Utopia, Utopolis, Kinepolis : histoire d’un long détour et perspectives sur le destin des salles art et essai, la programmation de films luxembourgeois et la VOSTF

Movies, moments, no more

d'Lëtzebuerger Land du 24.07.2015

Nico Simon est le George Lucas du Grand-Duché, passé de la contre-culture cinéphile (THX 1138, American Graffiti pour l’un, Ciné-club 80 pour l’autre) aux blockbusters commerciaux (Star Wars respectivement Utopolis), et finissant enfin par tout vendre à l’empire (Disney respectivement Kinepolis).La comparaison ne l’offusque pas ; au contraire, elle le flatte. L’ex-prof de français reconverti en PDG d’Utopia SA a toujours cultivé un discours antiélitiste, voire anti-intellectuel, refusant le stigmate du « Kunstfilm-Ghetto ». À l’issue des interminables et passionnés débats entre Fundis et Realos (pour ou contre la publicité en avant-programme, pour ou contre le multiplex), Nico Simon finit par s’imposer par une stratégie cohérente, ce fut celle du pragmatisme commercial et de l’arrangement avec le système. Son éducation managériale, il l’a faite au contact de la branche. Il avait gagné la confiance des distributeurs bruxellois, pris tôt le pari du multiplexe, fait entrer les Belges de Kinepolis dans le capital d’Utopia SA (qui en ressortiront – provisoirement – en 2000) et transplanté leur modèle hyperfonctionnel au Kirchberg. À l’inverse de Kinepolis – et cela fut son coup de génie, sa grande trouvaille – Simon inventa le centre commercial dans le cinéma ; au lieu du classique cinéma dans le centre commercial.

Depuis l’annonce qu’un accord de principe sur le rachat d’Utopia SA par Kinepolis a été trouvé, Nico Simon court dans tous les sens, stressé mais content. Qu’un des plus grands acteurs de la branche ait jeté son dévolu sur sa chaîne de cinémas, il le prend comme un hommage. En 2014, Utopia SA avait totalisé 3,4 millions d’entrées (Kinepolis : 19,7 millions) et réalisé 7,5 millions de bénéfices avant intérêts et impôts (Kinepolis : 74,3 millions). Dans la salle de conférence ultra-climatisée de l’Utopolis, Simon énumère mécaniquement les options sous forme de trois scénarios : « Ne rien faire, arrêter de nous développer et mourir lentement ; investir énormément et devenir un grand joueur, avec le risque de se diluer et de devenir non-significatifs dans l’actionnariat ; passer le flambeau à un grand groupe ». De nouveaux prêts, de nouveaux risques ? Utopia n’avait ni l’énergie ni les ressources pour continuer à croître. La génération des fondateurs est fatiguée. Elle songe à la retraite.

Non, répète Simon, Utopia n’aurait pas été à la « recherche active » d’un repreneur. Ce serait Kinepolis qui, « vers la fin de l’hiver », l’aurait approché, et non l’inverse. La plupart des actionnaires savaient que cela allait arriver – lors de la dernière AG, un horizon de cinq à six ans avait été évoqué –, or peu s’attendaient à ce que tout aille si vite. Simon ne veut s’exprimer sur le montant du rachat, mais l’offre de Kinepolis semble avoir été très généreuse. « Une opportunité, glisse Simon, dont on ne sait pas si elle se représentera dans quatre, cinq ou six ans. » « C’est loin d’être un échec, souligne également Joseph « Joy » Hoffmann. Il ne s’agit pas d’une OPA hostile. Nous aurions très bien pu dire ,non’. Mais Kinepolis est de loin la meilleure solution. »

Kinepolis est le fier inventeur du « mégaplexe » qui avait déclenché le deuxième boom du cinéma. En 1988, ils furent les premiers au monde à ouvrir un gigantesque complexe de 25 salles, le Kinepolis Bruxelles. Le groupe a également un pied dans la distribution (Kinepolis Film Distribution) et dans les affaires immobilières. Depuis quelques années, Kinepolis s’est lancé dans une shopping spree à travers l’Europe. Rien qu’en 2014, la firme a racheté des cinémas à Alicante, Madrid, Huizen, Groningen, Enschede, Rotterdam, Nieuwegein, Utrecht, Dordrecht, Breda et Brétigny-sur-Orge. Géographiquement, le rachat d’Utopia SA s’insère donc parfaitement dans la stratégie de conquête du marché Benelux. En Belgique, Kinepolis renforce sa position d’acteur dominant, au point que le groupe doit attendre le feu vert de l’Autorité belge de la concurrence. Pour rappel : Le Grand-Duché est le seul pays de l’Union européenne à ne pas s’être doté d’un contrôle des concentrations. Reste qu’une enquête préliminaire sur le marché du cinéma est actuellement en cours au Conseil de la concurrence, une énième prolongation de la tenace hostilité qui oppose le petit exploitant Raymond Massard (Caramba) à Utopia SA.

