéralité des images publicitaires et télévisuelles qui inondent alors l’espace public. L’histoire du cinéma recomposée au pluriel par Godard devient un chant funèbre, un tombeau : une mort fantasmée qu’il ne cesse d’invoquer auprès du critique Serge Daney. Il est particulièrement troublant que le réalisateur helvète ait mis fin à ses jours au moment même où les salles connaissent une baisse de fréquentation inédite. « Le cinéma est une invention sans avenir », affirmait aussi Louis Lumière.

Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard est présenté lundi 19 décembre (Partie I) à 19h et mardi 20 décembre (Partie II) à 19h à la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg’

Loïc Millot
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