Festival d’Avignon

Une édition contre vents et marées

d'Lëtzebuerger Land du 02.08.2024

Les trompettes de Jean-Michel Jarre qui sonnent les trois coups des spectacles d’Avignon se veulent trompettes de Jéricho cette année pour ébranler les remparts de haine dressés par le RN entre les Français et leurs invités. En témoigne la grande nuit de sororité qui réunit le 5 juillet, de minuit à l’aube, tous les opposants à la France rance. C’est dans la nature des gens de théâtre de préférer l’optimisme du futur à la nostalgie du passé. Au point qu’on a même l’impression, parfois, que les théâtreux se méfient de leur passé, qu’ils aient honte de remettre sur le chantier leur répertoire. Loin de moi de plaider, comme le fait le Front National, pour un patrimoine pétrifié, mais le théâtre semble avoir perdu pour ses ancêtres le regard de Chimène que portent sur leurs aînés les musiciennes, écrivains, peintres et autres architectes. Leur rapport au temps a changé, on produit ici et maintenant des spectacles qui sont souvent peu écrits et ne demandent pas à faire répertoire. Mais à confondre l’art et le théâtre avec la sociologie et le travail documentaire, on fait l’impasse sur la nécessaire distance offerte par la durée, le temps et sa patine.

Ces idées m’assaillent quand j’essaie d’assister au semi-marathon de cinq heures d’Absalon, Absalon ! Autant dire que je ne franchirai point la lignée d’arrivée du spectacle de Séverine Chavrier, pourtant encensé par la critique. Il est vrai que ce jour du 7 juillet, je suis, comme beaucoup de mes semblables, légèrement éméché afin de noyer mon angoisse devant l’apocalypse électorale annoncée pour ce soir-là. Le roman de Faulkner, dont est tirée la pièce, met pourtant en garde contre le danger du racisme et l’obsession de la pureté. Je ne plaide pas non plus pour graver dans le marbre les règles aristotéliciennes de l’unité du temps, de l’espace et de l’action, mais j’ai du mal à faire face à cet excès de stimuli provenant d’une vidéo envahissante, de voitures et d’animaux sur la scène, de la bande sonore (excellente au demeurant, signée et interprétée par le bassiste Armel Malonga) et, j’oublie, des acteurs qu’on a de la peine à distinguer en chair et en os sur le plateau. On l’aura compris, la metteuse en scène fait preuve d’une virtuosité si extraordinaire qu’elle finit par nuire à sa cause. Je m’accorderai néanmoins une séance de rattrapage lors du passage, la saison prochaine, de la troupe au Grand Théâtre de Luxembourg qui coproduit le spectacle.

Poussé ce cri de gueule, j’assiste à Hécube, pas Hécube, le spectacle écrit et monté par Tiago Rodrigues himself dans les Carrières de Boulbon et je suis bien obligé de ravaler mon encre et mon fiel, le Portugais rendant, en partant d’Euripide, un extraordinaire hommage aux pères fondateurs de sa discipline, au théâtre, à tout le théâtre et rien qu’au théâtre. Le paysage tellurique des carrières fait écho à la Grèce antique, et dans son milieu se dresse, comme un loup solitaire, une énorme statue de chien qui veille (ou qui menace) sept personnages en quête de pièce. Les acteurs de la Comédie Française répètent Hécube d’Euripide qui se met à résonner avec le vécu des comédiens, et particulièrement avec la lutte de Nadia qui interprète le rôle d’Hécube. Nadia intente un procès à l’État qui n’a pas su ou pu ou voulu organiser ses lieux de vie pour enfants handicapés. Otis, le fils autiste de Nadia, dont le nom fait référence (comme la bande son du spectacle) à Otis Redding et non à son autisme (comme le précise sa mère), a fait l’objet de maltraitance dans l’institution où il a été placé. La plainte judiciaire de Nadia se pose alors comme un palimpseste sur le combat d’Hécube, reine déchue de Troie qui demande justice pour le meurtre de son fils qu’elle a pourtant confié aux bons soins du roi de Thrace. La trame est limpide, le chœur commente et explique (parfois un peu trop) le cheminement du drame, l’humour et la jubilation, mais aussi la tendresse et la douleur sont omniprésents, déclamés avec tout le métier classique de la troupe du Français, entraînée par un Denis Podalydès (en Agamemnon et procureur) espiègle et autoritaire à souhait et un Loïc Corbery volubile et virevoltant. Et que dire d’Elsa Lepoivre qui incarne Hécube en (très) grande tragédienne et Nadia en femme d’aujourd’hui, fragile et déterminée ? Elle vous émeut aux larmes et vous laisse pétri d’admiration. Merci pour cette jubilante soirée de matrimoine non pétrifiée !

