Voie de la chimie ou recherche des équilibres naturels ? Le monde agricole est loin d’être unanime sur la meilleure façon de s’occuper de ces sols

L’agriculture, terre de discorde

d'Lëtzebuerger Land du 02.08.2024

Parler des sols, une drôle d’idée ? Sans doute, mais parions que ce thème prendra de l’importance à l’avenir. Ce serait une excellente nouvelle. Qu’est-ce qu’un sol ? Le Larousse nous dit « 1. Couche superficielle de l’écorce d’une planète tellurique : Sol lunaire » et « 2. Couche superficielle de l’écorce terrestre considérée quant à sa nature ou à ses qualités productives. » Le Trésor de la langue française le définit ainsi : « Partie de la croûte terrestre, à l’état naturel ou aménagée, sur laquelle on se tient et se déplace. »

En fait, tout le monde croit savoir ce qu’est un sol, sans que personne ou presque ne se soit vraiment posé la question. Il est là, c’est tout. On vit dessus, on le creuse pour enfouir des parkings ou des caves, on le déplace par camions entiers quand on trace une route, on le malaxe pour faire de la poterie, on le passe cul par-dessus tête quand on laboure… Mais à chaque fois qu’on le triture, qu’on le pellette ou qu’on le transbahute, on se moque pas mal de ce qu’il est. On le voit au mieux comme un matériau, au pire comme une gêne. Sans jamais se dire que sans son sol, la Terre ne serait qu’une boule stérile voyageant au milieu de l’infini dans un silence absolu. Or comme le dit le titre du dernier ouvrage passionnant du pédologue Marc-André Selosse (membre du Collège de France), le sol est à « l’origine du monde ». Rien de moins.

Alors intéressons-nous-y. Cet été, nous en ferons le personnage principal d’une série de huit articles. On le trouvera sous toutes ses formes, de ses caractéristiques biologiques à la spéculation foncière qu’il subit au Luxembourg, en passant par son statut de gardien de la mémoire de l’Homme, puisqu’il enferme aussi les traces de nos plus anciennes pérégrinations. Mais nous débuterons par trois textes qui placeront le sol dans son contexte agricole.

Premier outil de l’agriculteur, le sol est la condition sine qua non de son activité. Pourtant, tous les fermiers ne le voient pas du même œil. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le productivisme a pris la relève d’une agriculture paysanne et vivrière. Dans les grandes fermes en openfield, on parle davantage d’agro-industrie. Le modèle est l’exploitation intensive des ressources naturelles, qui ouvrira la porte à des gains de productivité permettant de gonfler le chiffre d’affaires.

Cycle de cultures

À l’opposé, d’autres agriculteurs n’imaginent pas placer le sol sous contrainte et préfèrent travailler avec et pas contre lui. Ceux qui ont choisi le bio, la biodynamie ou la permaculture ont emprunté cette voie-là, plus soucieuse des équilibres environnementaux. La bonne santé du vivant est la clé de voute de leur travail, qui demande moins (voire pas du tout) de produits issus de l’agrochimie, mais beaucoup plus de travail.

En disant cela, on enfonce beaucoup de portes ouvertes. Mais rien n’est jamais aussi simple. Tom Kass est un agriculteur âgé de la petite cinquantaine, très engagé, installé à Rollingen. Il travaille en biodynamie (certification Demeter), songe avec un soin rare au bien-être animal et il veut partager sa vision d’une agriculture sensible. La Kass Haff est une ferme pédagogique qui accueille 350 groupes par an. Un jardin d’enfants et un magasin Naturata sont également installés au cœur de l’exploitation.

Le sol est pour lui un sujet primordial. «  Il y a deux démarches contradictoires », développe-t-il. « D’un côté, on sait que la terre est une couche fine, fragile, un bien limité et précieux qu’il faut impérativement conserver et même améliorer pour la léguer dans de bonnes conditions aux générations futures. Et de l’autre, on nous dit qu’il faut produire davantage pour nourrir la planète. Mais combien d’hectares agricoles sont perdus chaque année à cause de l’urbanisation, la désertification, la salinisation ou l’érosion ? Ce sont des conséquences de l’activité humaine », remarque-t-il. L’Homme dans toute sa schizophrénie.

