Éternel recommencement C’est reparti en coulisse. Les discussions sur la convention de service public télévisuel confié à RTL s’opèrent une nouvelle fois dans un climat de doute quant à l’avenir du groupe média au Grand-Duché. En 1994, le banquier belge Albert Frère, actionnaire principal, inquiétait à vouloir que la Compagnie luxembourgeoise de Télédiffusion (CLT) se débarrasse de l’Orchestre symphonique et de la Villa Louvigny. En 2007, le gouvernement obtenait l’ancrage du groupe multimédia qui menaçait de partir en Allemagne, patrie de l’actionnaire devenu largement majoritaire, Bertelsmann, et de ses propriétaires, la famille Mohn. Idem en 2017 alors que la valeur des fréquences concédées par l’État ne compensait plus le coût des programmes en luxembourgeois, malgré les recettes publicitaires. Une juteuse opération immobilière au Kirchberg (Land, 28.04.2017 « Aide d’État cachée ») et une situation géographique au carrefour des marchés, finissaient de convaincre de rester jusqu’au 31 décembre 2030. « Le siège social de RTL Group et de CLT-Ufa reste situé 43, boulevard Pierre Frieden, L-1543 Luxembourg », lit-on dans le contrat de concession qui a pris effet au 1er janvier dernier.
Mais le patron de Bertelsmann et de RTL Group réfléchit aujourd’hui à l’avenir des chaînes diffusées sur le Vieux Continent et des cessions ne sont pas exclues. « La tendance est à la consolidation dans l’industrie de la diffusion. RTL passe en revue les différentes options qui se présentent pour son portefeuille broadcasting avec pour objectif de créer de la valeur actionnariale », explique Thomas Rabe depuis quelques mois maintenant. Figurent parmi ces actifs 48,3 pour cent du groupe M6 (avec 48,3 pour cent de RTL Radio France), RTL Nederland puis, dans la partie « Other segments » de l’organigramme, RTL Belgium, RTL Hungary, RTL Croatia et RTL Luxembourg. Sur la partie gauche du spectre « diffusion » trône Mediengruppe RTL Deutschland avec 35,8 pour cent de RTL Zwei et surtout Super RTL dont le groupe détient l’intégralité du capital depuis le 3 mars dernier. Ces chaînes sont la véritable vache à lait du géant des médias. Les activités outre-Moselle pèsent un tiers des revenus annuels du groupe, soit deux milliards d’euros sur six en 2020. Le marché français rassemble 1,2 milliard, l’américain un, le néerlandais un demi, le britannique 200 millions, le belge 187… et le Luxembourg est inclus dans ces « autres régions » qui collectent 900 millions d’euros de recettes.
Petit parmi les géants Il devient clair que Bertelsmann se concentre sur son marché domestique pour ce qui est de la diffusion. Un interlocuteur proche du groupe nous explique que Thomas Rabe veut devenir un leader mondial, mais qu’il n’a pas la puissance financière pour s’imposer face aux géants du streaming Netflix, Disney, Apple, Amazon (via Prime), ou encore ATT/WarnerMedia qui captent l’audience. Les velléités hégémoniques de l’Allemand natif du Grand-Duché se reflètent aujourd’hui davantage dans l’édition avec Penguin Random House dont les revenus ont augmenté de 27 pour cent en 2020 à 1,9 milliard d’euros, grâce notamment à des acquisitions. La concurrence d’Amazon et YouTube érode, elle, les revenus publicitaires d’année en année. Pour ce qui concerne la diffusion (linéaire et en streaming), la consolidation sur des marchés nationaux ou des bassins culturels bien identifiés permettra une rationalisation des coûts et une subsidiarité pertinente pour adapter les productions à la cible, et donc générer les revenus publicitaires escomptés. « From every corner of the world, for every corner of the world, we connect millions of people every day through our storytelling and our world-class digital expertise, shaping and reflecting the world they live in », écrit sur son site internet la filiale production de RTL, Fremantle. Deutschland sucht den Superstar (d’abord American Idol) ou Gute Zeiten, schlechte Zeiten (d’abord lancée aux Pays-Bas en 1990) sont ses joyaux en Allemagne.
Voilà plusieurs mois que les agences financières, informées en plus haut lieu, mais de source non-officielle, distillent l’idée que M6 est à prendre. Les velléités de cessions sont lâchées de plus en plus explicitement ces derniers jours et surtout, leur périmètre s’étend. En fin de semaine passée, des journaux belges (L’Echo, de Tijd) écrivent que la banque d’investissement J.P. Morgan est mandatée pour vendre les opérations en Belgique, à savoir trois chaînes télé francophones (RTL TVi, Club RTL et Plug RTL sous licence luxembourgeoise), deux radios (Bel et Contact), la régie IP et la plateforme vidéo Play. RTL Group a racheté en décembre 2020 l’intégralité du capital de RTL Belgique. Selon nos informations, RTL Nederland est aussi à vendre. Contacté, le groupe ne dément pas. Au cours de la conférence de presse des résultats de Bertelsmann mardi (augmentation du bénéfice de trente pour cent à 1,5 milliard d’euros, rien que ça), Thomas Rabe répète agir dans le sens de la consolidation avec des champions nationaux, « bien conscient des barrières culturelles ou réglementaires ». Différentes sources et organes de presse identifient de potentiels acquéreurs pour les activités belges et/ou néerlandaises, notamment DPG Media, un groupe de presse à cheval sur les Pays-Bas, la Belgique et le Danemark. Mardi soir, le Financial Times détaille les vœux de la direction de Bertelsmann de voir émerger un champion français M6/TF1, mais le dessein se heurte à des barrières réglementaires, principalement celle du risque de concentration. D’autres investisseurs, comme Bolloré (Vivendi/Canal plus) ou encore le milliardaire des télécoms Xavier Niel se sont alignés, selon le quotidien britannique. Pour ne pas donner l’impression de brader, Thomas Rabe assure pouvoir prendre part à ces alliances. L’impression générale reste néanmoins à un délitement de l’activité diffusion et à un resserrement sur les marchés core. En octobre dernier, RTL a vendu ses activités canadiennes BroadbandTV pour 102 millions de dollars canadiens, en février sa filiale publicitaire américaine SpotX pour 1,17 milliard de dollars.