L’espagnol, langue invitée de cette 78e édition, fait la part belle à l’Amérique du Sud, en accueillant notamment la joyeuse troupe de l’Argentin Tiziano Cruz, qui raconte dans Soliloquio son accession et sa trahison, se hissant du statut de pauvre indigène homosexuel à celui de l’intellectuel reconnu et fêté par ceux-là même qui sont responsables de la misère des siens, à commencer par celle de sa mère. Tout cela est exposé avec les moyens de la fête et du verbe. Après une parade à travers la ville aux sons des fifres et tambours, l’extraordinaire acteur qu’est Cruz monte sur scène, à peine vêtu d’un slip blanc, pour un soliloque-manifeste « vide de langue, vide de territoire » superbement écrit et interprété.

Elles cochent toutes les cases : femmes, trans et queer, sorties de prison, victimes de violences, elles font de leurs propres histoires une histoire racontée par l’Argentine Lola Arias dans son spectacle, dans leur spectacle plutôt, Los Dias afuera. Comme les protagonistes, c’est une pièce trans, ni comédie musicale, ni documentaire, ni concert, ou plutôt tous ces genres à la fois. C’est efficace, c’est sans surprise, et honni soit le critique qui mâle y pense.

Le critique, justement, reçoit son content de gnons dès le premier soir du festival. Angelica Liddell choisit en effet le vénérable Palais des Papes pour faire cour et honneur à son cul qu’elle exhibe, aux sons de Bach, au public et aux critiques dont elle cite, grandes projections à l’appui, les mauvais papiers qu’iels ont osé signer contre elle. Dans le genre Publikumsbeschimpfungen Peter Handke a fait mieux et plus subtil, il y a plus d’un demi-siècle. Ah oui, il paraît que Dämon, soustitré El funeral de Bergman, est un hommage au cinéaste suédois, mais la performeuse espagnole crie plus qu’elle ne chuchote. Que n’a-t-elle pris exemple sur Elisabeth, le personnage de Persona, autre film de Bergman, devenue muette en pleine représentation d’Electre ? Liddell évolue parmi une foultitude de personnages baroques, des vieillards poussés sur des chaises roulantes, un nain et même un pape qui nous fait songer à Bacon et qui nous interroge : est-ce de l’art ou du bacon ? Soyons juste : la Liddell connaît son métier, ou plutôt ses métiers : grande actrice quand elle débite son monologue de trois quarts d’heure, talentueuse scénariste quand elle fait descendre des hommes noirs de la paroi du Palais, habile polémiste quand elle installe toilettes et bidets le long de la scène, inventive chorégraphe quand elle dirige sa troupe de danseurs et de comédiennes qui ne rechignent pas à se dénuder eux aussi devant un public qui communie dans la provocation. Dehors, le peuple a beau s’apprêter à voter RN, dedans, les bobos parisiens restent dans un entre-soi qui cultive ses codes, tout en feignant de s’en moquer.

Lacrima de la Française Caroline Guiela Nguyen, est une dénonciation efficace du système capitaliste et monarchique du Nord qui exerce sa domination sur ce qu’on appelle aujourd’hui le Sud global. La mise en scène n’empruntant pas que le flashback à la technique cinématographique, nous ne critiquerons donc pas l’usage parfois pertinente, mais souvent stéréotypée de la vidéo. Du désir d’une somptueuse robe d’une princesse anglaise à son élaboration laborieuse dans un atelier de haute-couture à Paris et jusqu’à sa réalisation laborieuse dans les bas-fonds indiens, de traitant en sous-traitant, Madame Nguyen nous prend à témoin de l’exploitation des « ressources » humaines, dans tous les milieux, dans tous les pays. Du burn-out et du suicide de la cadre parisienne à la maladie professionnelle de l’artisan indien, le cynisme des patrons répond à la misère des travailleuses. Tout cela est juste, mais, pour le dire avec Brecht, l’émotion l’emporte sur la réflexion et l’action. Si le spectacle veut manifestement répondre aux « Fragen eines lesenden Arbeiters », il y est aussi question d’une histoire de couple, d’une femme (artiste, cadre, épouse, mère) au bord de la crise de nerfs et, de l’autre côté du globe, d’une relation père-fille digne d’un conte de Dickens. La soirée se fait alors sitcom, dérivant vers un mélodrame qui nous fait passer un moment bien divertissant. L’histoire est, en effet, habilement ficelée et la dramaturgie ne fait jamais relâcher le suspense. Les acteurs sont excellents, et les comédiennes émouvantes. Admettons alors que nous avons la conscience peut-être un peu moins tranquille quand nous contemplons, au sortir de ce spectacle de trois heures, nos robes et autres accessoires made in. Car nous sommes tous, ici, des princesses anglaises.

