Il n‘est pas toujours facile pour un pays de baigner dans les eaux internationales. Quel est le rôle à jouer par l‘Université du Luxembourg dans la réforme de l‘école ?

À quoi peut servir une université ?

d'Lëtzebuerger Land du 11.11.2011

Réformer l’école, c’est difficile, depuis toujours. Même si la société exige tout de l’école, celle-ci ne devrait jamais bouger pour s’adapter à ces exigences, aux yeux de certains.

Pour s’y mettre quand même, il faut de sérieuses raisons et étayer les réformes d’un fonds solide d’observations, d’analyses, de réflexions et d’objectifs. Sur qui compter dans cette entreprise ? Avant tout sur une société ouverte et innovatrice. La conviction que le changement est nécessaire se forge dans une société rendue intelligente par les questionnements et les recherches sur l’enseignement.

Dans cette entreprise, il y a depuis 2003 un acteur incontournable : l’Université du Luxembourg. Fondée en 2003 avec trois facultés, dont celle des lettres, des sciences humaines, des arts et des sciences de l’éducation (FLSHASE), l’Université a un rôle essentiel à jouer dans l’innovation de l’école luxembourgeoise.

Une des cinq priorités de recherche de l’Université du Luxembourg s’intitule « L’éducation et l’apprentissage en contexte multilingue et pluriculturel ». La recherche à la FLSHASE se décline en quatre unités qui s’occupent toutes, à divers titres et avec plus ou moins d’intensité, de l’enseignement.

Emacs (Educational Measurement and Applied Cognitive Science) participe à l’évaluation du système scolaire luxembourgeois, aussi dans le cadre des études comparatives internationales. LCMI (Language, Culture, Media, Identities) entreprend des études interdisciplinaires sur l’éducation. Inside (Integrative Research Unit on Social and Individual Development) intègre dans ses recherches des questions d’évaluation, d’apprentissage des langues et de développement de la jeunesse. Même Ipse (Identités, Politiques, Société, Espace) qui étudie l’évolution de la société luxembourgeoise touche, de près ou de loin, le contexte dans lequel évolue l’école. Enfin, le Fonds national de la Recherche (FNR) choisit et finance des projets de recherche en rapport avec l’enseignement.

Il s’y ajoute des recherches et études internationales auxquelles notre pays participe souvent. L’UE travaille dans le domaine du redoublement et du décrochage scolaire, de la petite enfance ou encore de la mobilité des étudiants et des enseignants. L’OCDE entreprend de grandes enquêtes telles que Pisa (Program for International Student Assessment), Talis (Enquête internationale sur les enseignants, l’enseignement et l’apprentissage) et Piaac (Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes). Le Conseil de l’Europe fait depuis des décennies un travail capital de recherche et de diffusion en matière d’enseignement des langues.

Il n’est pas toujours facile pour un pays de baigner dans les eaux internationales. Certaines études sont mises en cause justement en raison de leur dimension internationale. On y dénonce parfois une approche utilitariste et globalisante. L’OCDE en particulier se voit alors qualifiée – à tort ! – d’officine anglo-saxonne sans considération pour la culture et l’épanouissement personnel, braquée exclusivement sur l’efficacité économique de l’enseignement, comme si la société n’avait pas le droit de s’interroger sur le résultat des moyens mis à la disposition de l’enseignement.

Or, il n’est plus possible aujourd’hui de faire abstraction de cette dimension internationale, tant nos sociétés sont ouvertes. Tout l’art consiste à s’inspirer des meilleures pratiques d’ailleurs pour en tirer intelligemment des solutions à nos problèmes.

Sachant que notre pays est engagé dans un processus de réforme de l’enseignement, il faut se demander si les efforts de la recherche universitaire sont cohérents et convergents par rapport à cette finalité.

Ce n’est pas plaider pour une recherche politiquement orientée voire étroitement nationale que d’exiger un minimum d’utilité des recherches entreprises dans le domaine des sciences de l’éducation et plus largement dans celui des sciences humaines et sociales. Le « du » dans l’Université du Luxembourg marque bien que c’est la seule que le Luxembourg possède, comme un instrument essentiel de notre société. Il est donc permis de s’interroger sur le sens et l’utilité pour l’enseignement de notre pays d’une activité financée généreusement par l’argent public.