Auprès des 250 salariés d’Utopia SA (dont 80 au Luxembourg), la nervosité s’installe. « Les gens partent en vacances avec un sentiment d’incertitude », estime Pierre Schreiner, secrétaire central du Syndicat imprimeries, médias et culture de l’OGBL. La direction d’Utopia SA ne communique qu’au compte-gouttes sur le deal qui est peaufiné en huis-clos. Juste ceci : Le contrat de vente ne contiendra pas de clause anti-licenciements. Les services programmation, marketing ou comptabilité seront-ils transférés à la centrale bruxelloise ? « Il y aura probablement des redondances », estime Nico Simon. Mais le travail local comme la programmation et le marketing continueront à jouer un rôle important. Kinepolis gère des cinémas en Espagne, or ils ne décident pas à Bruxelles quels films joueront à Madrid, ni comment traiter avec les autorités ou avec la société civile espagnoles. Chez Kinepolis, il y a une certaine sensibilité de s’adapter au local. »

Ce message doit autant rassurer les salariés que les producteurs de films qui dépendent du quasi-monopoliste Utopia SA pour voir leurs films projetés dans les salles de cinéma. « Si la programmation se fera à partir de Bruxelles, ce sera un grand problème », estime Claude Waringo, co-gérant de la firme de production Samsa. Or, le producteur reste dans l’expectative, et dans le diplomatique : « Abwarten und Tee trinken… Nous espérons simplement que nous rencontrerons des gens qui deviendront des partenaires comme Utopia l’a été. » En « off », après trois décennies de « conflits constructifs », on entend dans la branche le début d’une nostalgie pour le « partenaire Nico ». La perspective de se voir barrer les chemins courts et de devoir composer avec Bruxelles n’enchante guère.

La quarantaine d’actionnaires de la première heure, regroupés dans Utopia Management, pourront mesurer leur retour sur investissement d’ici peu. Au 31 décembre 2013, ils détenaient 521 437 actions d’Utopia SA sur un total de 1 050 000. (En 2014, lors du squeeze out, la valeur d’une action d’Utopia SA avait été estimée par un expert indépendant à 44,73 euros.) Pour ce noyau dur, la vente d’Utopia SA vient à un moment propice. Ils avaient investi jeunes (et, pour certains, beaucoup), pour tenir à flot le projet commun. Face à la commercialisation d’Utopia SA, les bénévoles se retirèrent de la gestion quotidienne, faisant seulement des apparitions aux AG annuelles. Leur rente prenait la forme de tickets d’entrée gratuits. Sur les dernières décennies, peu de dividendes furent versés, l’argent étant réinvesti pour financer l’expansion. Aujourd’hui, le rachat permettra à la bande grisonnante du Ciné-club de financer les études des enfants ou d’acquérir cette résidence secondaire dans le Sud. Quant à l’autre moitié d’Utopia SA détenue par la Compagnie luxembourgeoise de navigation (CLdN) – appartenant aux Cigrang, une des dix familles les plus riches de Belgique qui fait transiter une partie de ses activités financières par le « pavillon maritime » luxembourgeois –, le choix ne sera pas émotionnel, mais suivra une logique d’investissement purement financière. Garder le contrôle sur le groupe aura été la grande obsession de Nico Simon. Audiolux, Sofindev, Luxempart et la CLdN allaient et venaient, les actionnaires « historiques » maintenaient leur bloc. Lorsque Luxempart sortit de l’actionnariat, Utopia Management prit un prêt pour racheter les parts. Les compagnons de route du CC80 qui vendaient des actions à l’autre côté étaient considérés comme des transfuges et traîtres.

