Cinémasteak

Sauve qui poudre

d'Lëtzebuerger Land du 26.03.2021

Lors de la masterclass qui se tenait pendant le Luxembourg City Film Festival, William Friedkin citait, depuis sa demeure californienne, l’écrivain Francis Scott Fitzgerald : « Le personnage, c’est l’action ! ». On peut se faire une idée assez précise du sens de cette affirmation en visionnant, à la Cinémathèque de Luxembourg, le film qui fit connaître le cinéaste américain au grand public, French Connection (1971), porté par son incroyable duo d’acteurs composé de Roy Scheider, alors au début de sa carrière, et de l’imposant Gene Hackman, qui remportera l’Oscar du meilleur acteur pour sa prestation. Pas une seconde ne passe en effet sans que ces deux narco-flics soient en mouvement, l’œil aux aguets, le corps à l’affût, prêt à bondir et à rugir au moment opportun. Ce sont deux lions lâchés dans une jungle urbaine nommée New York, avec ses rues fumantes, lugubres, dévastées par la dope et la misère, loin du paysage aseptisé que lui donnera le maire Rudy Giuliani dans les années 1990. Une autre époque donc, dont Friedkin parvient à capter à la fois l’ébullition (musicale, notamment) et
à célébrer la beauté architecturale de la ville que dévoilent de spectaculaires filatures et courses-poursuites : des ponts suspendus en acier, vestiges d’une révolution industrielle aujourd’hui révolue, à l’elevated train qui s’étend majestueusement le long de Brooklyn. Parallèlement à la fiction, c’est un documentaire sur la forme d’une ville que tourne secrètement Friedkin.

C’est par sympathie pour deux représentants de l’ordre public que Friedkin accepte de réaliser French Connection. Lorsque, en 1968, il se rend à New York pour rencontrer le producteur Philip D’Antoni, Friedkin en profite pour faire la connaissance d’Eddie Egan et de Sonny Grosso, lesquels ont contribué à démasquer en 1961 un vaste trafic international d’héroïne entre la France et les États-Unis. Les accompagnant au cours de leurs rondes, il découvre leurs personnalités très différentes, mais pourtant complémentaires dans leur travail en équipe. Séduit, le cinéaste souhaite filmer leur relation, en particulier la « dynamique » qu’il y a entre eux, précisait-il lors de son entretien avec Philippe Rouyer. Tout au long du film, on sent son empathie à leur égard : quand les malfrats sont par exemple au chaud en train de dîner, il les montre dehors, dans le froid, à avaler en vitesse une misérable part de pizza. De jour comme de nuit, ils veillent, alertes, complètement dévoués à leur mission. Ce n’est plus d’ailleurs un travail, mais un mode de vie à part entière, une vocation religieuse incarnée par deux martyrs justiciers (au détriment de leurs vies privées). Ils donnent corps à un langage physique, innervé, qui se passe le plus souvent de mots. Le scénario comprend donc peu de dialogues, et Friedkin réalise peu de prises pour conférer à chaque scène spontanéité, réalisme, vitalité. « Très souvent, dans le cinéma américain, on fait des répétitions. On veille à ce que chaque détail soit écrit ou dessiné, et on refait des prises à l’infini. Pour moi c’est inconcevable. Ça enlèverait toute vie aux plans ! », déclare le futur auteur de L’Exorciste (1973).

La qualité d’un film se reconnaît aussi à son utilité sociale. French Connection a contribué à mettre en lumière un trafic à grande échelle, rendu possible à cause de certaines complaisances gouvernementales. Une vedette de l’ORTF (Jacques Angelvin, pour ne pas le désigner) est impliqué dans le business, sa Buick bourrée d’héroïne. Mettant à profit son passé colonial, la France importe de l’opium en masse via le port de Marseille, jusqu’à devenir le principal fournisseur d’héroïne des États-Unis. Non sans quelque amertume, le film se termine en soulignant l’impunité des malfrats : l’un des parrains, Joël Weinstock, a été relaxé pour manque de preuves ; un autre boss vit toujours en France. D’autres ont été condamnés avec du sursis. Dans leur combat, Eddie Egan et Sonny Grosso sont bien seuls. Ils ont été, depuis, mutés dans un autre service.

French Connection (USA, 1971), vostf, 104’, sera présenté le vendredi 26 mars à 19h à la Cinémathèque de Luxembourg

Loïc Millot
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