« Faire des films : un besoin primaire »

d'Lëtzebuerger Land du 02.12.2022

Lors de sa venue à Luxembourg, Abel Ferrara a montré toute l’étendue de son talent oratoire, interpellant le public lors de sa présentation de son film Pasolini (2014) à la cinémathèque en envoyant les mots tel un gamin du Bronx. Il est apparu comme une personne particulièrement sensible, capable de simplicité et de générosité, comme il l’a montré à l’issue de la séance en multipliant les selfies avec les spectateurs. Ferrara a prouvé qu’il était un homme farouchement attaché à sa liberté. Peu avant de présenter Tommaso (2019), il s’est prêté à l’exercice de l’interview et a évoqué son admiration sincère pour le « maître » Pasolini.

D’Land : Quand avez-vous commencé à vous intéresser à Pasolini et par quel aspect de son travail y êtes-vous entré, ses poèmes, ses romans, ses films ?

Abel Ferrara : J’ai d’abord vu Le Décaméron (1971) à la fac, puis j’ai vu tout ce que je pouvais, lu tout ce que je pouvais. Et c’est ce que je continue à faire aujourd’hui inlassablement. Voir ses films, lire ses livres.

Quel est votre film préféré de Pasolini et pour quelles raisons ?

Oh, c’est impossible à dire ! Tout est si grand chez lui, on ne peut pas hiérarchiser. Ça vaut aussi pour ses livres, ses interviews. Tout est si incroyable, plein d’une putain de puissance. Je ne peux pas les comparer ou les classer. Tout ce qui vient de lui est si fort. C’est un maître. Sa parole, on essaie de la comprendre, on la boit, on l’absorbe. Et elle ne nous déçoit jamais, jamais, jamais.

Votre film Pasolini est en grande partie composé de ses projets inachevés, comme le film Porno Theo Kolossal ou le roman Pétrole dont vous mettez en scène des fragments. Ainsi, vous avez réalisé des projets de Pasolini qui n’ont pu aboutir à cause de son assassinat. Est-ce que cela traduit votre identification à Pasolini ou souhaitiez-vous plutôt rendre hommage à son impressionnante capacité de création ?

On sait grâce à différents chercheurs que durant les 36 dernières heures de sa vie, Pasolini travaillait activement à Pétrole. Et il essayait de trouver une structure pour Porno Theo Kolossal. Il en a trouvé l’intrigue et il l’a racontée à Ninetto Davoli (acteur fétiche et amant de Pasolini, ndlr). Tout ça, c’est du matériau concret : Davoli, sa femme, son enfant arrivent au Pomodora, un restaurant du coin. On sait exactement où Pasolini s’est assis, on sait exactement qui était là, ce qu’ils ont mangé. On a filmé les mêmes plats, les mêmes fourchettes. Vous voyez, je n’ai rien inventé de tout cela. Ce qu’ils se sont dit, ce qui s’est passé, on l’a filmé.

Dans votre film, Willem Dafoe ne joue pas, il est réellement Pasolini. Sa performance est très impressionnante. Quel est le travail préparatoire que Dafoe a effectué pour arriver à ce degré de vraisemblance et de mimétisme ?

Dafoe est fait du même bois que Pasolini en quelque sorte. Il a lu ses livres, vu ses films, il parle italien, il vit en Italie, il est marié à une Italienne... C’était facile pour lui de saisir la culture de Pasolini, de cerner le type. C’est un acteur très doué, il sait se laisser habiter par quelqu’un. C’est comme ça qu’on peut expliquer son truc : ses personnages l’habitent, quelle que soit la signification qu’on puisse y donner. Certaines personnes y arrivent, d’autres non. Lui, il a ce don et c’est ce que j’ai filmé : comment il a fait corps avec le gars, comment il s’est laissé habiter par ce putain de mec, comment il en est devenu le double.

Comment s’est passé votre travail avec Ninetto Davoli ? Il a dû être très ému d’interpréter un rôle dans un scénario inachevé de Pasolini...

Il devait jouer le jeune homme, Nunzio, dans Porno Theo Kolossal. Il connaissait les enjeux du film. Il savait ce que Pasolini voulait faire. Et il connaissait Eduardo De Filippo, qui aurait dû interpréter le personnage d’Epifanio, il savait d’où il venait. Alors, dans mon film, au lieu de jouer le jeune Nunzio, il a joué le personnage qui aurait dû revenir à De Filippo. Davoli était complètement dedans, il était totalement connecté à son rôle. En filmant Davoli, on avait comme accès à Pasolini : c’était son amant. Il n’y avait rien à faire croire au spectateur, juste à utiliser cette réalité, cette vérité qui se déployait devant nous.

Sur la préparation de ce tournage, vous avez sollicité de nombreux proches de Pasolini, comme Dacia Maraini ou encore Paolo Bonacelli qui a joué dans Salò ou les 120 Journées de Sodome (1975). Que vous ont apporté ces rencontres dans votre connaissance de Pasolini ?