La compulsion expansionniste d’Utopia SA buta sur des limites. L’entrée – mal conseillée – sur le marché néerlandais fut ainsi un fiasco financier qui pèsera plusieurs années sur la rentabilité du groupe. Ce choc eut pour effet bénéfique qu’Utopia SA attendit quelques années avant de reprendre le cinéma de Belval, laissant à Raymond Massard le soin de jouer à l’opening manager dans un paysage post-industriel encore largement désert. Quasi chaque promoteur lançant un nouveau centre commercial finit par approcher Utopia SA pour la prier d’y installer un multiplexe et d’endosser le rôle d’aimant de consommateurs. Un moment, le bruit avait même circulé que Kinepolis allait débarquer sur le Ban de Gasperich. Une rumeur que Nico Simon dit n’avoir jamais prise au sérieux : « Nous connaissons le marché, nous savons combien il peut supporter. À moins d’être totalement incompétent et de ne pas savoir calculer, personne ne l’aurait fait. Car, pour être rentable, il aurait fallu un cinéma qui soit au moins aussi grand que l’Utopolis Kirchberg. Alors celui-ci n’aurait plus marché, mais l’autre non plus. »

Aujourd’hui, Utopia SA compte treize cinémas et 91 écrans dans quatre pays, de Longwy à Den Helder. Au point où Le Soir écrivait cette semaine sur le « néerlandais Utopolis ». Pour les actionnaires de la première heure, les cinq cinémas aux Pays-Bas, les quatre en Belgique et le multiplexe lorrain restent une entité abstraite. Quasiment personne n’y a jamais mis les pieds. Pour beaucoup, le petit cinéma de quartier du Limpertsberg restait la raison d’être – sinon la justification morale – du royaume transfrontalier Utopolis. « L’argument était toujours : Si nous ne le faisons pas [bâtir un multiplexe, ndlr], quelqu’un d’autre le fera, et alors l’Utopia s’enfoncera. On finira alors comme le petit truc à côté du grand truc. Cela ne pourrait pas fonctionner, nous devrions donc aussi être grand pour garder le petit », se rappelait Viviane Thill dans une interview accordée à l’historien Yves Steichen. Quels seront les chances de survie du « cinéma sans popcorn » dans l’univers snack-bar de Kinepolis ? Une fermeture paraît improbable, du moins dans l’immédiat. Difficile d’imaginer Kinepolis se mettre à dos le public bourgeois et les autorités politiques. Garder ouvert l’Utopia serait une preuve de good will, estiment de nombreux actionnaires contactés. Et, bien que synonyme de blockbusters, Kinepolis se paie le luxe de gérer également quelques petits cinémas d’art et essai.

« Même si ce n’est pas la cash-machine, Utopia ne perd pas d’argent », dit Nico Simon. La matrice d’Utopia SA s’est mutée en cinéma de retraités. Mais si la vieille tante du Limpertsberg survit, c’est aussi grâce aux financements croisés de sa nièce de l’autre côté du Pont Rouge. Utopolis Kirchberg est la vache à lait du groupe. Le terrain au Limpertsberg vaut de l’or et Kinepolis étend ses activités dans l’immobilier. Mais, heureusement pour les cinéphiles, Utopia n’est que locataire. Le bail vient d’être renouvelé, grâce aussi à un propriétaire, qui, depuis trois décennies, a anonymement et obstinément soutenu le petit cinéma art et essai. Dans la scène, le débarquement de Kinepolis a réveillé les espoirs de voir se libérer un fragile et indéterminé espace – quelque part entre la Cinémathèque et l’Utopia – pour une salle de cinéma indépendante et « sexy ». Une perspective que l’ascendant des anciens jeunes du CC80 rendait impensable, mais que le streaming et la renonciation à l’expérience collective du cinéma rend improbable.

L’incertitude flotte également sur le devenir du Centre de diffusion et d’animation cinématographique (CDAC), créé en 1978 – donc au même moment que le CC80 – dans le but de promouvoir les cinémas régionaux. Le réseau englobe six cinémas (Orion, Scala, Sura, Prabbeli, Cinemaacher et Ciné Starlight) dont la gestion quotidienne est assurée par des bénévoles d’asbl ou des fonctionnaires communaux. Utopia SA s’occupe de la programmation en louant ses services d’intermédiaire et son pouvoir de négociation auprès des distributeurs belges, garantissant ainsi aux petits cinés régionaux un accès aux grands circuits internationaux. Dans un mail, le président du CDAC Robert Bohnert se dit confiant que la collaboration continuera : « Nous ne sommes pas une concurrence, au contraire, nous apportons le cinéma aux gens. Également à ceux qui, sinon, ne seraient jamais allés au cinéma. » De nouveau, Nico Simon ne veut « pas parler au nom » des repreneurs, ni « s’immiscer » : « Kinepolis vérifiera que le contrat est en ordre et se demandera s’ils ne vont pas y perdre de l’argent. Je ne vois pas pourquoi ils y mettraient un terme. »