Quelles sont les questions qui se posent à cet égard ?

D’abord, il est frappant de constater que dans les instances qui décident de l’argent public de la recherche comme le FNR (conseil d’administration et conseil scientifique) ou de l’orientation de la recherche à l’Université (conseil de gouvernance), on trouve beaucoup de gens très respectables et de haut niveau, mais aucun représentant du ministère de l’Éducation nationale, pourtant grand demandeur d’évaluations et très intéressé à fonder ses projets de réforme sur des données objectives.

Ensuite se pose la question du recrutement de personnels dans les domaines de recherche qui s’occupent de l’enseignement luxembourgeois. La FLSHASE engage du personnel universitaire de renommée internationale dont les dossiers sont certes prestigieux, mais dont l’expertise en matière d’enseignement luxembourgeois est le plus souvent faible.

Qu’en est-il encore des connaissances linguistiques de ces universitaires hautement qualifiés ? Souvent des étrangers qui arrivent fraîchement au Luxembourg sont fascinés par le système linguistique et les pratiques de communication. Mais il ne suffit pas d’être fasciné, il faut savoir, intimement savoir ce qui se passe et si possible pratiquer ce multilinguisme soi-même pour en saisir les conséquences pour tout l’enseignement et la société dans laquelle il se fait. Il est difficilement concevable qu’un chercheur ou un enseignant qui n’a qu’une connaissance superficielle du système linguistique luxembourgeois s’occupe efficacement de sciences de l’éducation chez nous s’il ne saisit pas par la pratique de tous les jours que la question des langues est au centre des problèmes de notre école.

Le 22 septembre 2011 a eu lieu à la Chambre, à la demande du groupe socialiste, une réunion jointe de la commission de l’Éducation nationale et de la commission de l’Enseignement supérieur et de la Recherche1 qui devait examiner « comment les besoins concrets de notre pays dans le domaine de l’éducation sont pris en compte par l’Université du Luxembourg. » Lors de cette réunion, la question du recrutement du personnel universitaire a été soulevée par certains députés. Le doyen de la FLSHASE, Michel Margue, a confirmé « qu’en matière de politique d’engagement au niveau universitaire, il existe une tendance générale et internationale à tenir compte en première ligne du dossier relatif aux activités de recherche des candidats. »

Or, dans ce milieu, une carrière internationale se construit non pas tellement par un engagement de terrain sur des questions concrètes de l’enseignement dans un petit pays, mais bien par des publications dans de grandes revues sur des sujets plus excitants comme par exemple les « Ästhetische Figurationen des Politischen im Zeitalter des Postnationalen »2.

Selon le doyen, pour contrebalancer cette tendance, quelques personnes ont été engagées ces dernières années aux dossiers de recherche plus faibles, mais aux connaissances du terrain confirmées. Le doyen a relevé « qu’il existe encore un certain manque de jeunes universitaires luxembourgeois dans les disciplines visées [et que] la relève académique se formera au cours des années à venir ». On se demande cependant comment de jeunes chercheurs, connaissant le système de l’intérieur et désirant acquérir un doctorat dans ce domaine des sciences de l’éducation, pourront être recrutés par l’Université, étant donné la règle selon laquelle aucun docteur de l’Université du Luxembourg ne pourra être engagé par celle-ci.

Lors de la réunion parlementaire déjà évoquée, le doyen a souligné que « la priorité de recherche de la faculté concerne les sciences de l’éducation. » Pour un observateur extérieur à l’Université, il n’est pas aisé de voir comment s’organise la recherche universitaire en matière d’éducation.

Certes, l’unité de recherche Emacs (Educational Measurement and Applied Cognitive Science) répond à des demandes d’évaluation de projets pilote du ministère de l’Éducation nationale (Neie Lycée) et participe à l’étude des résultats de Pisa3. Ce ministère a signé en 2006 une convention avec l’Université en matière de recherche sur le système scolaire. Mais les moyens engagés par l’Université pour ces tâches de monitoring sont insuffisants. Le professeur Romain Martin qui est un des responsables d’Emacs, reconnaît d’ailleurs que la méthode des projets de recherche est « peu adaptée à ce genre d’études ».

