Zoom sur le festival d’art lyrique en cinq étapes

Aix s’encanaille

The Faggots and Their Friends Between Revolutions à partir de l’ouvrage culte de Larry Mitchell paru en 1977
Photo: Tristram Kenton
d'Lëtzebuerger Land du 28.07.2023

Wozzeck : du Lied au Leid

Commencer un festival d’art lyrique, comme nous l’avons fait, avec Wozzeck servi par Sir Simon Rattle, Simon McBurney et Christian Gerhaher, c’est comme faire débuter un Tour de France en enchaînant le Tourmalet, le Mont Ventoux et l’Alpe d’Huez. Le dessert, non, le chariot des desserts, avant la ronde des amuse-bouches ! Cette production marquera l’histoire du festival comme, disons, l’Elektra de Patrice Chéreau. Il est facile, bien sûr, de rapprocher l’histoire avec l’Histoire actuelle. Des histoires de soldats, la scène en a produites, du Woyzeck de Büchner, en passant par le brave soldat Chvéïk de Hasek, jusqu’au pauvre soldat de Ramuz/Stravinsky, les uns plus misérables que les autres.

Les trois actes du Wozzeck d’Alban Berg correspondent aux trois actes de l’histoire de ce pauvre hère. Le véritable Woyzzeck fut décapité publiquement à Leipzig en 1824 pour l’assassinat de sa compagne. L’exécution fut précédée d’une longue polémique d’expert-psychiatres qui opposait le célèbre Heinroth, partisan de sa responsabilité, au (presque) non moins célèbre Marc qui défendait la folie de l’assassin. L’histoire a donné raison au second, notamment par l’entremise du jeune médecin et écrivain Georg Büchner qui a retrouvé les annales du procès dans la bibliothèque de son paternel, célèbre savant dans le Land de Hesse. Au 19e siècle, il en a tiré une pièce, montée au vingtième, anticipant le 21e. Après le premier acte du drame réel et le deuxième de la pièce, Berg alla composer le troisième acte avec son opéra.

Le personnage de Büchner reçoit à peine accès à la parole, il est en-deça du langage quand les personnages de Beckett (et le Wozzeck de Berg) sont au-delà de ce langage : Woyzeck woyzifère et Wozzeck a perdu ses vocalises. Christian Gerhaher qui l’incarne à Aix, nous fait, en effet, oublier le chant : merveilleux ambassadeur du Lied, c’est un acteur à la voix parfois blanche, au-delà déjà du Sprechgesang, chère à la Deuxième Ecole de Vienne. Simon Rattle évoque le souffle de Gerhaher, et c’est vrai qu’il nous fait penser à Ben Webster dont le souffle, parfois, fait taire le saxo. L’opéra de Berg naît avec le jazz, mais contrairement à ses contemporains Ravel ou Krenek, il ne le cite pas. Le jazz est pourtant, comme l’opéra, un art élitiste pour le peuple, à moins que ce ne soit un art populaire pour les élites.

Comme dans le jazz encore, l’émotion, ici, est omniprésente, suscitée par la mise en scène de Simon McBurney qui n’a pas peur de montrer une nuit étoilée digne d’un Van Gogh, des tableaux à la lumière blafarde sortis tout droit d’un film noir d’Orson Welles, des scènes d’une forêt fantastique empruntée au Freischütz. La vidéo, parcimonieuse, illustre la folie hallucinatoire de Wozzeck en mettant en pièce l’intimité de sa pensée, en faisant revenir le réel dans son intérieur, comme aurait dit Lacan. « Un homme comme un arbre », chante Marie à propos du Tambourmajor, faisant écho à la scène où Wozzeck coupe le bois mort des arbres qui se cabrent comme des hommes. Dans la folie du pauvre soldat, la nature est animée et unheimlich comme dans l’Erlkönig de Goethe.

On pourrait en faire des tonnes sur le livret de Wozzeck, sur la folie induite ou non par les expérimentations du médecin, caricature d’un professeur de Büchner, sur la scène finale avec l’enfant qui continue sa ronde, préfigurant la joyeuse apocalypse du monde d’hier et d’aujourd’hui, j’en passe et des meilleurs, préférant, comme Berg et Büchner, rester fragmentaire dans ma chronique. En saluant les magnifiques décors, cercles tournants qui éloignent et rapprochent les personnages, manège de kermesse autant que roue de la fortune. En applaudissant Malin Byström, éblouissante Marie dont le jeu, la technique et le timbre ont livré un condensé de l’histoire de l’opéra ; en rendant hommage aux chœurs et aux acteurs du Estonian Philharmonic Chamber Choir, vibrionnant de vie ; en bissant, last but not least, la performance du London Symphonic Orchestra, jamais pris en défaut du kairos, ce sens du moment et du rythme justes. Le toujours fringant chef a su faire une lecture analytique de la partition, livrant les détails des différents traits avec une précision et une pertinence inouïes, sans jamais pour autant sacrifier l’émotion. Pierre Boulez avait mille fois raison quand il disait que dans la Sainte Trinité Schönberg était le Père, Webern le Saint Esprit et Berg le Fils.

