Le crash d’une institution luxembourgeoise. Décryptage

Black box Tripartite

d'Lëtzebuerger Land du 20.12.2013

« Revaloriser », « relancer », « revitaliser » : lorsque l’accord de coalition se met à discourir sur la tripartite, le ton se veut volontariste. C’est le signe que, décidément, quelque chose ne va plus dans ce qui fut longtemps vanté comme marque nationale. Pierre Gramegna (DP), du temps qu’il était directeur de la Chambre de commerce, passait par la métaphore biologique parlant d’une « grippe sévère », le ministre du Travail Nicolas Schmit (LSAP) évoque un modèle « en panne », tandis que le Premier ministre Xavier Bettel (DP) parle d’un dialogue social tombé « au point zéro ».

Si on demande aux acteurs de la dernière tripartite les raisons de l’échec, les réponses se font évasives. Elles dessinent toutes un plus ou moins long détour par le début des années 1980, pour montrer que, déjà avant eux, la tripartite avait échoué à deux reprises. « L’échec de la tripartite dans les années 1980 est tombé dans l’oubli collectif. Personne ne s’en souvient, parce que personne ne semble être capable de regarder si loin en arrière », se désole Jean-Claude Juncker. Sa première tripartite comme membre du gouvernement remonte à 1984, elle sera le deuxième échec consécutif de l’institution fondée en 1977.

À la table des négociations il y a trente ans, à quelques sièges de Juncker, était assis un jeune analyste financier de l’Arbed, Michel Wurth. Il était occupé à prendre des notes et à préparer les dossiers en amont. À écouter l’actuel président de l’UEL, le facteur humain aurait joué pour beaucoup dans la réussite des négociations dans les années suivant l’interlude 1982-1984 : « Jean-Claude Juncker y a terriblement cru, aussi dans le côté humain des négociations », dit-il. L’ancien premier et nouveau elder statesman Juncker chante les louanges de « ceux qui ne perdaient pas de vue l’ensemble et qui étaient de plus grandes figures de dirigeants au sein de leurs organisations que ce ne serait possible aujourd’hui. Ils prenaient des risques personnels pour trouver des arrangements à l’amiable qu’après coup ils devaient imposer en interne ». Au printemps 2010, alors que l’échec de la tripartite devenait apparent, le réflexe de Juncker était de convoquer « les anciens » pour une discussion. Réunissant Jacques Santer (CSV) John Castegnaro (OGBL), Joseph Kinsch (Arbed), Marcel Mart (DP) et Benny Berg (LSAP), la scène ressembla à une reconstituion grandeur nature d’une photo de presse des années 1980.

En 2010, une année avant que n’éclate la polémique sur Livange-Wickrange et que ne se déclenche une série d’affaires politiques, l’échec de la tripartite a marqué le premier signe qu’un style politique personnalisé, basé sur les arrangements « à l’amiable », allait buter sur ses limites. « Je connais les faiblesses de négociations à volets fermés, dit Juncker, mais j’aisouvent remarqué qu’on y trouvait des accords solides. » Le fait que les discussions se tenaient à huis clos, rendait quasi impossible de déceler qui avait renoncé à quoi, et qui en aura à en payer le prix. L’idée était que personne n’avait à perdre la face : « Ce n’est pas du bon style que de chercher à savoir par après qui a versé le plus d’eau dans son vin », estime Juncker.

En publiant les propositions soumises aux partenaires sociaux par Luc Frieden, l’OGBL fit sauter ce qui faisait l’essence même de la mécanique tripartite : son opacité. Jean-Claude Reding portait le débat de la salle close des réunions sur la place publique et cherchant à y établir un rapport de forces plus favorable. Il venait d’inventer la « tripartite ouverte ». Or, selon le chercheur en sciences sociales Michel Cames, « la tripartite ne pouvait survivre que dans un cadre fermé. Car les coûts des arrangements conclus étaient externalisés. » À en croire les recherches internationales sur le corporatisme, le prix serait payé par les « outsiders » absents de la table des négociations, notamment les jeunes, peu syndiqués cherchant leur place dans un marché du travail dérégulé.

En tant qu’ « observateur participant », Juncker dit avoir toujours pensé que la tripartite n’était pas assez transparente, avant de constater il y a trois ans que « trop de transparence lui nuisait ». Pour le nouveau gouvernement, qui promet promouvoir les principes de participation et de transparence, l’instrument tripartite ne sera pas facile à manier. « Nous vivons une époque où les supposées portes closes ne sont plus closes. C’est une donne avec laquelle il faut composer. Il ne faut pas croire qu’on pourra organiser une tripartite, et que personne ne saura ce qui s’y négociera », estime Nicolas Schmit (LSAP). Dans sa déclaration sur le programme gouvernemental, Xavier Bettel cachait à peine le peu de chances qu’il donnait à la réussite d’une nouvelle tripartite : « Nous n’aurons peut-être pas toujours un accord », déclara-t-il d’entrée, et de fixer comme vagues objectifs « la compréhension » et « le respect » vis-à-vis des positions des uns et des autres. Que ce soit justement le nouveau président de la Chambre des députés, Mars Di Bartolomeo qui propose aujourd’hui les services du Parlement comme « facilitateur » du dialogue social est en soi ironique, car la tripartie comme centre décisionnel court-circuite le Parlement, qui se voit réduit en machine à avaliser les accords.

