Nominations, prix, ventes et presse internationales : le cinéma luxembourgeois connaît une période dorée malgré les difficultés liées à la pandémie

Le monde d’après sur un plateau

Le tournage de la deuxième saison de Capitani est en cours
Photo: Hadrien Friob
d'Lëtzebuerger Land du 26.03.2021

Symbole Début mars, alors que la Berlinale s’achevait avec une 71e édition entièrement digitale, le Luxembourg City Film Festival attirait les regards jaloux de la presse européenne lors de son ouverture bien réelle, avec un public (certes clairsemé, jauge maximale de cent personnes oblige) en chair et en os. « Au Luxembourg, le cinéma redevient une réalité », titrait par exemple le Figaro. « Première européenne depuis un an : un festival avec public s’est tenu au Grand-Duché de Luxembourg », renchérissait la RTBF. Un an après l’arrêt forcé du festival quelques jours avant son terme, il y avait là un beau symbole que chacun soulignait et commentait. Ainsi, Georges Santer, président du festival, concluait son discours par « Voilà une belle publicité pour le Grand-Duché qui fait trop souvent la une des médias dans le domaine financier. »

Progressivement, le secteur audiovisuel est devenu un élément flatteur de l’image du Luxembourg à l’étranger et a récemment fait plus pour le nation banding que les campagnes publicitaires plus ou moins bien senties diffusées dans les médias internationaux. « Un ministre que je ne nommerai pas m’a dit que Capitani avait été cité lors d’une réunion européenne », relate Claude Waringo de Samsa Film, le producteur de la série désormais diffusée sur Netflix avec un succès « difficile à analyser » dans des pays aussi variés que l’Argentine, la Grèce ou la Pologne. Ces derniers mois, les coproductions luxembourgeoises ont connu des réussites sans précédent avec des sélections et des prix dans des festivals majeurs – dont l’Ours d’or du meilleur film à Berlin pour Bad Luck Banging or Loony Porn du réalisateur roumain Radu Jude coproduit par Paul Thiltges Distributions – des nominations pour des compétitions prestigieuses, parfois remportées. Ce fut le cas de Deux, réalisé par Filippo Meneghetti et coproduit par Tarantula Luxembourg nommé aux Golden Globes (comme Wolfwalkers) avant de remporter le César du meilleur premier film. Cerise sur le gâteau, Wolfwalkers de Tomm Moore et Ross Stewart, coproduit par Mélusine Productions et Collective d’Alexander Nanau, film coproduit par Samsa Film, sont nommés aux Oscars, dans la catégorie meilleur film d’animation pour le premier et à la fois comme meilleur documentaire et meilleur film en langue étrangère pour le second.

« Il ne faut pas s’attendre à une telle moisson chaque année », prévient Guy Daleiden, directeur du Film Fund qui rappelle que le Luxembourg (co)produit une vingtaine de longs-métrages chaque année, chiffre à mettre en regard des presque 300 films français ou les 1 800 films européens (et presque autant d’américains) produits chaque année. « C’est un cru exceptionnel, mais c’est aussi un signe que le secteur progresse dans sa professionnalisation et dans ses capacités à attirer de bons projets », souligne-t-il. Dans les prochains mois, on verra ainsi le Français Bertrand Mandico (avec un projet assez dingue de quatre films, court, long, animé et en VR, intitulé Conan la barbare, coproduit par les Films Fauves), l’Autrichienne Marie Kreutzer (avec Corsage autour de l’Impératrice Sissi, avec Vicky Krieps dans le rôle principal, coproduit par Samsa Film), l’Allemande Emily Atef (pour Plus que jamais, un drame qui se situe en Norvège, encore avec Vicky Krieps, encore Samsa Film) tourner au Luxembourg. Des réalisateurs et réalisatrices peut-être pas très connus, mais reconnus pour la qualité de leurs films précédents. Chacun de ces films s’est vu attribuer au moins un million d’euros d’aide à la production par le Film Fund, ce qui représente entre vingt et quarante pour cent du budget global, selon les projets. (Pour mémoire, le Film Fund soutient le secteur avec un budget de trente millions d’euros par an, distribués en aides au développement, à l’écriture, à la production et à la promotion selon les décisions du comité de sélection sur la base de critères culturels, sociaux et économiques.)