Cosi fan tutte : du côté de chez Sade

Après avoir enfermé en 2017 Carmen dans un asile de fous, Dmitri Tcherniakov récidive en 2023 en confinant les amoureux de Cosi fan Tutte dans un huis-clos échangiste, tenu par un vieux couple de libertins. Mais tel est pris qui croyait p(r)endre, et Don Alfonso sera victime de sa propre mise en scène où Tcherniakov convie le spectateur à ce qui pourrait s’intituler « Le week-end de Sodome » : tel le divin marquis, il soumet ses victimes à un subtil jeu du désir de domination et de cruauté, de violence d’abord feutrée et jouissive, ensuite mortifère, et enfin létale. Eros se fait Thanatos, et Dorabella s’appelle Juliette quand Fiordiligi se fait Justine.

On a tout dit de l’impossibilité de monter cet opéra après la vague #MeeToo, de l’invraisemblance psychologique de l’intrigue, de la beauté sublime aussi de la partition et de la subtile (re)conjugaison des tessitures de voix qui révèlent la face inconsciente des désirs (mis) en jeu, voire, comme ici, mis en joue. Car, comme le marquis de Sade, Tcherniakov flingue à coups de carabine, tirés par Despina, la morale bourgeoise du dix-neuvième siècle et aussi et surtout la néomorale petite-bourgeoise du vingt-et-unième siècle. Le carnage final convie Chabrol et les sœurs Papin, et quand Despina, la désormais ex-soubrette, s’interroge : « si eux, ils le peuvent, pourquoi nous, nous devrions nous en priver ? », la révolution sociale épouse la révolte féministe.

Thomas Hengelbrook, à la tête de ses aix-cellents chœur et orchestre Balthasar Neumann, tout comme les cantatrices et chanteurs, rendent à César ce qui lui appartient, en faisant entendre une musique si exquise qu’elle finit par l’emporter sur le regard pervers (mais combien lucide) de la mise en scène. Qu’importe si la fougue et la virtuosité de la passion juvénile ne sont plus au rendez-vous, Tcherniakov ayant choisi à dessein des voix (légèrement) au delà de leur maturité. Au fil des ans, iels ont tellement intériorisé leurs rôles qu’iels sont devenus des mozartiens dans le sens plein du terme qui font jouir et réfléchir. Ah, s’ils faisaient tous comme ça !

Faggottitude

Avec leur pièce The Faggots and their Friends between Revolutions Philippe Venables (compositeur) et Ted Huffman (auteur et metteur en scène) ont sorti un petit chef d’œuvre de derrière les fagots, soit dit sans aucun, mais vraiment aucun, jeu de mots, une sorte d’OMNI, d’objet musical non identifié, d’OSNI, d’objet sexuel non identifié aussi et surtout, qui brouille les hiérarchies et les frontières, entre femme et homme, puissant et faible, artiste et spectatrice, mythe et histoire, théâtre et danse, parole et musique et, last but not least, entre le Festival d’Art Lyrique d’Aix et le Festival de Théâtre d’Avignon. C’est un no man’s land lyrique qui devient un all wo-man’s land, tiré du livre culte éponyme paru en 1977 sous les plumes de Larry Mitchell et Ned Asta. Cette pièce qui n’est pas ni-ni, mais plutôt mi-mi, voire et-et, raconte l’histoire d’un paradis mythique où l’humanité est une et un-divisée, « neutre » dirait Roland Barthes, dont le cours éponyme, donné en 1978 au Collège de France, vient opportunément de sortir. Après une révolution qui sépare les femmes et les hommes, ces derniers prennent le pouvoir, reléguant les sexes « faibles » (femmes, queers, etc) dans les rôles subalternes. Il s’en suit une espèce de social-démocratie où ces soi-disant faibles s’accommodent tant mal que bien de la situation, avant de prendre le pouvoir et d’instaurer une société généreuse de partage, de jouissance sexuelle et esthétique, de fraternité et de sororité, une société qui ne va pas céder sur son désir, comme on disait en 68.