Tous ont souligné sa compassion, sa capacité à comprendre l’autre. Et tous ont exprimé combien il leur manque, plus de quarante ans après sa disparition. Il était si important pour eux. Il comptait tellement pour eux. C’est fou la puissance que peut parfois avoir un seul être humain, c’est dingue comme sa seule existence, a pu réparer, faire du bien à d’autres gens. Tout le monde m’en a parlé de façon extrêmement positive, personne ne m’a dit « quel salaud » ou « quel coup de pute il m’a fait, il a baisé ma femme, mon enfant... ». Rien de tout cela, aucune de ces conneries ! Tous ont souligné combien Pasolini était authentique, combien c’était un mec cool.

Le dernier plan de votre film montre l’agenda de Pasolini rempli de rendez-vous les 5 et 6 novembre. Vous sous-entendez que Pasolini débordait de vitalité et de projet lorsqu’il a été assassiné. Est-ce pour vous une façon de contredire la thèse défendue par certains auteurs selon laquelle Pasolini aurait prémédité son assassinat par une sorte de masochisme funèbre ?

Oui, certaines personnes ont imaginé que c’était un suicide planifié. C’est totalement absurde. On ne prévoit pas des dîners avec des gens dans cinq jours si on a l’intention de se (faire) tuer. Il était dans une période faste, il venait de finir le putain de chef-d’œuvre inégalable qu’est Salo, l’un des plus grands films, incontestablement, qu’on ait jamais faits. Il avait terminé les scénarios de ses prochains films. Tout était prêt, mec, ses deux prochains films étaient écrits, tous deux aussi bons l’un que l’autre. Pour Porno Theo Kolossal, il avait déjà écrit un manuscrit de 70 pages. Qu’on arrête donc de dire des conneries, bordel ! Et ce n’est rien par rapport à Pétrole, pour lequel il avait écrit... plus de 1 700 pages. Je suis en train de travailler à un roman, j’ai à peine écrit 140 pages, c’est triste, hein, et clairement, je n’ai pas sous le coude deux scénarios pour des films futurs, et des scénarios brillants qui plus est...

J’ai l’impression que pour des cinéastes italo-américains comme Scorsese, Coppola ou vous-même, Pasolini est une référence commune, notamment par le mélange d’éléments haut et bas, sacrés et profane. Vous êtes d’accord avec ce constat ?

Oh oui, complètement !

De film en film, vous vous rapprochez de plus en plus de Rome, à la place de New York qui fut si souvent la capitale de vos films. Sentez-vous le besoin de vous rapprocher de vos origines italiennes  ?

Je ne peux pas être plus proche de ces racines que je ne le suis déjà. Vous savez, mon gosse est né à Rome, j’y ai habité pendant des années, dans un quartier étonnant. Certes je parle un anglais américain, mais je suis un putain de Romain, je me perçois comme une sorte de mercenaire au service de l’armée de César (rires). Voilà ma situation.

Beaucoup de vos films – comme Bad Lieutenant (1992), The Funeral (1996) ou encore Mary (2005) – sont traversés par le poids de la culpabilité et le besoin de sacrifice et de rédemption. Quel est votre rapport à la tradition catholique ?

Je suis bouddhiste. J’ai été élevé dans le catholicisme, avec toutes les histoires autour du Paradis, mais j’ai vite dérivé vers une vie chaotique, rythmée par l’alcool et les drogues, dans laquelle il n’y avait pas de place pour une vie spirituelle. Ce n’est que plus tard, en découvrant le bouddhisme, que j’ai accédé à la spiritualité et que j’ai trouvé ma pratique. Et que j’ai pu comprendre les autres pratiques aussi. Je ressens un lien fort avec la figure du Christ. C’était un maître. Et surtout, c’était un homme réel, qui a vraiment vécu, vous voyez. Ce n’est pas une invention.

Dans Tommaso, vous montrez des choses rarement visibles au cinéma. Des choses très simples, très ordinaires, très quotidiennes comme le fait de manger, de se promener dans un parc, d’être fatigué parce que l’on élève un enfant. On sent de votre part un désir de sincérité dans ce film, proche de la confession. J’ai l’impression que vous vous exposez comme jamais dans ce film...

Je me suis exposé dans mes œuvres précédentes en faisant ce que je fais en tant que réalisateur. Mais là, oui, on voit ma famille, ma maison, mes rendez-vous pour faire des films, oui, tout est là... Ceci dit, une fois que Willem [Dafoe] commence à jouer, qu’il apparaît, la dynamique du film change, la dimension physique du film se transforme.

Le cinéma est rudement concurrencé aujourd’hui par les plateformes de VOD aujourd’hui. Quel peut être selon vous l’avenir du cinéma dans ces conditions ?

Non, mec, faire des films correspond à un besoin primordial et primaire de s’exprimer, de dire des histoires. On a toujours trouvé un moyen de le faire, en inscrivant des traces sur les murs d’une grotte, avec du 35 mm, dans des salles, avec des téléphones... et on trouvera des nouveaux moyens pour le faire. Il s’agit de transmettre une expérience, d’être humain à être humain. C’est pour ça qu’on fait des films.

Vous préparez un projet de film sur Padre Pio. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

Le film est fini ! Ça va vous plaire, en tant que film sur l’Italie, en lien avec ce que j’ai pu faire avec Pasolini. C’est un film complexe et j’ai dû mal à en parler...

Loïc Millot
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