« Cette double attente est un sujet sur lequel, en tant que fermier, je travaille. Moi aussi je veux des récoltes satisfaisantes, mais pas au détriment de la santé de mes sols. Pour cela, il faut respecter des lois. Notamment celles qui laisseront au sol le temps de se reposer en mettant en place des cycles de cultures », poursuit Tom Kass.

Sur ses terres sableuses typiques du centre du pays, posées sur un socle de grès de Luxembourg, les cycles que l’agriculteur met en place ont une amplitude de six ou sept ans. « Les deux ou trois premières années, je vais construire la structure de la terre avec des légumineuses, comme la luzerne, le trèfle, les petits pois ou les haricots, qui vont naturellement attirer l’azote contenu dans l’atmosphère jusque dans leurs racines et, donc, le stocker dans la sol. » À l’issue de cette première phase, il cultivera pendant le même laps de temps les céréales qui alimenteront son bétail : du blé, du seigle, de l’orge ou de l’avoine. « Quand ce cycle est achevé, on recommence à zéro », souligne-t-il. « De cette façon, on construit le sol et on l’enrichit pour qu’il reste productif sans avoir à ajouter d’engrais synthétiques. »

Une étude au long cours ayant débuté en 1978 en Suisse par l’Institut de recherche sur l’agriculture biologique (FIBL) vise à cultiver la même terre sous trois modes de cultures différents (conventionnel, biodynamique, bio-organique). Elle démontre que l’agriculture conventionnelle n’est pas beaucoup plus productive que la biologique. Surtout, les champs en biodynamie et en biologique gardent des taux d’humus et de matières organiques nettement supérieurs. Ils sont de surcroît plus économes en énergie, puisque si l’on calcule la fabrication des engrais et pesticides, elles en nécessitent 19 pour cent de moins pour la même unité de rendement.

Le bio, une croyance ?

Ce tableau est toutefois remis en question par Simone Marx, chef de service et pédologue au laboratoire de l’Administration des services techniques de l’agriculture (Asta) d’Ettelbrück. « Des études récentes montrent que les pesticides n’ont pas l’impact que l’on pensait sur la qualité d’un sol. Qu’un champ soit cultivé en bio ou en conventionnel ne changerait finalement pas grand-chose à la vie dans la terre. La différence se fait davantage sur le travail du sol, sa structure. Plus on le laboure, plus on passe avec les machines et plus on perturbe l’activité des vers de terre, des micro-organismes et plus on casse le réseau de mycélium, ces champignons essentiels à l’absorption des minéraux par les plantes, à travers leurs racines. Or, puisqu’ils ne peuvent pas utiliser d’herbicides, ce sont les agriculteurs bios qui labourent le plus pour gérer les adventices… »

De là à dire que le sol serait de meilleure qualité chez les agriculteurs conventionnels que chez les bios ? « Il est peut-être encore un peu trop tôt pour l’affirmer, mais je crois que l’on pourrait avoir des surprises », assène-t-elle. Ce serait à contre-courant, mais Simone Marx est tentée par cette vision. Elle, qui ne suit pas du tout les préceptes des époux agronomes français Lydia et Claude Bourguignon, grands spécialistes de la régénération des sols, dont l’expertise est demandée un peu partout dans le monde. Titulaires du poireau, l’Ordre du Mérite agricole français, ils alertent depuis longtemps sur l’appauvrissement des sols due à l’utilisation excessive de produits phytosanitaires et proposent des modes de cultures alternatifs qui se sont révélés efficaces. « Ils vendent leurs concepts plutôt qu’ils font de la recherche et sont davantage dans la croyance que dans la science », juge Simone Marx.