Nous assistons alors à un kaléidoscope visuel et auditif où les quinze acteurs, chanteuses, musiciens et danseuses se livrent à d’antiques bacchanales, d’orgies de paroles et de musiques qui mêlent le baroque et le classique, le contemporain et le populaire. Il faut voir ce diablotin de Yandass virevolter d’une à l’autre, réciter sa révolte et chanter sa joie ; entrer dans le jeu de Kit Green, personnage mi-homme, ni-femme, qui promène lascivement sa longue silhouette pour venir séduire la foule ; tomber sous le charme féminin (mais oui) de Deepa Johnny, mezzo-soprano au timbre envoûtant, admirer Yshani Perinpanayagam, qui dirige de ses claviers tout ce joyeux monde. Le peace and love des années soixante ressuscite, purgé de sa naïve hippitude pour incarner une faggottitude bien actuelle qui retourne l’insulte (faggott étant l’injure anglaise pour pédale) pour en faire une fierté, voire une joie de vivre, un peu comme Senghor, Césaire et Fanon l’ont fait pour le mot nègre. Nous sommes tou.te.s des nègre.sse.s et vive les faggotts !

Picture a Day like this : Kindertotenlied

Onze ans après leur succès planétaire de Written on Skin, George Benjamin et son « librettiste » Martin Crimp ont fait (presque) aussi bien avec Picture a Day like this. Ce Kindertotenlied ni contemporain, ni classique, mais « unzeitgemaess » dans le sens nietzschéen du terme, raconte l’histoire d’une mère orpheline de son enfant dès après qu’il avait « commencé à faire des phrases complètes. » La résilience, comme on dit aujourd’hui, lui dicte de demander un bouton à une personne heureuse, afin de récupérer son enfant. Elle rencontre un couple d’amants (magnifique dans leur pose digne d’une sculpture baroque d’un Michel-Ange), un artisan fou qui réclame sa dose de Largactil (extraordinaire John Brancy), une compositrice limite hystérique (autoportrait ironique de Benjamin), un collectionneur en (con)quête d’amour, mais à chaque fois la désillusion est au bout de la rencontre. La femme finit par arriver dans le jardin enchanté de Zabelle, incarnée par la lumineuse Anna Prohaska qui évolue dans une sorte d’aquarium imaginée par le vidéaste Hicham Berrada. Elle lui tend enfin le bouton tant convoitée. Nouveau leurre ou bonheur dans le jardin extraordinaire cher à Trenet ? Ce véritable opéra initiatique fait référence autant à La femme sans ombre qui ne peut pas avoir d’enfants qu’à La flûte enchantée où la Reine de la Nuit perd elle aussi en quelque sorte son enfant. Le chant et le jeu de la mezzo-soprano Marianne Crebassa sont parfaits de dignité et de noblesse pleine d’humanité, non dénués d’une certaine froideur distante. George Benjamin himself dirige le Mahler Chamber Orchestra dont les cuivres surtout étaient admirables de précision et d’à propos.

L’Opéra de quat’sous : quand l’humour se fait comique

Wer würde es heute noch wagen die Traviata auf französisch zu singen, die Carmen in spanisch vorzutragen oder gar Pelleas et Melisande auf deutsch zu produzieren ? A firwat nët d’Zauberflöte op lëtzeburgesch ? C’est pourtant ce que Thomas Ostermeyer a osé en produisant le Dreigroschenoper en français. Un Verfremdungseffekt, un effet de distanciation, dans la pure tradition brechtienne en quelque sorte. Et pourquoi pas d’ailleurs, dans la mesure où le chef d’œuvre de Brecht et de Weill tient autant du théâtre que du lyrique, et que cantatrices et chanteurs sont en fait des comédiens. Le directeur de la Schaubühne a donc fort logiquement fait appel à des sociétaires de la Comédie Française qui n’ont pas boudé leur plaisir et se sont surpassés dans le jeu comme dans les numéros de chant. Dommage seulement que l’humour de Weill a trop souvent dégénéré en simple comique de situation et que le cru de la langue brechtienne a plus d’une fois versé dans la vulgarité. Réussite totale par contre du côté de Maxime Pascal qui dirigeait avec maestria son merveilleux ensemble « Le Balcon » où des instruments actuels comme la guitare et le clavier électriques se fondaient parfaitement dans le message populaire du couple Weill/Brecht.

Paul Rauchs
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