Silence Pour percevoir l’aide à la production, il faut que les films soient produits et puissent donc se tourner. La pandémie a évidemment marqué un coup d’arrêt des tournages lors du confinement du printemps 2020 où plusieurs films ont été stoppés et leurs équipes remerciées. Une petite dizaine de tournages ont été interrompus ou n’ont pas pu commencer. En comptant 80 à cent personnes par film, certes parfois les mêmes, ce sont quelque 500 personnes qui se sont retrouvées sans travail. Certains avaient des contrats à durée déterminée et ont pu bénéficier du chômage, mais bon nombre d’indépendants ont dû compter sur les indemnités, puis les aides spécifiques. Le Film Fund a mis en place une aide structurelle pour les sociétés de production : 10 000 euros non-remboursables (dont 17 sociétés ont bénéficié) et jusqu’à 250 000 euros d’avance remboursables (2,4 millions d’euros ont été prêtés à quatorze sociétés).

Depuis l’été, les tournages ont pu reprendre grâce à la mise en place d’un protocole sanitaire strict en accord avec le ministère de la Santé. Au fil des neuf pages de recommandations, on lit qu’il faut : un « référent covid », formé pour l’occasion, les équipements de protections, les tests, le matériel à usage unique, les espaces élargis… Cela représente des coûts supplémentaires non-négligeables qui ont été pris en charge par le Film Fund « pour les films qui n’avaient pas pu le prévoir » et qui font désormais « partie intégrante des budgets des films et donc des montants alloués », explique Guy Daleiden qui cite le chiffre de 2,3 millions d’euros accordés à 19 projets. « On nous a donné certaines libertés pour tourner, il faut s’en montrer responsables. Outre la présence du référent covid qui ne s’occupe que de ça, il y a des prises de température quotidiennes, des lavages de main toutes les heures, des aérations régulières, deux tests par semaine pour toute l’équipe, plus d’espace à la cantine, du matériel spécifique pour le maquillage », détaille Claude Waringo à propos du tournage de la deuxième saison de Capitani qui a commencé mi-mars. Il estime le sur-coût à 190 000 euros pour les douze semaines de tournage prévues (la même durée que pour la première saison, pour le même nombre de douze épisodes de trente minutes chacun). Un sur-coût inclus dans le budget de la série, un peu moins de quatre millions (l’équivalent du budget café des grosses productions américaines, un seul épisode de Game of Thrones a coûté treize millions de dollars).

Monde d’après La pandémie a également des effets sur le contenu-même des films. « Avec Thierry Faber et Christophe Wagner (scénariste et réalisateur, ndlr), on s’est demandé à quoi devait ressembler une série qui sortira en février 2022 et qui se veut actuelle », interroge le producteur estimant que les images « doivent correspondre à la réalité du moment de la sortie ». Sans jouer les devins, la production a opté pour « une époque d’après-Covid où il est encore présent ». Concrètement, cela veut dire qu’on pourra voir certaines personnes portant un masque, mais que les restaurants et les bars seront ouverts. Ce qui arrange bien le scénario qui se déroule en partie dans le monde de la nuit du quartier de la gare. Le producteur veut conserver le suspens sur le contenu de la deuxième saison. « Rayé de la police, Luc Capitani est libéré de prison après trois ans à condition d’infiltrer secrètement le milieu de la nuit du quartier de la gare à Luxembourg », lit-on dans les documents du Film Fund. « Outre l’enquête qu’il mène, on le voit hanté par son passé », ajoute finalement Claude Waringo.

Si Capitani est destiné à la télévision (la série est coproduite par RTL Télé Lëtzebuerg), la plupart des productions luxembourgeoises sont réalisées pour le cinéma (exception faite de quelques séries animées). Là aussi, la pandémie a frappé et contraint à revoir et repenser les règles de la distribution des films. « L’année dernière, l’arrêt du festival de Luxembourg a empêché que certaines productions locales fêtent leur première, soient vues, rencontrent le public et la presse », rembobine Guy Daleiden qui parle d’un « élan brisé à un moment crucial de la carrière du film ». L’absence de festivals, c’est aussi l’absence de marchés, comme ceux de Cannes ou d’Annecy (pour l’animation). « L’impact de la pandémie sera durable, car c’est lors de ces marchés que les projets futurs se mettent en place et se négocient. »

