Préjudice

Festen

d'Lëtzebuerger Land du 05.02.2016

« T’es différent. T’es pas normal. T’es inapte ! » Quand Caro (Ariane Labed) engueule Cédric (Thomas Blanchard), son frère cadet, ses insultes coupent comme une guillotine. Cette journée, elle voulait que ce soit la sienne. Autour d’un barbecue dans le jardin, et malgré l’absence de son frère aîné qui travaille toujours trop, elle voulait annoncer sa grossesse à sa famille réunie pour l’occasion. Une famille bourgeoise, qui habite une belle maison avec un beau jardin. Une famille unie, trois frères et sœurs avec leurs conjoints et un enfant, et les parents, toujours mariés, une mère attentionnée et toujours très belle (Nathalie Baye), et un père certes renfermé mais aux petits soins (Arno Hintjens, le chanteur). Tout semble si parfait qu’on ne se demande pas si, mais quand tout va éclater.

Préjudice est le premier long-métrage du jeune réalisateur français Antoine Cuypers. Produit par Bernard Michaux pour Samsa Film, il a été tourné en grande partie au Luxembourg, à Rodange (facile, c’est un huis clos). Le film vient de recevoir le prix du public au festival Premiers plans à Angers. Comme le repas de famille qui vire au règlement de compte est la matrice de tous les films français – ça cause, ça cause, qu’est-ce que ça cause –, on appréhende un peu lors de la mise en place du repas. Encore un réalisateur qui connaît son Vinterberg, son Pialat, son Haneke, pitié !

Mais c’est alors que Préjudice prend une tournure intéressante. Quand il dépasse le « famille, je vous hais ! » gidien pour atteindre une autre complexité dans les rapports intimes. Parce que la sœur hystérique en quête d’attention et le père effacé qui n’ose pas prendre position, on les a vus mille fois au cinéma. Et même le maniérisme dans la forme – images au ralenti et musique insistante – n’arrive pas vraiment à créer une ambiance. Non, la qualité de Préjudice est dans le rapport entre la mère et son jeune fils.

Car si ce dernier habite encore avec ses parents à plus de trente ans, ce n’est pas parce qu’il a le syndrome Tanguy, mais parce qu’il y a vraiment quelque chose qui cloche avec lui. Cuypers ne dit jamais clairement ce qu’est ce mal-être, tout laisse à penser qu’il s’agit d’une forme d’autisme. Cédric a peur de sortir dans le monde, et pourtant, il ne rêve que de ça. Un panorama alpin que sa mère lui a accroché au mur de sa chambre le fait s’imaginer en Autriche, il a appris toute l’histoire et la géographie du pays par cœur et écoute du yodle à pleins tubes dans sa chambre. Mais sa mère, exaspérée par ses excès de rage et son besoin d’attention, lui refuse ce seul plaisir. Dominatrice, elle pousse le sadisme jusqu’aux humiliations les plus dégradantes, devant tout le monde, tout en jouant les victimes. Ou est-ce l’inverse, c’est le fils ingrat qui provoque constamment la mère, qui ne peut se réjouir pour le bonheur de sa sœur ? Ce n’est jamais très clair et c’est ce qui rend le film intéressant.

Parce que parfois, on a mal avec eux, avec ce garçon adulte mais immature, cette âme d’enfant en quête d’amour dans un corps de sportif. Et avec cette mère qui a tout donné à sa famille, perfectionniste dans la tenue de son ménage et jusque dans la domination de son fils, incapable d’entendre sa souffrance et de saisir la main qu’il lui tend. Alors il y a des moments d’une cruauté très juste, comme cette scène du verre que Cédric cache pour empêcher son neveu de boire quand il a soif afin de montrer comment naissent la frustration et la colère dans un être humain. Et il y a des acteurs absolument époustouflants : Nathalie Baye d’abord, et son constant exercice d’équilibriste entre fragilité et cruauté. Et surtout Thomas Blanchard, tout en tension, qui rend l’ambiance invivable rien qu’en se limitant à regarder l’hypocrisie qu’ils appellent sa vie.

josée hansen
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