La preuve par l’exemple

Guy Krier est également vigneron, président des Privatwënzer depuis 2023. Il a converti son domaine (Krier-Welbes à Ellange-Gare) au bio il y a tout juste quinze ans. « Aujourd’hui, on ne peut pas dire que travailler en bio ne sert à rien »,  s’offusque-t-il. « Il suffit de voir le nombre de grands domaines qui sont en bio ou en biodynamie. Si ça n’augmentait pas la qualité de leurs vins, pourquoi ils se donneraient ce mal ? »

Citons quelques-uns de ces fleurons de la viticulture : le domaine de la Romanée-Conti et Leflaive en Bourgogne, Pontet-Canet, Palmer ou Yquem à Bordeaux, Zind-Humbrecht ou Marcel Deiss en Alsace, la Coulée de Serrant, Richard Leroy ou Fosse Sèche dans la Loire, Chapoutier dans le Rhône, Roederer, De Sousa ou Drappier en Champagne… l’énumération n’a pas valeur de preuve, mais il serait étonnant que toutes ces maisons portées par la recherche de la plus haute qualité se fourvoient.

« Parfois, il faut savoir sortir du côté scolaire. Aller voir ce qui se passe sur le terrain et quitter son laboratoire n’est jamais une mauvaise idée », relève Guy Krier. Avant que je convertisse mon domaine au bio, j’avais une vigne qui ne donnait rien alors que toutes les analyses disaient que mon sol était bon. L’azote, le phosphate, le potassium : tout était correct, mais elle ne poussait pas. Pourtant, dès que je suis passé au bio, cette vigne s’est relancée et, aujourd’hui, c’est l’une de mes plus belles. Je ne peux pas vous dire ce qu’il s’est passé, mais le fait est là, indubitable. »

Guy Krier connaît très bien Simone Marx. « Nous étions à la Jeunesse agricole ensemble », se souvient-il. Mais leurs points de vue sont complètement opposés. « La différence entre un sol en conventionnel et un autre en bio est flagrante », souligne le vigneron. « Chez moi, il n’a pas fallu longtemps pour constater que le sol avait changé, qu’il était beaucoup plus meuble. Ça n’arrive pas par hasard, s’il est plus aéré, c’est parce qu’il contient davantage de vie, de vers de terre, mais aussi de matière organique grâce à la plantation de légumineuses dans les interrangs et à toutes les racines qui restent en place puisqu’on n’utilise jamais d’herbicides. »

Alors oui, il reconnaît que le compactage des sols est un problème. Particulièrement cette année, la plus humide qu’il n’a jamais connue. « Mais nous faisons tout ce que nous pouvons pour limiter les allées et venues, avance-t-il. Par exemple, quand nous passons pour effeuiller, nous fixons aussi derrière le tracteur la machine pour faucher l’herbe pour éviter un roulage supplémentaire. »

Et il faut aussi traiter les vignes, davantage en bio qu’en conventionnel, parce que les produits utilisés ne sont pas systémiques. C’est-à-dire que leurs composés restent à la surface des feuilles, sans pénétrer dans la plante. Après chaque pluie, il faut donc recommencer. « Ce n’est jamais bon de rouler dans les vignes avec le tracteur quand le sol est humide, ça le compacte beaucoup plus que lorsqu’il est sec, regrette-t-il. Cet hiver, je devrais griffer le sol pour l’aérer. Mais ça ne changera pas grande chose par rapport aux autres vignerons en conventionnel. Cette année, je vais passer quatorze fois dans les vignes, mes collègues non bio, douze fois… pas sûr que cela fasse une grosse différence. »

Ces querelles sont l’expression de deux mondes. L’un qui soutient une agriculture dont la quête des rendements est la priorité. L’autre qui veut couper sa dépendance aux grands groupes de l’agrochimie (Bayer, Monsanto…). Chaque camp finance ses chercheurs, qui livrent des études téléguidées. On se doute que les scientifiques recevant les bourses de Bayer Crop Science ne descendront pas en flèche les produits de leur mécène. À contrario, le fait que la réputée université de Geisenheim, en Allemagne, vienne de recruter en mai une professeure pour l’enseignement de la viticulture bio (Johanna Döring) confirme que le sujet est entré dans le champ académique. Geisenheim est d’ailleurs loin d’être la seule à proposer de tels cours.

La discorde perdurera, tant les convictions sont solidement chevillées au corps des uns et des autres. Mais dénigrer les bienfaits du bio, avec l’expérience accumulée et les enjeux environnementaux qui s’amplifient, ne semble pas être un combat très moderne.

Erwan Nonet
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