Pendant de longues semaines, les écrans personnels ont été les seuls moyens de voir du cinéma et les plateformes s’en sont frotté les mains. Le projet belgo-luxembourgeois sooner.lu (avec 5 000 films en streaming, dont 300 productions grand-ducales) a ainsi pu se lancer au bon moment. Même si les salles sont aujourd’hui ouvertes, peu de films sont finalement visibles, car le Luxembourg dépend généralement des distributeurs voisins pour les productions internationales. Compte tenu des retards pris dans les tournages et de ces blocages internationaux, il va y avoir un « embouteillage » dans quelques mois. « Il ne faut pas se faire d’illusion, certains films produits au Luxembourg ne sortiront jamais en salle », constate le directeur du Film Fund. « Il y aura trop de films, trop de concurrence de films internationaux et pas assez de salles pour tout montrer, pas assez de public pour tout aller voir ».

En attendant, certains profitent justement de la faible offre pour se faire une petite place. Ainsi, le film Deux a retrouvé le chemin des salles. « Sorti quelques semaines avant le confinement, le film n’avait pas pu connaître une réelle exploitation », commence Donato Rotunno de Tarantula, son producteur et distributeur. « À la faveur du Prix Lumière et de ses nominations aux Golden Globes et aux César, il nous a paru opportun de le présenter à nouveau et d’investir un peu de publicité, sur les colonnes culturelle. » Une manière d’« inviter les gens à retourner au cinéma » et d’offrir une visibilité au film. « On ne s’attend pas à des miracles, notamment parce que la salle où il est projeté ne peut accueillir qu’une trentaine de spectateurs, mais si on double les mille entrées de 2020, ce sera une belle réussite ». Pour l’instant, 700 personnes ont répondu à cette proposition. Samsa vient de ressortir Collective également.

Stratégie Les coproductions luxembourgeoises touchent rarement un très large public, « 3 000 spectateurs est un bon score », selon Rotunno. D’ailleurs, la politique d’aide est considérée comme un soutien au secteur et non comme un enjeu marchand de rentabilité au box office. Cependant, des aides à la promotion sont proposées. Dans le bilan 2019 du Film Fund (celui de 2020 n’est pas encore disponible), on trouve la somme de 324 309 euros (soit un pour cent du budget annuel) avec des montants de 3 000 à 10 000 euros pour les « sorties nationales ». « Pour chaque film que nous distribuons, nous mettons en place une stratégie en accord avec le producteur », explique Donato Rotuno qui distribue non seulement ses productions, mais aussi celles d’autres sociétés luxembourgeoises. « Cela passe par la presse et le publicité, mais aussi par un travail spécifique avec des publics ciblés via des associations, des ambassades, des centres culturels, des écoles... » Il lui faut faire preuve d’imagination et d’inventivité pour donner une place à des films qui sont en concurrence avec des blockbusters aux budgets promotionnels colossaux.

La nuit du 25 avril, on saura si une des coproductions luxembourgeoises en lice sera le deuxième film à rapporter une statuette dorée au Grand-Duché, après Mr Hublot en 2014. « Tout classement est subjectif et tous les prix sont liés aux jurys qui les attribuent », rappelle Bernard Michaux, le producteur de Collective. Aussi, pour attirer les votes des membres de l’Académie des Oscars, il faut « que le film soit vu par un maximum de monde ». Et pour donner plus de visibilité au film, la diffusion sur une plateforme est forcément un plus. Les distributeurs américains Magnolia Pictures et Participant ont réussi à proposer le documentaire sur Hulu, une des plateformes américaines les plus connues et de bonne réputation. Avant cela, le film a été poussé dans de nombreux festivals et a remporté plusieurs prix. La carrière du film est déjà bien tracée. « Il faut communiquer sur ces succès, renforcer l’impact pour qu’on parle du film et des thématiques qu’il soulève », ajoute le producteur qui ne sait pas s’il pourra ou non se rendre à Los Angeles selon les décisions américaines et la chance d’être vacciné. Le Covid a donc des conséquences jusque dans la possibilité d’aller ou non chercher un des prix les plus prestigieux du cinéma mondial.

France Clarinval
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