Après cette pièce qui dénonce l’absence de justice, voici Lorraine de Sagazan qui met en scène les excès de la justice, en l’occurrence le scandale des comparutions immédiates. Pas de sentimentalisme ici, mais du théâtre, rien que du théâtre. Encore que. Son Léviathan convoque Hobbes, bien sûr, Brecht aussi, le cirque (un cheval apparaît sur scène), la danse, le chant et jusqu’au « Sprechgesang », la parodie, le tragique et le comique. La philosophe, actrice, metteuse en scène s’est immergée pendant plusieurs semaines dans les prétoires de la vingt-troisième Chambre du Tribunal de Paris et en a ramené un spectacle qui, tout en mêlant l’absurde à l’hyperréalisme, n’a pas peur d’assommer le spectateur avec des chiffres bruts, terriblement efficaces : 19, 16 et encore 19 minutes pour 6, 12, respectivement 8 mois de prison ferme. Dans la formidable troupe de comédiennes et d’acteurs tous masqués et professionnels, un amateur non masqué s’est égaré comme le justiciable devant la juge. À la façon du chœur grec, il commente l’action et témoigne de son propre parcours. L’anecdote du vécu devient ainsi le symptôme du système dans ce qui restera sans doute comme l’un des moments forts du festival.

On ne saura dire de même de la très attendue Elizabeth Costello, d’après l’œuvre de J.M. Coetzee, mise en scène dans la Cour d’Honneur par Krzystof Warlikowski. Le metteur en scène assène un trop plein de stimuli au spectateur qui ne sait plus où donner de l’œil et de l’oreille entre la vidéo qui se filme elle-même, les comédiens qui s’expriment en polonais et les sous-titres qui les traduisent, l’ombre tutélaire du vénérable palais, enfin, qu’on ne remarque même plus. L’indéniable virtuosité du Polonais dessert son propos qui devient verbeux et bavard et fait fuir nombre de spectateurs bien avant la fin des quatre heures que dure le spectacle.

C’est une tradition : en Avignon, le théâtre partage de plus en plus l’affiche avec la danse. Ce n’est donc pas un hasard si, cette année, le chorégraphe Boris Charmatz soit l’artiste complice. Dans Forever il rend hommage à la regrettée Pina Bausch, dont il vient de reprendre la troupe de Wuppertal. Sept heures durant, il donne des variations sur le mythique Café Müller, mêlant les artistes d’aujourd’hui à ceux d’hier, celles qui ont connu Pina et ceux qui la découvrent. Les spectateurs sont conviés par tranches de deux heures, la queue qu’ils font avant d’accéder à la salle fait partie intégrante du spectacle qui joue avec les corps certes, mais aussi et surtout avec le temps. On se régale de quelques très beaux moments de corps à corps notamment qui exaltent et dénoncent la rencontre qu’elle soit annoncée, furtive, avortée, violente ou tendre.

Mention spéciale pour Close, spectacle de danse de Noé Soulier qui fait honneur à son nom en faisant des gros plans sur les pieds des danseurs, mais aussi, évidemment, sur les jambes, les bras, les têtes. Sur des airs de Bach, interprétés par l’excellent Ensemble Il Covito, les six danseuses et danseurs sculptent avec leurs membres et avec beaucoup de grâce une agressivité stylisée et fort esthétique qui fait répondre l’espace au mouvement, à moins que ce ne soit l’inverse, réconciliant ainsi, comme le dit la chorégraphe, les danses classique et contemporaine.

Et si on gardait le meilleur pour la fin ? Non pas tellement pour le titre Terminal, mais pour la qualité du spectacle des Portugais Inês Barahona (texte) et Miguel Fragata (mise en scène et jeu) ? La nuit tombe sur le Cloître des Célestins dont la scène est bordée, comme d’un rideau ouvert, par deux majestueux platanes, génialement inclus dans le décor qui place à leurs pieds des énormes racines, gisant comme des ruines antiques et qui avertissent du mal qui ronge la planète, notre Pacha Mama. Quatre acteurs et deux musiciens qui, respectant la parité, se croisent et se décroisent, se rencontrent et se dé-rencontrent, à l’image de la femme sans racines et de la femme qui s’enracine. Dans cette forêt enchantée, Shakespeare rencontre Beckett, et c’est dans un songe d’une nuit d’été, dans une clairière, une « Lichtung » dirait Heidegger, le nazi écolo, que la femme, chassée par le fleuve qui menace, croit trouver une nouvelle patrie en se faisant ensevelir sous une montagne de laine. La voilà, telle la Winnie de Beckett, recouverte jusqu’au cou. Mais plus que des beaux jours, c’est une triste nuit qui s’annonce. Les lumières baignent ce véritable conte dans un halo de couleurs irréelles et oniriques qui nous laissent comme des enfants face à la grand-mère qui raconte la triste histoire des enfants abandonnés, livrés aux ogres et aux loups. Dans un grand moment d’émotion qui ne bannit pas la lucidité, elle constate : « Le théâtre peut encore raconter des histoires, mais il ne sauvera pas la planète. »

Paul Rauchs
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