Mais qu’en est-il de la cohérence des autres projets concernant l’école par rapport à l’objectif global ? En 2010, dans l’unité LCMI, on signale d’importants projets, par exemple School transitions from primary to secondary school, avec trois parties substantiellement soutenues par le FNR, trois autres projets de l’Université dont deux projets sur l’école. Dans Inside, on relève des projets en rapport direct avec l’école. Comment sont coordonnées ces entreprises ?

Il manque aussi un véritable travail de diffusion des travaux, sans doute excellents, accomplis à l’Université. Mais il n’y a pas pas d’édition universitaire, ni électronique ni livresque, qui permettrait un accès facile à ces recherches au public averti.

Une question passionnante, c’est de voir comment les réformes, une fois décidées, se concrétisent dans les salles de classe.

Ainsi, par exemple, en 2005 a été engagé le « Réajustement de l’enseignement des langues », sur la base d’une collaboration avec les spécialistes du Conseil de l’Europe qui a abouti à une série de propositions concrètes pour l’enseignement des langues au Luxembourg, le « Plan d’action langues ». Recherche exemplaire dans un domaine crucial de l’enseignement luxembourgeois.

Charles Berg, un des chercheurs luxembourgeois qui a accompagné ce processus, s’interroge sur les effets de ce travail. Il conclut : « Heute (…) wird deutlich sichtbar, dass wir uns von der Vorstellung eines trilingualen Equilingualismus weg bewegen hin zur Akzeptierung eines realistischen und diversen Plurilingualis-mus. »4 Ce qui signifie en clair que nous n’avons plus la prétention d’être également forts dans chaque langue de notre système.

Que se passe-t-il à cet égard dans les salles de classe ? Peut-on affirmer que dans la pratique quotidienne de l’apprentissage des langues, on ne parte plus d’un objectif de maîtrise parfaite de chacune des trois langues du système linguistique luxembourgeois, qu’on ait abandonné des pratiques sélectives par l’écrit au profit d’une approche de la communication écrite et orale, modulable en fonction des besoins des différents enseignements ?

Difficile à dire. C’est la « black box » dont parle l’OCDE quand elle a lancé l’étude Talis (Teaching and Learning International Survey) en 2008 et en 2011, partant du constat que l’on connaît bien l’input (l’argent investi, les ressources humaines engagées, le nombre d’enfants concernés) et l’output (le nombre de diplômés et les niveaux de compétences acquis), mais pas ce qui se passe entre l’un et l’autre. L’étude Talis est justement destinée à avoir des lumières sur la « black box » : l’évaluation (anonyme, évidemment) des enseignants, la formation et le développement professionnel des enseignants, le climat dans les établissements, le rôle de la direction, les principes et les pratiques pédagogiques des enseignants. Le Luxembourg n’y participe pas, étant donné l’opposition de certains syndicats d’enseignants.

C’est un sujet à suivre, et pour cela il faut reprendre la discussion avec les enseignants sur l’intérêt de cette étude. Car il ne s’agit pas de dénigrer les enseignants, mais de saisir comment s’opère le transfert de réformes et ce qu’il faut faire pour adapter les contenus, les méthodes et l’évaluation à de nouveaux objectifs.

À quoi sert donc une Université ? Elle sert à nous rendre plus intelligents, d’abord, et par là à mieux savoir ce que nous devons faire dans l’action publique. Notre respect pour ce que fait notre Université va ensemble avec notre désir de la voir s’engager efficacement dans l’innovation de notre société.

1 Chambre des députés, Commission de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, des Médias, des Communications et de l’Espace et Commission de l’Éducation nationale, de la Formation professionnelle et des Sports, Procès-verbal de la réunion jointe du 22 septembre 2011 avec les représentants de la FLSHASE. Voir sur www.chd.lu, aller sur « Travail à la Chambre», « Recherche d’archives », « Procès-verbaux des commissions », termes dans l’intitulé : enseignement supérieur réunion jointe, avec l’indication de la date.
Ben Fayot
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