Kirchberg Symphony Et le Luxembourg dans tout ça ? Le siège officiel du groupe média à Luxembourg ne vacille pas, assure-t-on depuis le siège de facto à Cologne. Les discussions relatives au renouvellement de la convention sur le service public télévisuel assuré par RTL ont débuté voilà quelques semaines. Les termes du texte signé en 2017 sont appliqués depuis le 1er janvier et cette convention est contractuellement garantie (depuis 2017) pour trois ans, avec un versement (par l’État) d’une dizaine de millions d’euros par an. « La permission pour ce programme expirera le 31 décembre 2023 et pourra être renouvelée si les parties se mettent d’accord avant le 1er juillet 2021 », est-il écrit dans une note remise aux membres du gouvernement à l’issue du dernier round de négociations. Si tel n’est pas le cas, l’exécutif peut confier la mission de service public à une autre société qui disposera des installations techniques. Le temps presse donc pour définir les termes de la collaboration. Les concessions de fréquence de l’État à RTL, garanties jusqu’en 2030, perdent en valeur d’année en année avec le développement des réseaux à large bande. (Une concurrence de l’internet également rencontrée par SES, un autre champion de l’économie locale qui diffuse la vidéo par satellite). Or, ces fréquences et licences constituent une contrevaleur (environ cinq millions d’euros de 2021 à 2023) face l’apport liquide apporté par l’État ? Que va-t-il advenir des licences de RTL TVi, Club RTL et Plug RTL émises depuis Dudelange en cas de cession des activités belges ? Idem pour les néerlandaises ? Quid des ondes longues de RTL en France encore écoutées par nos aînés ? L’équation n’est pas aisée. Bien informé car figurant parmi les décideurs de la stratégie au conseil d’administration de RTL Group, l’avocat Jean-Louis Schiltz (qui en tant que ministre avait, en 2007, négocié l’ancrage) se contente de diffuser les éléments de langage du groupe : « Les négociations sur le renouvellement suivent leur cours. Cela se fait dans un esprit de continuité ».
En termes financiers pour Bertelsmann, les activités luxembourgeoises de son groupe média (500 salariés) comptent pour insignifiantes et sont mêlées à d’autres intérêts si bien qu’ils ne sont pas explicités dans le rapport annuel. On y apprend juste qu’au Luxembourg, par la radio, la télé ou internet, RTL atteint quotidiennement 82,1 pour cent des Luxembourgeois (donc des électeurs) âgés de quinze ans et plus. C’est hors-norme (les autres chaînes de RTL génèrent nationalement autour de trente pour cent de part de marché) et interpelant d’un point de vue démocratique… d’autant plus que la prestation du service public radiophonique en langue luxembourgeoise impose non seulement une durée de programmation (de cent heures) ou une limite du volume publicitaire, mais contraint aussi à un engagement de diffusion des « communiqués officiels ». En d’autres termes, le gouvernement s’offre (dans le plus grand secret bien sûr puisque les accords demeurent confidentiels) le suivi de son action sur la radio la plus écoutée des électeurs. Selon des informations concordantes, radios, infrastructures techniques de diffusion (BCE), régie (IP) et sites internet (rtl.lu est le site d’information le plus visité) sont bénéficiaires. Si bien qu’un visage bien connu de RTL City s’est positionné en janvier pour reprendre les activités radio (Eldoradio et RTL Radio) et internet au Grand-Duché. Associé à une poignée d’investisseurs locaux, Alain Berwick, directeur général de 1994 à 2016, a déposé sur les bureaux de Thomas Rabe et d’Elmar Heggen (numéro deux du groupe) une manifestation d’intérêt. L’identité des investisseurs nous est inconnue. Interrogé du fait de sa proximité avec Alain Berwick dans les investissements immobiliers, le promoteur Marc Giorgetti répond, catégorique, «définitivement, c’est pas nous ». Selon une source proche de la direction, celle-ci n’a pas accordé beaucoup d’intérêt à l’offre compte tenu des engagements sur l’ancrage au Luxembourg et la convention de service public. Mais il est un fait qu’avec le plan social entrepris en 2019 pour vider le « corporate centre » de ses cadres, la chute de la valeur des fréquences/licences et la dislocation en cours du marché européen, l’ancrage luxembourgeois ne fait plus grand sens à terme. Dans un entretien accordé au club d’affaires de Paperjam en septembre, Alain Berwick avait déjà fait savoir qu’il y aura « des intéressés » en 2030. Une telle redéfinition du périmètre avec un passage de la radio RTL dans la sphère privée, laissera(it) à 100,7 le champ libre de l’information publique par les ondes. Mais il faudra le cas échéant trouver un nouveau prestataire pour la télé, un gouffre financier en stand alone selon des analyses demandées par le gouvernement. Mais, le passage d’un média si puissant entre les mains de potentats économiques luxembourgeois est-il souhaitable ? Aura-t-on toujours recours aux fréquences en 2030 pour assurer un service public d’information ? Le débat sera mené en temps voulu. Aujourd’hui, selon un membre de l’entourage du Premier ministre, les discussions sur la convention relative au service public (radio et télé) visent l’horizon fin 2030.