Pour Michel Wurth, qui se souvient de réunions à trente, sans véritables papiers de travail, il faudrait avant tout « retrouver la rigueur » dans les méthodes et les procédures et se mettre d’accord sur une analyse commune. Le gouvernement voudrait miser sur un « rétablissement de la confiance » par des analyses, des études et des faits, explique de son côté Nicolas Schmit. Or, c’est sur le terrain de l’expertise que l’OGBL a porté le combat pour y affronter en amont les organisations patronales. « Nous avons utilisé davantage la Chambre des salariés (CSL) comme fabrique de pensée et de propositions », explique Jean-Claude Reding, qui quittera la présidence de l’OGBL le 6 décembre 2014 pour se consacrer à plein temps à la CSL. « Peut-être que l’échec de la dernière tripartite trouve-t-il ses origines dans notre réfutation du rapport Fontagné ?, avance-t-il. Avant, on ne s’attendait pas à ce que ces rapports soient mis en question. »

Mais peut-être que le modèle de la tripartite a simplement été rattrapé par la mondialisation et la pression qu’exerce le capital libéré dans le combat de répartition. Si, la tripartite est, pour reprendre la formule du directeur de l’insitut Max-Planck Wolfgang Streeck, un modèle pour « domestiquer la lutte des classes », l’équilibre entre paix et guerre sociale est aussi une équation qui se fait en termes de coûts et de profits. Et si une des deux parties voit son intérêt dans l’offensive et s’estime assez forte pour l’emporter, il y a à parier que le calcul sera vite fait. Michel Wurth se réfère à une « attitude » et une « tradition » du modèle social luxembourgeois, qu’il faudrait maintenir. Or, il concède que « les investisseurs étrangers ne gardent leur argent au Luxembourg qu’aussi longtemps que cela reste financièrement intéressant pour eux. Sozialdialog hin oder hier. » Que, pour se faire entendre, le patronat peut se passer des institutions de concertation, les négociations de coalition l’ont mis en évidence : alors que dans les groupes de travail siégeait le who’s who de la place financière pour discuter finances et de budget, on n’y apercevait pas de syndicalistes.

Mais pas uniquement le patronat, le salariat a, lui aussi, changé. Michel Wurth ne rate pas l’occasion de pointer que la majorité des délégués du personnel élus sont « neutres », c’est-à-dire non-affiliés à un syndicat. En effet, 50,7 pour cent des délégués élus aux élections sociales n’ont pas figuré sur des listes syndicales ; dans les entreprises de moins de cent personnes ce pourcentage atteint même les 71 pour cent. Wurth y voit le signe que « beaucoup moins de personnes sont affiliées à des syndicats ». En nombre total, ce serait faux, rétorque Reding, même si « par honnêteté intellectuelle », il admet que, comparé à la hausse générale de l’emploi, le nombre des syndiqués, qui stagne depuis deux décennies, serait en recul. Or, une des conditions pour que survive le modèle du dialogue social est un taux élevé de syndicalisation.

Une donne nouvelle a également été créée par l’arrivée des travailleurs frontaliers qui, entre 1960 et 2010, sont passés de 3 à 44 pour cent du total des salariés. Ils arrivent avec leurs propres points de références politiques, à l’aune desquelles le modèle grand-ducal du dialogue social peut sembler exotique. Aujourd’hui, à peine un tiers des salariés sont encore de nationalité luxembourgeoise. Peut-être le fait que, dans les réunions tripartites, les discussions entre fonctionnaires patronaux, secrétaires syndicaux et ministres de gouvernement se mènent en luxembourgeois constitue l’indice le plus flagrant – et donc le moins perçu– du déphasage de l’institution tripartite.

À cela s’ajoutera une autre limite, budgétaire celle-là. « La tripartite telle qu’elle fonctionnait avant, avec l’État qui mettait un chèque sur la table, ne pourra plus continuer de la même manière », estime Schmit. Si, sur les dernières décennies, grâce à la croissance, l’État luxembourgeois avait les moyens d’apaiser les conflits sociaux par une politique de redistribution, la crise économique combinée au régime européen de l’austérité budgétaire réduit sensiblement sa marge de manœuvre. « Si on est copropriétaire d’une des monnaies les plus importantes du monde, alors on ne peut plus être le seul maître de la manière dont on conduit sa politique économique, fiscale et sociale, dit Juncker. Il faut tout simplement l’accepter ».

Or, s’il s’agit uniquement de suivre la trajectoire tracée par le plan de stabilité et de croissance, l’OGBL n’est pas prenant : « Nous disions vouloir une trajectoire plus douce. Cela a marqué la fin de la discussion. On nous a répondu que la trajectoire était ce qu’elle était. Mais si la discussion se limite à savoir s’il faudra plutôt faire des coupes dans les indemnités de chômage ou les allocations familiales, je ne suis pas prenant. » Selon Reding, le temps du « consensus pour le consensus » est révolu. « Ce risque nous le prenons. » Comment l’OGBL comptera-t-il alors peser sur les débats ? Reding admet que l’instrument de la grève n’aurait plus la même force que par le passé. « Dans les années 60 et 70, lorsque la sidérurgie s’arrêtait, tout s’arrêtait. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. » Dans ce contexte, l’appel à ne pas voter CSV aux dernières élections marquait l’amorce d’une nouvelle stratégie politique.

Bernard Thomas
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