Le multilinguisme comme marqueur identitaire trouve son expression cinématographique dans les versions originales sous-titrées en français (VOSTF). L’arrivée du belge Kinepolis (à l’inverse du français UGC ou de l’allemand Cinemaxx) ne risquera pas d’y changer grand-chose, les films jouant également en VO en Belgique. Mais ce sera moins l’offre de Kinepolis que la demande des clients luxembourgeois qui subvertira la tradition. Car, dès qu’on sort de la Ville de Luxembourg, la tendance va vers les VA, les versions synchronisées en allemand. « La situation linguistique est totalement différente de ce qu’on pourrait penser ou, plutôt, de ce que veulent admettre l’intelligentsia et les bien-pensants », estime Nico Simon. Ainsi, au Utopolis Belval et au Ciné Starlight de Dudelange, les VA font plus d’entrées que les VO (ou les VF). Le public populaire et les jeunes préfèrent la version synchronisée en allemand. (Quant aux résidents portugais, ils vont très peu au ciné.) C’est un peu le paradoxe de l’œuf et de la poule : Utopia SA répond-elle uniquement à la demande, ou, en mettant à disposition l’offre, contribue-t-elle à déshabituer les spectateurs des sous-titres ?

Une bande de nerds qui, pour protéger le cinéma des exploitants internationaux à la programmation commerciale, finirent par en constituer un eux-mêmes, avant de se faire avaler par un autre, plus grand. De la promesse Utopia en 1984 au deal Kinepolis en 2015, en passant par l’épisode Utopolis, a posteriori, l’histoire apparaît comme un long détour débouchant sur l’inévitable. La vente d’Utopia SA, un des « fleurons » de l’économie luxembourgeoise, fut-elle une fatalité ? Ne s’agissant pas d’une entreprise familiale, il n’y aurait pas eu de « succession naturelle », dit Nico Simon. Or Utopia SA est peut-être devenue victime de son propre succès. Le projet ayant emprunté la voie purement commerciale, il était devenu impossible de se l’approprier. Quel intérêt – sinon financier – une nouvelle génération de cinéphiles aurait-elle bien pu y trouver ? Le CC80 avait été un incubateur de critiques de cinéma et d’exploitants de salle, un peu comme l’avait été le Schluechthaus eschois pour les producteurs et réalisateurs. Du premier sont sortis Nico Simon, Joy Hoffmann, Jean-Pierre Thilges, Pol Cruchten, Paul Lesch, Martine Reuter ou encore Viviane Thill. Le second a produit Andy Bausch, Paul Kieffer, Claude Waringo, Frank Feitler, Paul et Jani Thiltges et Christian Kmiotek. En 1993, dans le mensuel Forum, l’ex-député et journaliste Robert Garcia avait estimé qu’Utopia était « die sicherlich erfolgreichste Basisinititative im kulturellen Bereich ». Or elle s’arrête avec la génération qui l’a lancée.

En 1989 et en 1994, les extensions d’Utopia furent défendues avec des arguments protectionnistes. Dans son mémoire de fin d’études, l’historien Yves Steichen cite Luc Nothum, un des cofondateurs d’Utopia. Celui-ci se rappelait les débats en 1994 autour de l’option multiplexe : « Les rumeurs disaient qu’une boîte étrangère allait venir à Luxembourg pour faire un projet. On a cité les noms des grandes firmes qui faisaient cela à l’époque : UGC, Gaumont... Et bien sûr Kinepolis était aussi intéressé par une expansion. » Après l’ouverture de l’Utopolis, plus besoin de légitimations politiques ; mécaniquement, la logique du marché poussa à l’expansion. En fin de compte, les « utopistes » d’antan auront réussi à consolider (et à monopoliser) le marché luxembourgeois. Aujourd’hui, ils l’offrent à Kinepolis sur un plateau d’argent.

Bernard Thomas
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